-"Le lendemain, Jean-Baptiste se trouvait au même endroit avec deux de ses disciples. Il porta son regard vers Jésus qui passait devant lui et dit : "Voici l'Agneau de Dieu". L'entendant ainsi parler, ses disciples suivirent Jésus."
Jean 1 : 35-37
La figure de Jean-Baptiste a été, nous le savons, un sujet de prédilection dans l'histoire de l'Art. Peintres, sculpteurs et cinéastes ont trouvé dans la richesse de sa personnalité mais aussi dans sa tenue vestimentaire pour le moins originale, un motif inépuisable d'inspiration et de méditation. Nous nous trouvons ainsi devant une galerie de portraits représentant l'ascète vêtu de poils de chameaux, se nourrissant de cuisses de sauterelles et de miel sauvage. Dans cette galerie, nous pourrions évoquer le visage émacié et tendu réalisé par Donatello dans la basilique des Frari à Venise et toujours du même Donatello, son regard tout empreint de douceur et de paix intérieure exposé au musée du Bargello à Florence. Nous pourrions aussi faire défiler devant nos yeux les images remarquables du film que Pasolini a consacré à l'évangile selon St Matthieu où nous voyons un Baptiste justicier menacer d'un doigt vengeur les riches et les puissants, les traitant de race et d'engeance de vipères.
Mais c'est une autre dimension de sa personnalité que je vous propose aujourd'hui de mettre en valeur : je voudrais parler de ce témoin qui a rencontré le Christ et qui a su exprimer sa foi chrétienne dans un seul regard, dans une seule image et dans une seule parole. Et il y avait tant de force dans ce regard, dans cette image et dans cette parole que ses propres disciples l'ont abandonné pour suivre Jésus; car l'essentiel de notre foi ne peut se dire que dans le dénuement d'une parole simple et dépouillée.
Frères et sœurs, nous qui sommes témoins, aujourd'hui, de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ dans un monde abreuvé d'images fuyantes et de paroles agitées, saurons-nous nous aussi porter vers Jésus un regard calme et confiant et trouver cette image dépouillée, cette parole convaincante et qui engagera nos contemporains à la suite du Maître doux et humble de cœur ? Comment allons-nous nous préparer à rendre un témoignage aussi exigeant ? Avant de nous approcher de Jean Baptiste qui répondra d'une certaine manière à ces questions décisives, je vous propose d'écouter une parabole qui guidera nos pas sur les chemins de l’antique sagesse orientale.
Au pays du matin calme, l'empereur décida un jour d'orner la salle du trône du plus beau paravent qu'on eût vu jusqu'alors. Il convoqua le peintre le plus célèbre qui vivait au désert, dans une grotte, loin de la ville et de l'agitation, et lui fit part de son désir. Sur le paravent devaient figurer deux dragons, un bleu et un jaune, pour célébrer la puissance de l'empereur et la paix qui avait illustré son règne. Le peintre s'inclina et se retira au désert pour préparer son œuvre tandis que l'empereur donnait des ordres pour que la fabrication de la soie la plus fine fût commencée. Mais ce travail fut beaucoup plus laborieux qu'il ne l'avait imaginé. Il fallut des années pour tisser une toile digne de l'œuvre que l'empereur voulait réaliser. Alors, il envoya un messager annoncer au peintre que la toile était tissée, mais l'artiste lui demanda de patienter car il n'avait pas encore achevé la préparation de son travail.
Le temps s'écoulait, lentement, très lentement et l'impatience de l'empereur devenait toujours plus vive quand il passait devant la toile vide. N'y tenant plus, il fit de nouveau envoyer un messager au désert. Mais le peintre n'était toujours pas prêt. Malgré son impatience, l'empereur dut encore attendre. Mais la patience humaine a ses limites, même quand on règne sur le pays du matin calme. De nouveau, il envoya un messager au désert mais en le priant cette fois de ramener le peintre de gré ou de force. Et l'on n'eut besoin de n'user d'aucune contrainte car l'artiste était prêt.
Arrivé dans la grande salle du palais, il admira le paravent. Jamais il n'avait vu toile si fine. Il se fit apporter de la couleur jaune et de la couleur bleue et, d'une main sûre et maîtrisée, il traça un trait bleu et un trait jaune. L'empereur n'en crut pas ses yeux. Il pensait que le peintre avait voulu se moquer de lui et il le fit jeter en prison en lui promettant le pire des châtiments. Mais le soir, dans son lit, il ne put s'endormir. Dans l'ombre, il voyait les deux traits bleu et jaune qui passaient devant ses yeux. Ils allaient et venaient. Ils semblaient même grandir et se mouvoir, prenant peu à peu la forme de deux dragons puissants et vigoureux. Voulant comprendre l'énigme de ce prodige, il se rendit au désert, là où le peintre avait passé tant et tant d'années. Arrivé à la caverne, il vit à l'entrée deux grands dragons qui étaient peints sur les parois : un bleu et un jaune. Ils avaient été exécutés avec une telle exactitude qu'on pouvait en distinguer chaque écaille, chaque dent. A côté se trouvaient deux autres, puis deux autres encore, et ainsi de suite. Toutes les parois étaient couvertes du même motif. Les images succédaient aux images, les esquisses aux esquisses et chaque fois, le peintre avait simplifié son dessin jusqu'à ce qu'il arrive à condenser toute la force et l'essence des deux dragons dans la simplicité de deux traits fins. L'empereur demeura de longs jours dans la caverne. Puis il revient à son palais et prit le peintre à ses côtés comme conseiller et comme ami.
L'essentiel ne peut se livrer qu'à travers une parole longtemps mûrie dans le silence, à travers une image patiemment travaillée, épurée, rendue à ce qu'elle a de plus essentiel. C'est la leçon de cette parabole. C'est aussi l'enseignement que nous recevons de Jean Baptiste qui vivait au désert dans l'esprit du prophète Elie. Elie fut et restera le maître spirituel de tous les hommes, hommes et femmes, que Dieu appelle au désert pour parler à leur cœur. C'est lui qui nous montre le chemin et qui nous enseigne la voie conduisant à un vrai dialogue avec l'Eternel sur la montagne sacrée.
Hélas, il nous arrive souvent de penser que le Seigneur ne parle plus aujourd'hui. Mais pourquoi n'écoutons-nous pas son appel quand il nous demande d'aller au désert pour parler à notre cœur ? Ce n'est pas un hasard si la Bible utilise en hébreu la même racine pour désigner le désert et la parole. Car Dieu nous parle dans la solitude et dans le silence du désert, là où le ciel et le sable nous apparaissent comme les deux dimensions de l'infini. C'est au cœur du désert, sur la montagne sacrée qu'Elie a fait cette expérience bouleversante : l'Eternel n'est ni dans la force de l'ouragan, ni dans le vent violent, ni m'même dans le feu ou dans le tremblement de terre, mais dans la voix d'un fin silence. Nos traductions occultent malheureusement la puissance de cette révélation quand elles parlent le plus souvent du murmure d'une brise légère. Mais la Bible ledit textuellement, c'est dans la voix d'un fin silence que l'Eternel se révèle dans le désert au prophète Elie. C'est dans ce silence, dans ce vide, que rien ne trouble, que l'homme peut accueillir l'infinie présence de Dieu dans l'infinie absence des choses. C'est là aussi que tu apprendras que le tout est dans le rien et que le rien est toujours une question.
Mais le chemin qui conduit à cette révélation de Dieu dans le silence est long. Nul ne peut s'y engager s'il n'a acquis tout d'abord cette vertu qui est le point de départ de tout cheminement spirituel : l'humilité. C'est pourquoi l'Eternel envoya Elie mendier son pain chez une pauvre veuve qui n'avait plus qu'une cruche d'eau et quelques mesures de farine à partager avec son fils. "Il fallait voir ce grand prophète", dira Jean Chrysostome" il fallait voir cette bouche puissante qui avait fermé les portes du ciel, parler le langage des mendiants et s'écrier : donne-moi du pain, donne-moi de l'eau!" Après l'humilité, Elie connut, comme Ismaël dans le désert de Bersheva, l'abandon le plus complet entre les mains de Dieu. C'est alors que l'ange lui offrit l'eau et le pain qui allaient lui donner la force de parcourir, pendant quarante jours et quarante nuits de jeûne, cette longue route dans le désert qui devait le conduire à la montagne sacrée.
Si l'Eternel veut nous conduire au désert, c'est pour parler à notre cœur dans la voix d'un fin silence. Pour nous y préparer, il nous enseignera l'humilité, l'abandon entre ses mains et le jeûne. Nous remarquons depuis quelques années que de nombreux chrétiens redécouvrent la pratique du jeûne qui était tombée en désuétude au sein de nos Eglises. Il faut nous réjouir si l'Eglise d'Occident redécouvre le jeûne, à condition, bien entendu, que nous n'oubliions pas les paroles d'Esaïe nous rappelant que jeûner, c'est partager son pain avec celui qui meurt de faim. St Augustin disait très justement que le jeûne et le partage sont les ailes de la prière. Que l'une vienne à flancher et nos prières ne pourront plus s'élever jusqu'à Dieu.
Voici donc, frères et sœurs, le chemin que le Seigneur nous invite à parcourir au désert, dans l'esprit du prophète Elie ! Un étroit chemin de crêtes qui conduit à une rencontre bouleversante avec l'Eternel dans la voix d'un fin silence. Au terme de son voyage au désert, Jean Baptiste rencontra celui qu'il avait tant attendu. Il porta sur lui son regard plein de confiance et, en un seul mot, en une seule image, il sut dire à ses disciples cette vérité qui se présentait à lui de manière si soudaine. Et l'évangéliste d'ajouter : "ses disciples le quittèrent pour suivre Jésus". Quelle leçon donnée ici à tous les conducteurs spirituels et plus particulièrement à ceux qui disent avec un ton de propriétaire "mes" disciples, mes "ouailles", mes "clients", mes "paroissiens", mes "pauvres"! Jean Baptiste, comme Elie, est un vrai maître spirituel, car il sait que sa vocation consiste à conduire des femmes et des hommes jusqu'au seuil de la vérité. Ensuite, il les laisse avec confiance entre les mains du Christ qui, seul pourra les guider jusqu'à la lumière éternelle, car le futur est le temps de Dieu et ne peut nous appartenir.
Mais certains peut-être se lamenteront. "Où sont-ils ?" demanderont-ils, "où sont-ils, de nos jours, ces sages qui ont entendu dans le silence du désert cette parole simple et dépouillée qui nous conduira au seuil de l'éternité ? Existe-t-il encore des témoins qui puissent, comme Jean Baptiste, ouvrir nos yeux à l'essentiel, à travers une image rendue à ce qu'elle a de plus vrai et de plus authentique ? Mais bien sûr, ils existent, et si nous ne les voyons pas, c'est que nous sommes obnubilés par l'extraordinaire, le miraculeux, le sensationnel qui gave nos sens d'images vides et creuses sans nourrir nos âmes. Si nous ne les voyons pas, c'est que nous sommes fascinés par toutes ces gesticulations, par ces jongleries et par ces pantalonnades qui défilent sur nos écrans dans un vacarme fracassant. Mais l'Eternel n'est pas dans ce vacarme assourdissant. Il nous parle au désert dans la voix d'un fin silence. C'est pour cela qu'il s'adresse encore à nous aujourd'hui avec cette parole transmise par le prophète Osée : "Je te conduira au désert, et là, je parlerai à ton cœur".
Mon frère, ma sœur, toi qui as pris du temps, le matin de Vendredi Saint pour écouter la parole de Dieu, sache que Jean le Baptiste veut te livrer l'essentiel de la vérité, dans la nudité d'une image dépouillée : celle de l'agneau. Cette image, il te faut maintenant l'intérioriser, l'intégrer et la purifier jusqu'à ce qu'elle devienne une part de toi. Travaille avec patience cette image, comme le fit le peintre de notre parabole, lorsqu'il se retira au désert en en simplifiant toujours plus les contours et les formes. Un jour, peut-être, tu arriveras à saisir l'essence de cette image de l'agneau et tu pourras l'exprimer à l'aide de deux traits, deux traits qui se rencontrent à l'infini pour former une croix. Alors avec Marie au pied de la croix, tu pourras ressentir l'infinie douceur et l'infinie douleur de l'agneau.
Amen.
Je te conduirai au désert, et là, je parlerai à ton coeur
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