"Un roi nu"

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Un beau matin comme celui-ci, Jésus a donc fait son entrée à Jérusalem. C'est beaucoup plus qu'un fait divers d'autrefois, plus même qu'un événement historique : car Jérusalem c'était la capitale, le lieu où se passaient les choses importantes. Et tandis qu'il avait commencé son action dans les coins reculés de la campagne galiléenne, Jésus, en finissant par faire route vers Jérusalem, la grande ville, en préparant son entrée dans Jérusalem ne laisse pas planer le moindre doute sur ses intentions : il entre dans le périmètre des événements qui sont à l'échelle du monde, il veut jouer un rôle dans la vie des hommes de tout temps et de partout : il pénètre donc en particulier aussi dans ton domaine; il investit ton existence, et il t'interroge sur l'accueil que tu veux bien lui faire. Plus précisément, il prend pied chez toi en se faisant annoncer comme un roi. Un roi ! Qu'est-ce à dire, et quel genre de roi ?

Pour le dire en vérité, il faut que je commence par vous remettre en mémoire... un conte, un conte d'Andersen, pour les enfants, que vous connaissez, je pense, pour la plupart.
Il était une fois... un roi, justement, un roi qui aimait particulièrement les beaux habits. Un jour, deux escrocs étaient arrivés à la cour en se présentant comme les tisserands de la soie la plus fine du monde. Une étoffe si fine que seuls les gens intelligents et compétents dans leur emploi étaient capables de la voir. Le roi leur commanda, en payant d'avance, un habit pour sa prochaine apparition en public. Les escrocs se mirent au travail et débitèrent sur leur métier à tisser fonctionnant à vide des mètres de soie imaginaire. Les fonctionnaires du roi, envoyés pour surveiller l'avancement des travaux s'angoissaient de ne rien voir, mais n'en soufflaient mot pour ne pas paraître sots ou incompétents, et ils faisaient au roi des rapports élogieux sur la finesse du tissu. Tout le monde joua le jeu, même le roi le jour où il enfila le prétendu habit, et même la foule quand il défila sous les bravos dans cet appareil. C'est un enfant qui rompit le charme, en s'écriant tout à coup, dans sa naïveté d'enfant, au milieu du cortège : "Mais le roi est tout nu !"
L'évidence sauta aussitôt aux yeux de tous; le roi battit en retraite aussi dignement qu'il put. Quant aux escrocs, naturellement, ils étaient loin... avec l’argent de leur esbroufe.

Chers amis, si vous le voulez bien, retenons cette histoire, et son exclamation : "Le roi est nu !" en filigrane de notre histoire à nous.
Retenons aussi au passage l'épisode que nous avons entendu lire dans l'Ancien Testament : quand le roi David, le plus grand de l'histoire d'Israël, 1000 ans avant Jésus-Christ, avait fait amener solennellement l'Arche de l'Alliance, le coffre sacré, symbole de la présence de Dieu, à Jérusalem, sa capitale nouvellement conquise, et qu'il dansait, en transes devant l'Arche, à moitié nu sous les yeux de la foule ! Là, c'est Mikal, sa femme, et fille de l'ancien roi Saül - qui savait se tenir, lui ! - qui s'était écriée "le roi est nu !" en apercevant David par la fenêtre du palais, et elle était descendue à sa rencontre pour lui faire voir la honte de son comportement : "le roi d'Israël qui se donne en spectacle à ses sujets, pratiquement nu, c'est du propre !"

Mais remarquons qu'à la différence du roi de notre conte d'Andersen, David a agi en pleine connaissance de cause. Son geste de dérision, il le revendique pleinement comme un geste accompli en l'honneur de Dieu. En réponse à la réaction scandalisée de Mikal, il ajoute même : "Je m'abaisserai, je m'humilierai encore plus à mes propres yeux (devant Dieu) - et c'est ainsi que je serai glorieux !"

Voilà pour les rappels, à mettre dans un coin de notre mémoire. Et maintenant, chers amis, revenons à Jésus, qui a fait halte à quelques encablures de Jérusalem, avec sa petite troupe de disciples, un beau matin des années 30 de notre ère.
Aucun doute ne subsiste quant à ses intentions. Cet homme, issu d'un obscur village de Galilée, cet homme parti de rien, si j'ose dire, va forcer l'entrée de la capitale spirituelle du monde en s'y présentant comme un roi, et pas n'importe quel roi mais le Messie : le roi sacré annoncé par les Ecritures du peuple juif, celui qui doit venir changer la face du monde et établir la paix, la justice et le bonheur dans le monde de la part de Dieu.

Jésus choisit soigneusement ses symboles. D'abord, il part du Mont des Oliviers - c'est de là, disaient les Ecritures, que viendrait le Messie. Ensuite, Jésus envoie chercher un ânon et une ânesse (et avec quel ton de maître ! "Le Seigneur en a besoin !" , dirent les disciples au propriétaire des bêtes, et avant que celui-ci soit revenu de sa surprise, ils seront loin avec les ânes) - tout ça parce que les Ecritures disent quelque part que le Messie viendra juché sur un ânon, le petit d'une ânesse. Troisième symbole : Jésus se fait acclamer sur le trajet par la foule de ses partisans qui chantent les psaumes royaux traditionnels d'Israël : "Gloire au Fils de David - Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !". Enfin, et c'est le comble à peine entré dans Jérusalem, Jésus se rue sur le parvis du Temple, bouscule ceux qui vendaient et achetaient les animaux des sacrifices, renverse les tables des changeurs d'argent et des marchands de pigeons. Encore une allusion aux Ecritures, lesquelles annoncent qu'au jour du Seigneur, il n'y aura plus aucun marchand dans le Temple du Dieu de l'univers.
On ne saurait être plus clair. Mais attention ! A ces gestes et à ces symboles de roi, Jésus va en ajouter d'autres qui préciseront l'image qu'il veut se donner, et dans un sens qui laissera le monde pantois. Oui, c'est le plus étonnant de toute l'histoire : Jésus entre dans la ville à la manière d'un roi, mais (pour reprendre l'image empruntée au conte d'Andersen) à la manière d'un roi nu ! Oh ! pas déshabillé (du moins pas encore) : il y a beaucoup de manteaux dans cette histoire, celui que Jésus portait, ceux que les gens avaient tendus sur les ânes, ceux qu'ils mettaient par terre en guise de tapis rouges; mais Jésus, je veux dire, est venu à nous comme un roi dérisoire, sans puissance et sans apparence; un roi "nu".

Voyez plutôt. D'abord le coup des ânes, vous avouerez que comme monture royale, on a fait mieux. L'âne, c'est l'animal que chaque paysan prenait pour aller au marché, ou au puits chercher de l'eau. Et de plus, la citation de l'Ecriture où il est dit que le Messie viendrait juché sur un ânon, le petit d'une ânesse, précisait qu'il viendrait comme un roi doux, débonnaire, sans violence et sans pouvoir répressif. Comme un roi nu, je vous dis !

UIn deuxième signe : Jésus aurait pu attendre un peu avant d'entrer à Jérusalem, le temps de se faire connaître de la population de la capitale. Une image de marque, ça se fabrique, et puis ça se vend, n'importe quel conseiller en marketing vous le dira. Au lieu de ça, Jésus, frais débarqué de sa campagne, fonce sur la grande ville. Alors, forcément, les gens de Jérusalem sont étonnés par ce cortège, et ils demandent : "Qui est cet homme ?" Entendez : "Qui c'est encore, celui-là ?" Et les partisans de Jésus de répondre : "Ah ! Vous ne savez pas ? Mais c'est le prophète Jésus !"
-... ... ?
"Mais oui ! de Nazareth, en Galilée !" Et les gens de Jérusalem de faire la moue : Peuh ! Qu'est-ce qui peut venir de bon de Galilée ? Un roi, ça ? Un roi de pacotille ! Un roi nu !
Enfin, dernier signe : il y a quand même à Jérusalem des gens qui s'approchent, qui adhèrent , qui se laisse conquérir. Qui ça ? Ben c'est écrit en propres termes : des aveugles, des boiteux ! (Jésus, nous dit-on, les reçoit dans le temple et les guérit) et puis des enfants qui reprennent en choeur le chant des disciples : "Gloire au Fils de David." Voilà toute la cour de ce nouveau roi, une vraie cour des miracles ! - une cour digne... d'un roi nu, justement.

Voilà donc, très claire, inévitable, la question que l'entrée de Jésus à Jérusalem ce certain matin-là pose à chacun d'entre nous : veux-tu être de cette cour-là toi aussi ? Veux-tu rejoindre ces aveugles, ces boiteux et ces enfants-là pour faire de ce roi nu ton roi ?
Au moment de répondre, nous sommes avertis par les chefs des prêtres de Jérusalem et les maîtres de la loi. Eux, ils ont compris très clairement l'enjeu de cette entrée du roi nu dans leur sphère d'influence : elle est inadmissible à leurs yeux; elle touche à beaucoup trop d'intérêts dont ils vivent, à trop de valeurs dont ils se réclament.
Alors attention ! Le serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni le sujet plus grand que son roi. Si notre roi est nu, fondamentalement c'est que nous le sommes aussi. Mais pouvons-nous accepter d'être ainsi dévoilés ?

C'est que nous allons dans la vie, vêtus de tant de choses ! Notre réputation, la place qu'on nous reconnaît dans la société de nos semblables, notre situation professionnelle - attention, là : touche pas à ma dignité, je suis quelqu'un ! - ; plus terre à terre, mais non moins important : notre pouvoir d'achat, ah ça, l'argent on se défend de l'avouer, mais, il faut bien reconnaître que, comme le roi du conte d'Andersen, nous sommes bien persuadés que l'argent que nous dépensons nous donne de l'étoffe ! et puis toutes ces choses qu'on n'a que pour un temps mais qui comptent tant pendant ce temps-là : la beauté, la jeunesse, la vigueur, la santé, surtout la santé .

Enfin, bref, tous ces vêtements-là nous habillent tellement, nous donnent tant de prestance qu'il nous est très difficile de nous imaginer sans l'un d'eux.
Si vraiment nous voulons faire corps avec tout ce qui pour un temps nous habille, alors, Jésus : il nous faut l'oublier; nous n'avons que faire d'un roi nu, et le roi nu ne peut rien faire avec nous. Si tel est le cas, il ne nous restera plus qu'à rectifier la tenue et à poursuivre notre chemin avec toute la dignité que permettra notre mise, en nous souhaitant bonne chance. Car alors, gare aux ronces qui poussent le long du chemin, et qui risquent un jour d'accrocher ou d'arracher un de nos précieux vêtements ! Il nous faudra craindre comme la peste le moindre buisson d'épines, les revers de fortune, les coups durs, les déceptions, et même le simple fait du temps qui passe et qui entame peu à peu le tissu de tout ce qui nous habille. Oui, notre vie sera alors cette marche épuisante et stressante, hantée par le souci de maintenir notre image et occupée à retenir par les franges tout ce qui menace de partir en lambeaux.

Mais nous pouvons aussi choisir le chemin opposé : rejoindre les enfants qui criaient : Gloire au Fils de David !", adopter pour référence le roi nu, et accepter sa revendication sur notre vie.
Et alors les choses peuvent changer pour nous de fond en comble. Si nous pouvons partager avec notre roi l'idée de la nudité et du dérisoire de notre être extérieur, alors nous serons libres.
Nous pourrons aller dans la vie en endossant les vêtements variables qu'elle nous octroie, et en les quittant quand elle nous les reprend, mais sans plus faire corps avec eux. Notre objectif premier ne sera plus de soigner notre look, et sauver la face ne sera plus notre hantise dominante.

Des économistes avisés prédisent que dans nos sociétés nous devrons dorénavant apprendre à faire durablement avec moins d'argent. C'est un tel tabou qu'on n'ose pas le dire tout haut. Et on frémit déjà en pensant à la violence avec laquelle chacun sera tenté de vouloir préserver ses acquis au détriment de son prochain.

Les chrétiens, libres adorateurs du roi nu, peuvent apporter une contribution majeure à ce que chance cet état d'esprit. Enlever un de nos survêtements ? Apprendre à faire avec moins ? Pourquoi pas, si cela peut nous aider à retrouver entre nous les solidarités vitales dont est faite toute société digne de ce nom ?
Quand on a partagé avec son roi la conscience de sa nudité, rien ne s'oppose à ce qu'on apprenne aussi à partager avec ses frères humains une part de vêtement : une part de revenu, ou à partager le travail. Ou encore à partager l'effort d'imagination nécessaire au réaménagement de notre vie en commun.

Amen.

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