Ma ténèbre est habitée

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"Je suis la lumière du monde ". Aujourd'hui, Jésus dit : "je suis la lumière du monde". Belle parole, n'est-ce pas ? Magnifique ! Tellement belle qu'on se plaît à la dire et à la redire sur un ton profond et pénétré qui sied à ce genre de grande vérité. Et pourtant, à vrai dire, je ne suis pas si sûre que le sens de cette belle parole ne soit pas resté un peu obscur pour nous.

En effet, en relisant le récit de la guérison de l'aveugle-né qui accompagne cette déclaration de Jésus, il demeure, me semble-t-il, quelque interrogation. Parce que, dans le fond, que ce soit avant ou après la guérison, quel misérable sort que celui de cet aveugle-né! En tant qu'aveugle-né, son existence ne pouvait en effet se lire que sous le sceau de l'exclusion, exclusion de toute intégration tant sociale que religieuse; et de cette exclusion découlait l'inévitable fait d'être voué à la mendicité comme seul moyen de subsistance. Comme conditions de vie, on peut rêver mieux; et comme si cela ne suffisait pas, on se permettait encore, comme le font d'ailleurs les disciples de Jésus, d'échafauder à son sujet de grandes hypothèses théologiques. Certes, Jésus n'entre pas dans cette discussion, mais il n'empêche qu'il le guérit sans vraiment lui demander son avis afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu; et Jésus se garde bien de l'avertir des conséquences qui suivront sa guérison. Ces conséquences, on les découvre au fil des versets du chapitre 9 de l'évangile de Jean... la guérison vaudra à notre homme de sérieux démêlés avec les autorités religieuses : procès, interrogatoires, enquête et finalement expulsion de la communauté, excommunication définitive. Cette guérison vraiment le met dans de beaux draps, à se demander s'il y a gagné quelque chose : d'une part il ne peut plus mendier pour subvenir à ses besoins et doit se trouver un autre moyen de subsistance; d'autre part, il n'a même plus droit à la pitié des membres de la communauté religieuse.

"Je suis la lumière du monde". Aujourd'hui, Jésus dit : "je suis la lumière du monde". Belle parole certes, mais à vrai dire, la démonstration que Jésus en fait par la guérison de cet aveugle-né n'est pas si éclatante qu'il y paraît de prime abord. Au contraire, elle laisse comme un petit goût amer, comme une ombre au tableau.

Et à cette démonstration, Jésus ajoute qu'il est venu dans le monde pour une remise en question. Remise en question de qui ? Remise en question de quoi ?

Cette histoire de renversement entre vue et aveuglement peut laisser un peu songeur. Quelque chose a bel et bien dû bouger, on en convient, mais enfin, il y a si longtemps! Il y a certes eu espérance aussi autour de la personne de Jésus, mais enfin, là encore il y a si longtemps! Il y a certes eu conflits autour de la personne de Jésus, il y a eu débats, il y a eu procès, mais enfin, il y a si longtemps ! Il y a certes eu espérance aussi autour de la personne de Jésus, mais enfin, là encore il y a si longtemps! De notre point de vue tout cela n'a pas renversé l'ordre des choses, tout cela n'a pas empêché que le monde reste monde, que le manque reste manque, que la nuit reste nuit. Pauvre monde habité de nuits et de manques! Qu'est-ce qui a bien pu changer? Où, quand, comment ? Ne serions-nous pas au courant ? Parce que, dans le fond, à regarder les choses en face, les guerres continuent, les luttes se poursuivent, les jugements se perpétuent et l'espoir n'est guère d'actualité. De cela, on est évidemment au courant et il est bien difficile de l'oublier!
"Je suis la lumière du monde". Aujourd’hui, Jésus dit : "je suis la lumière du monde". Belle parole décidément, mais à vrai dire, son effet est resté un peu terne.
Et si finalement nous nous étions trompés d'attente ? Si finalement nous étions tout simplement passés à côté de l'essentiel ? Si finalement, à force de redire cette belle parole de Jésus :"je suis la lumière du monde", nous en avions fait une sorte de triste litanie, qui traduirait notre envie d'un savoir sans ombre et d'un "happy end" sans arrière-goût ? Si finalement nous nous étions trompés d'attente? Parce qu'il n'est peut-être rien d'autre, en fin de comptes, qu'une présence de Dieu qui, en Jésus-Christ, se manifeste en nos creux, en nos absences. Il n'est peut-être rien d'autre qu'un Dieu qui, au sein de nos obscurités, nous offre par sa Parole la possibilité de changer de regard. Accepter de ne pas tout expliquer, accepter de ne pas tout comprendre, mais accepter simplement de changer de regard. Changer de regard ne transforme pas le monde - le monde reste monde - mais changer de regard transforme notre rapport à ce monde, notre rapport à nous-mêmes, à l'autre et à Dieu. Une Parole nous rencontre là où nous sommes, au bord de notre chemin; une voix nous touche, une voix nous émeut là où nous ne ressentons plus rien; un appel nous met en mouvement avec la seule promesse qu'il est possible maintenant de recouvrer une vue perdue, plus encore : une vue ignorée. Et si l'essentiel se jouait là ? Il se peut alors que nous nous soyons trompés d'attente... et que l'attente à laquelle Dieu se propose de répondre au travers de Jésus-Christ et de sa venue dans le monde soit plutôt d'un autre sens: celui du re-voir et du recevoir, celui du perce-voir dans le clair-obscur de nos êtres, l'infinie tendresse d'un Dieu qui se penche vers nous.

"Je suis la lumière du monde". Aujourd'hui, Jésus dit :"je suis la lumière du monde, celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres; il aura la lumière qui conduit à la vie". Belle parole... puisse-t-elle m'inviter à confesser aujourd'hui, au détour de mes attentes, tel un mendiant né aveugle venant de recouvrer la vue: "je crois Seigneur". Je crois Seigneur que mon silence est entendu, je crois Seigneur que mon inachèvement est réinventé, je crois Seigneur que mon désir est exhalé, je crois Seigneur que ma ténèbre aujourd'hui est habitée.

Amen.