Broadway, New York
C'est de cinéma qu'il va être question : de l'écran géant installé par une firme japonaise dans l'artère transversale de Manhattan. Un de nos quotidiens romands évoquait récemment Broadway : "La nuit venue (...) le carrefour s'anime, l'écran s'allume, les haut-parleurs crépitent, les badauds frissonnent, le spectacle commence. C'est un flot d'images colorées (...) que la toile déversera ainsi, du crépuscule à l'aube, sur la foule captivée. Pas de scénario. Pas de mise en scène. Pas de montage. Aucun dessein particulier ne commande le tournage. L'écran montre instantanément ce que la caméra lui livre. (...) Tous les passants s'arrêtent pour voir et contempler. Pour se voir et se contempler. Car les images ainsi projetées ne sont rien d'autre que les leurs, celles de la rue qu'une caméra invisible est en train de filmer. Ainsi, chaque soir, le New-Yorkais défile dans Broadway tout en se regardant défiler sur l'écran. Il arrange son allure selon l'image que le projecteur lui montre. Il prend la main de sa compagne en admirant le sourire radieux que l'écran lui renvoie. Il s'attendrit à l'image d'un enfant filmé en plan américain et attend le gros plan pour être bien sûr que c'est le sien (...). Ainsi grâce à Sony ou Hitachi, le New-Yorkais peut désormais contempler sa propre image, jouir de son propre spectacle et faire son propre cinéma. On me filme, donc je suis (...)"
Et l'auteur de l'article d'évoquer le mythe de Narcisse, qui se mirait et s'admirait dans le reflet des eaux ! Qui en mourrait aussi !... L'Occident meurt-il de narcissisme, en se détournant de la réalité des choses et des êtres "pour ne vivre dans leur image" ? Non seulement le monde autour de nous se réduit à un flot d'images, une accumulation d'instantanés où se succèdent fléaux et défilés de mode, discours des "Grands" et pleurs de la misère humaine...; voilà qu'à Broadway de New York l'individu lui-même perd sa réalité pour n'être plus qu'une image qu'il contemple !...
"Il n'y a plus de rue ni de passants. Plus d'odeur ni de bruits. Il n'y a plus que des images qui défilent sur une toile impitoyable. Si vous apparaissez sur cet écran, c'est que vous existez vraiment" et que êtes bien là, promeneur-spectateur et acteur de la ville moderne !..."
"Si en revanche et par malheur, votre image n'y est pas, vous êtes en droit de douter de votre propre vie !"
(article du Prof. Fawzi Mellah; "Le Nouveau Quotidien", oct. 1991).
Aux Narcisses de la nuit de Broadway, l'Évangile n'a qu'un constat à opposer : "Nous savons que nous sommes passés de la mort dans la vie parce que nous aimons les frères", - nos semblables humains. Qui n'aime pas demeure dans la mort..." (I Jean 3/14)
Encore faut-il nous entendre sur ce qu’aimer" veut dire ! Et c'est là que l'Évangile nous attend, avec la réponse de Jésus sur le plus grand des commandements. Réponse apparemment banale : Jésus reprend simplement deux passages de la Loi de Moise : "Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force !" (Deutéronome 6/5) et "Tu aimerais ton prochain comme toi-même !" (Lévitique 19/18)
Étrange manque d'originalité dans la bouche de Jésus !" J'aimerais pourtant relever trois points de sa réponse, qui restent toujours étonnants d'actualité.
1) En premier lieu, la concentration sur un unique verbe : "aimer". C'est comme si Jésus nous disait : "Entre Dieu et toi, entre ton prochain et toi, il n'y a pas d'autre devoir, pas d'autre règle, d'autre nécessité qu'aimer... Tu n'es pas placé devant une Loi, mais devant Dieu et devant ton prochain !" Ni la piété individuelle ni les pratiques d'Église ne peuvent te dispenser de la question du Christ : "M'aimes-tu ?" (Jean 21/15ss)
Pareillement, aucune loi ni morale ne peuvent te dispenser d'aimer celui/celle que tu rencontres en chemin ! Cela paraît simple... et pourtant !
Combien de fois nous agissons comme ce maître de la Loi qui demandait à Jésus une définition théorique du "prochain" qu'il devait aimer. Une définition pour se rassurer, se justifier, se chercher peut-être une excuse !...
Jésus lui avait raconté l'histoire d'un homme que des brigands avaient laissé à demi-mort sur une route de Judée après l'avoir dévalisé; un prêtre et un serviteur du Temple avaient passé sans s'arrêter avant qu'un voyageur de Samarie s'approche du malheureux et prenne soin de lui... (Luc 10/29ss)
Aimer son prochain n'est pas une affaire de règlements ni de définitions : il en va d'une rencontre en chemin, d'une relation que j'accepte ou que je refuse lorsque l'autre apparaît devant moi.
Face à cette présence que je ne peux prévoir, vais-je m'approcher ou me détourner, choisir le risque ou l'ignorance ?
Il ne s'agit donc pas, dans le commandement de Jésus, d'aimer un "prochain" quelconque, universel... mais sans visage; il ne s'agit pas d'aimer une humanité aussi anonyme que les images qui défilent sur l'écran géant de Broadway, sans que jamais je ne m’aperçoive de leurs rires, de leurs pleurs, de leurs cris ou de leurs silences...
De même, il ne s'agit pas dans la réponse de Jésus, d'aimer un Dieu lointain, le Dieu fictif des raisonneurs ou des rêveurs...., mais le Vivant qui a surgi, - lutteur de l'ombre dans la nuit de Jacob, buisson ardent au désert de Moïse, murmure à peine perceptible sur la montagne solitaire d'Elie... (cf. Genèse 32; Exode 3; I Rois 19).
Et Marc l'indique dans l'Évangile en reprenant le début de la confession de foi du Deutéronome : "Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l'unique..." (Deut. 6/4)
Un Dieu invisible et insaisissable, mais pas anonyme ni indéterminé... Un Dieu qui prend l'initiative : devant lui, il n'en va pas de calculer ni d'imaginer, mais d'abord "d'écouter"...
Le Dieu Vivant qui a pris corps et visage en terre de Palestine lorsque Jésus passait, entre amis et moqueurs, badauds et adversaires...
2) Le deuxième élément que j'aimerais souligner dans la réponse de Jésus, c'est qu'elle se compose, pour Marc et pour Matthieu, de deux commandements semblables et cependant distincts.
Les deux amours sont inséparables, comme le rappelle une lettre de Jean : "Celui qui n'aime pas le frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer Dieu, qu'il ne voit pas ?!... Si quelqu'un aime Dieu, qu'il aime aussi son frère", son prochain !... (I Jean 4/20s)
Commandements d'amour inséparables... et néanmoins distincts. Et cette distinction me semble indispensable à l'un et à l'autre amour !
Si j'aime mon prochain dans la mesure seulement où j'aime Dieu à travers lui, je ne le rencontrerai pas pour lui-même, tel qu'il est. Je risque de l'aimer, non pas comme mon semblable, mon compagnon de route et de vulnérabilité dans la "vallée d'ombre" où nous menacent mort et violence, mais comme un être sans visage, un idéal abstrait d'humanité, une image aussi artificielle que celles qui s'agitent sur l'écran géant de Broadway... Ou bien même je pourrais l'aimer par calcul, comme un moyen pour me rendre utile, indispensable... Aimer mon prochain comme un faire-valoir !
Mais mon prochain n'est pas une figure abstraite; il n'est pas un figurant pour la morale ou la philanthropie ! C'est sans aucune arrière-pensée, sans intention religieuse que je suis appelé à le rencontrer, à l'aimer, - comme ce passant Samaritain que Jésus donnait en exemple : il s'approche du blessé de la route, il fait simplement ce que la situation du malheureux exige, sans prière ni souci d'idéal ! Puis il reprend sa route, remettant son prochain aux soins de quelqu'un d'autre...
C'est pour cela, peut-être que Jésus racontait qu'un prêtre et un serviteur du Temple étaient passés d'abord, indifférents, à côté du blessé, avant que le Samaritain s'approche et lui porte secours : celui qui aime son prochain, c'est justement le seul des trois passants qui n'a aucune fonction religieuse, le seul qui "ne louche pas vers Dieu", comme dit un commentateur !...
Ce n'est pas par amour de Dieu que j'aime mon prochain ! Mon prochain n'est pas Dieu, ni l'instrument, l'échelle par laquelle je voudrais parvenir à Dieu !
Distinguer clairement amour de Dieu et amour du prochain, c'est rencontrer mon prochain pour lui-même, tel qu'il surgit sur mon chemin. Et c'est aussi reconnaître que ma relation avec Dieu m'implique dans ma fragilité, dans mon imperfection d'humain qui a besoin, pour vivre, de plus d'amour qu'il n'en méritera jamais pour services rendus, ni même pour avoir aimé son prochain !
Il y a une profonde différence, une dissymétrie entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain, et la première lettre de Jean l'exprime avec clarté : "Voici ce qu'est l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais Dieu nous a aimés... Nous aimons, parce qu'il nous a aimés, lui, le premier..." (I Jean 4/10,19).
Lorsqu'il s'agit, devant Dieu, d'amour, je dois toujours commencer par un aveu : "nous n'avons pas aimé... je n'ai pas aimé... mais il nous a aimés !" Alors seulement, dans un second temps, nous pouvons ajouter : "Nous aimons... parce qu'il nous a aimés d'abord !" Non pas : "Nous l'aimons", comme si c'était donnant-donnant entre Dieu et nous, mais bien "nous aimons", - un amour qui jaillit en nous d'une source dont Dieu est l'origine, l'énergie initiale : "il nous a aimés le premier..."
S'il m'arrive dans mes relations humaines d'être parfois le Samaritain et parfois le blessé, peut-être aussi l'aubergiste... voire l'un des brigands ! Devant Dieu je ne serai jamais autre chose que le blessé... ou bien encore le brigand !... Et Dieu s'est approché de moi; il m'a aimé, lui, le premier.
3) Et j'en arrive ainsi à un dernier élément de la réponse de Jésus : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même !"
Ce "comme toi-même" a de quoi intriguer ! Est-ce qu'il veut dire, comme pour l'amour de Dieu, "de tout mon coeur, de toute ton âme, de toute ta force"? "Tu aimeras ton prochain pleinement, comme tu aimeras ton Dieu !" Mais ce serait oublier la différence, la dissymétrie que nous venons d'évoquer ! Ou bien faut-il comprendre : "Tu aimeras ton prochain comme s'il était toi, - comme un autre toi-même !" Mais ce serait aimer en m'identifiant à l'autre, - aimer mon amour du prochain plutôt que le prochain lui-même, qui n'est pas mon miroir !...
"Comme toi-même..." J'entends dans ces paroles l'écho, la résonnance de cette autre phrase-clé : "Dieu nous a aimés le premier..." Si je peux aimer mon prochain tel qu'il est, sans calcul ni arrière-pensées, si je peux l'aimer vraiment pour lui-même, en lui-même, c'est que j'ai été d'abord aimé moi-même !
Aimer mon prochain n'est pas une manière de masquer mes multiples défauts, de compenser au mieux mes fautes du passé ou d'assurer mon avenir en me rendant utile : mon amour du prochain ne provient pas d'un manque en moi que je devrais combler : il jaillit de la surabondance d'amour dont j'ai d'abord été aimé !
A la lumière de cet amour reçu, je peux m'aimer moi-même, me regarder sans devenir Narcisse... ni son contraire honteux... Ni la Bête ni l'Ange !...
En aimant mon prochain, je ne fuis pas un "moi" qui serait haïssable; je ne fais pas du "cinéma" pour que l'écran me renvoie de moi-même une image enfin acceptable !...
L'amour dont j'ai été aimé, pleinement et librement, inconditionnellement, - bien avant même que mes lèvres sachent balbutier le verbe "aimer"...-, je peux alors rencontrer l'autre, - avec ou sans majuscules-, lorsqu'il survient sur mes chemins...
Je peux m'approcher de cet autre/Autre, non pas sur la toile géante de la nuit de Broadway, mais ici-même et en plein jour !...
Ce n'est pas le Royaume encore, mais ce n'en est "pas loin" !
"Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, pleinement, de tout ton être ! Tu aimeras ton prochain comme toi-même !"
Et tu n'oublieras pas la source, en toi, de cet amour : "Dieu t'a aimé d'abord, lui, le premier..."
Une femme écrivain de chez nous a condensé cela en quelques mots simples et lumineux d'un poème - d'une prière -, d'amour :
"Lentement
Comme on forme une fleur
Apprends-moi
Les trois humbles voyelles
Du oui"
(Anne Perrier; "Le temps est mort")