Chanter

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"Je chante pour passer le temps", fredonnait Léo Ferré sur un poème d'Aragon : "Comme on se fait le coeur content - A lancer cailloux sur l'étang - Je chante pour passer le temps ".

Mais Jean Ferrat le contredisait aussitôt : "Je ne chante pas pour passer le temps" ! "Le monde ouvert à ma fenêtre - Avec son bruit et sa fureur - Je ne chante pas pour passer le temps ".

Et nous, lorsque nous consacrons des heures, des journées à faire de la musique, à chanter, à peindre ou à danser, est-ce une manière de passer le temps, de "tuer le temps" comme l'on dit parfois ? Pour ma part, il y a un peu de cela quand je m'assieds à mon piano : c'est un moment de simple détente, de décompression, un "temps mort" bienvenu avant de reprendre le jeu de l'homme pressé ! Il y a de cela, mais il n'y a pas que cela.

Quand les choristes de la "Concorde" (comme leurs collègues d'ailleurs) chantent l'âme de leur Jura ou l'appel d'un pays lointain, ils mettent leur voix, leur souffle, au diapason de leur vie : ils sont témoins d'une terre qui leur tient à coeur, témoins aussi d'un Créateur dont la lumière s'y reflète. Chanter, pour eux, n'est pas seulement passer le temps de manière agréable !

Il y a une discipline du chant, que l'on retrouve sans doute aussi dans toute autre forme de beauté que l'homme essaie de faire jaillir avec sa voix, ses mains, son corps. Une discipline que l'apôtre Paul a résumée en quelques mots : "

"Je chanterai par l'inspiration, mais je chanterai aussi par l'intelligence !" (I Corinthiens 14 : 15)

L'inspiration seule, l'enthousiasme, la spontanéité ne suffisent pas au chant de l'homme, pas plus qu'à sa prière. Pour être plus qu'un simple instant d'envoûtement, d'extase... avant de retomber sur terre, le chant exige aussi de l'homme l'usage de sa raison. Pour qu'une musique et sa beauté nous aide à vivre et à grandir, il n'est pas nécessaire qu'elle soit tonitruante ni jolie : il faut surtout qu'elle sonne juste, et pour cela qu'elle sonne vrai.

"Chanter - Pour que l'ombre se fasse humaine - Comme un dimanche à la semaine - Et l'espoir à la vérité " (Aragon : "Les Poètes")

Aragon voulait que son chant s'élève au carrefour du dimanche et du quotidien, à la jonction de l'espérance et de la vérité. Sinon, c'est chanter dans le vide, "comme un airain qui résonne, une timbale qui retentit". (cf. I Corinthiens 13 : 1)

La musique, comme la danse ou la peinture, relie ainsi notre ordinaire de chaque jour à une réalité plus vaste, plus intense, qui nous échappe toujours, mais que nous approchons parfois. Au coeur même de notre quotidien, et à la condition de ne pas l'ignorer, le nier !

Je laisserai à une amie qui pratique la peinture le soin de nous entraîner tout à l'heure dans une prière-méditation aux couleurs de la vie.

Peindre

Comme on fait sa prière, les mains ouvertes et recevoir la palette de vie, se jouer des couleurs, les poser côte à côte et les admirer toutes, prier encore et recevoir du Maître cette liberté de créer pour augmenter la vie, peindre en inventant l'infini des nuances, car il est juste et bon de manifester en retour toute la gamme des louanges à ce Dieu, qui, le premier relia ciel et terre, par un arc de paix. Tout est possible désormais entre jaune et violet, quelques gouttes d'amertume au plus profond de soi pour tracer le spectre des remords.

1000 retouches en finesse, 1000 hésitations, 1000 doutes, quelques gouttes de grisaille pour étirer le voile et ombrer les regrets entre jaune et violet, quelques myosotis pour soulager les poids des souvenirs blessés, broder la faille des absences douloureuses, quelques roses aussi, pour offrir en tendresse la richesse d'une mémoire, la confiance d'un à-venir, et parfumer la vie, entre jaune et violet, comme des liserons entortillés s'élanceront les passions, les émotions brouillées, les élans généreux de vie et de projet, entre jaune et violet, débordera la paix et du coeur à la main, du pinceau à l'objet, le trop-plein jaillira comme un geste de foi, d'espérance et d'amour offert à Celui qui le déchiffrera, peindre ou prier, c'est projeter au dehors les images fabriquées et laisser grandir en soi l'accueil du Dieu qui vient peindre et prier, pour devenir présent, exister sans temps ni lieu intensément d'éternité, peindre ou prier pour laisser naître enfin le plus vrai de soi-même, jouer sur l'arc de beauté, ton par ton, composer le bonheur et l'offrir pour dire aux autres que je les aime, prier ou peindre, c'est diluer les soucis et les peines, c'est rassembler les piments de la vie et les amalgamer , surtout ne jamais cesser de créer ni d'aimer, de là renaîtra l'énergie pour faire quelques pas plus avant.

Jacqueline Berthoud

Et j'aimerais m'arrêter avec vous à deux exemples musicaux évoqués dans la Bible : ils indiquent une frontière possible entre le chant-divertissement qui "tue" le temps et le chant qui devient une récréation de l'homme. La différence n'est pas dans le contenu du chant, elle est dans l'attitude, dans la vie du chanteur ! Le premier exemple est le psaume des prisonniers de Babylone (Psaume 137)

Lorsque leurs gardiens leur demandent d'entonner une fois encore les psaumes de Jérusalem, ceux que chantait le peuple à l'époque de sa gloire et de sa liberté, les prisonniers refusent : ils suspendent leurs harpes aux saules de la rive et protestent ainsi contre leurs oppresseurs. En s'interdisant de chanter par complaisance, de faire semblant par commodité, les exilés de Babylone évitent de se renier eux-mêmes :

"Comment chanter sur la terre ennemie les chants de notre lieu de liberté ? Que ma langue se colle à mon palais, que ma main se dessèche, si je t'oublie, Jérusalem !..."

Chanter à Babylone les hymnes de Jérusalem ce serait séparer les lèvres du coeur, détacher la voix de la vie ! Ce serait le mensonge de l' "homme à deux âmes" qu'évoque une lettre du Nouveau Testament, l'homme divisé, désordonné, discordant jusque dans sa prière. (Cf. Jacques 1 : 6-8)

Or, la vertu particulière du chant, c'est justement de rassembler, de recueillir et de condenser les émotions et les pensées de l'homme, comme le peintre résume dans un portrait l'infini d'un visage avec toute une histoire de vie qui façonne ses rides et teinte l'éclat de ses yeux... (C'est toute la différence entre un portrait et l'image que renvoie le miroir).

Voilà pourquoi je ne chanterai juste que si ma voix est au diapason de ma vie, s'il y a concordance du souffle et des battements du coeur, que ce soit pour célébrer la joie de vivre, saluer les paysages, les visages amis, que ce soit pour pleurer leur absence ou bien encore pour protester contre ce qui rabaisse l'homme.

Le psaume des prisonniers commence ainsi par un refus de chanter pour faire plaisir aux oppresseurs et il s'achève par la colère et la malédiction contre ces mêmes oppresseurs : le chant revendique une vie enfin délivrée des chaînes maléfiques, il ravive l'espoir, au coeur même de la réalité de l'exil.

L'autre exemple biblique est également un chant de prisonniers : dans une geôle de Macédoine, les cantiques de Paul et de son compagnon Silas ouvrent étrangement les portes, détruisent les murs de leur captivité ! (Actes 16)
Cela ressemble étonnamment aux cris de guerre et aux trompettes face aux murailles de Jéricho ! (Josué 6 ) C'est un chant né de la confiance, et qui aboutit à la liberté. Il n'y a plus de cellule !

"Trop beau pour être vrai !" me direz-vous peut-être, et vous aurez raison, s'il s'agit là d'abord d'une évasion spectaculaire, si Paul et Silas étaient soudain transportés loin de leurs chaînes vers un quelconque paradis ! Mais c'est exactement l'inverse qui survient : Paul et Silas ne profitent justement pas de la porte ouverte ni des murs écroulés pour s'enfuir à l'air libre ! Curieusement, malgré les liens défaits et les barreaux brisés, Paul et Silas restent dans leur prison, j'imagine même qu'ils continuent de chanter !

Parce que leur chant n'est pas une échappatoire instantanée aux dures contraintes de la réalité : parce qu'il n'est pas une extase-express pour le septième ciel des songes. Paul et son compagnon attendent simplement que leur gardien revienne, un gardien tellement atterré d'avoir failli à son devoir de surveillance qu'il songe même à se donner la mort !

Paul et Silas l'attendent donc, et sans doute chantent-ils toujours, parce que le vrai miracle, le véritable effet bouleversant de leur chant de confiance n'a pas encore eu lieu : c'est que la liberté dont témoignent leurs cantiques va se communiquer à d'autres, à leurs compagnons de captivité et même à leur gardien ! Leur chant sauvera la vie de leur gardien ! En chantant juste, en chantant vrai, Paul et Silas transforment leur cellule en lieu de liberté, une liberté lucide, consciente, partagée.

"Chanter pour passer le temps" : somme toute, pourquoi pas ? Mais chanter aussi et d'abord pour panser le temps, comme on panse une blessure : non pas pour cacher, pour oublier la plaie, mais pour clamer, pour apaiser l'excès de la douleur et se défendre du mal qui s'y infiltre. Chanter pour penser le temps, comme on ferait mémoire des absents disparus et des enfants à naître, comme on ferait fête des compagnons présents et des tendresses qui nous font vivre, et des enclaves à élargir, chanter pour changer le temps.

"Le front vers les étoiles, je chanterai, et non pour m'enchanter, mais pour qu'un feu s'allume! Au haut du col, mon chien Silence, près de moi " (Pierre Emmanuel : "Jacob")

Chanter, les yeux levés vers ce qui me dépasse, "Qu'est-ce que l'homme pour que tu t'en souviennes ?" s'étonnait le Psalmiste de dimanche dernier (Psaume 8) chanter pour que des feux s'allument , signe de présence ou de rassemblement, de fête ou de simple chaleur, feux d'une histoire commune, comme la nuit du premier août. Chanter en résistant à l'illusion de m'enchanter moi-même, de me croire un peu dieu, au-dessus des exils et des captivités, des deuils et des dangers. Et pour cela justement, ne jamais oublier le compagnon indispensable, gardien fidèle contre l'envoûtement de la beauté du chant : le "chien Silence" à mes côtés, qu'évoquait le poète. Comme à l'enseigne des vieux disques de "la voix de son maître", le chien Silence, près de nous, à l'écoute avec nous de la voix du seul Maître....

"Oiseaux nourris de vers, capables de voler à force d'avoir mangé de la terre" (Philippe Jaccottet : "La Semaison") "Capables de voler... et de chanter aussi !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Pierre Dubois
Musique
Le choeur d'homme "La Concorde" de Fleurier, dirigé par Fredy Juvet