Pharaon n'est pas mort : il est atteint, certes, comme tous les Egyptiens, atteint au plus profond de lui-même par le décès de l'héritier du trône. Brisé, il laisse partir vers le désert ces Hébreux encombrants, comme ils le demandent depuis pas mal de temps déjà, mais il va se ressaisir très vite. Il va "rebondir" comme tous les hommes politiques, comme tous les hommes de pouvoir, et poursuivre jusque dans la mer des Roseaux ce peuple dont ses prédécesseurs et lui-même ont fait des esclaves !
Pharaon n'est pas mort : aujourd'hui encore il règne, aujourd'hui encore il réduit en esclavage, aujourd'hui encore, comme le pharaon d'Egypte, il résiste à ce qu'il appelle l'ingérence insupportable des étrangers dans les affaires de son royaume. Mais, dans nos sociétés démocratiques et policées, au lieu d'être personnalisé, Pharaon est devenu une hydre aux cent têtes, insaisissable et omniprésente : si on lui coupe une tête il en repousse dix.
Pharaon a gardé le pouvoir aujourd'hui, dans nos sociétés riches d'Occident : il est infiltré dans les textes de loi, il est installé dans les méandres d'innombrables circulaires et décrets, il est caché dans le labyrinthe des jurisprudences.
Ce Pharaon-là ne "craque" pas : certains de ses serviteurs, généralement dociles et soumis peuvent, exceptionnellement "craquer", mais la LOI-PHARAON reste de marbre, anonyme, effrayante et glacée. La loi de Pharaon opprime, accuse, rejette. Un étranger demande à travailler chez nous ? La loi dit non. Un réfugié demande l'asile politique ? La loi dit non. Et s'il lui arrive, exceptionnellement, de ne pas dire non, pour lui arracher un "oui" octroyé il faut être courageux, compétent et opiniâtre.
Nous protégeons notre richesse comme le Pharaon d'Egypte, nous voulons garder l'avoir, le savoir et le pouvoir, nous résistons à l'exigence du partage et de l'accueil. Nous n'entendons pas plus que Ramsès les cris de détresse des esclaves qui nous entourent. Nous sommes tous des petits pharaons.
Des esclaves parmi nous et autour de nous ? L'esclavage aujourd'hui a des visages multiples ! Nous pensons bien sûr, immédiatement, aux clandestins, travailleurs exploités, pressés comme des citrons, sans droits et souvent sans espoir ...
Tous ceux qui sont sans droits dans nos sociétés riches : plusieurs millions de personnes vivent dans la misère ou au seuil de la pauvreté, sans travail, sans protection sociale, dans une condition peut-être pire que celle de l'esclave : celle de l'exclu, du rejeté économique et social. Ils sont ainsi des centaines de milliers à exister sans vivre, à côté de nous sans que nous les voyions.
Il y a aussi les esclaves des bureaux, fonctionnaires hauts ou petits, soumis à la puissance pharaonique de la Loi, soucieux de leur carrière et de leur confort, appliquant sans intelligence lois, décrets et circulaires, n'imaginant pas que la réalité puisse être différente et profitant parfois de leur pouvoir de "petit chef" pour écraser les plus pauvres et les plus démunis.
Et les esclaves du profit et de l'argent ? Vous en connaissez sans doute autant que moi ! Esclaves de l'agenda et de la montre, esclaves des affaires parcourant le monde sans avoir le temps de ne rencontrer personne, signataires de contrats allant de l'avion à l'hôtel et de l'hôtel à l'avion sans rien voir de la beauté du monde...
Plus prosaïquement, ne vous arrive-t-il pas, comme à moi, de vous sentir soumis à une publicité qui matraque et pollue tout, à une télévision omniprésente, à une consommation permanente et suggérée ?
Nous sommes toutes et tous, à certains moments soumis comme des esclaves à ces puissances devenues maléfiques, dignes de Pharaons, des puissances, comme disait Jésus, qui risquent bien de nous détruire, corps et biens, corps et âmes !
Serions-nous alors condamnés, sans espoir, à être en permanence dans une relation du type maître et esclave ? Heureusement non : c'est une belle différence entre la Bible et Nietzsche ! Tantôt pharaons, tantôt esclaves, cette situation est-elle de l'ordre de la fatalité ? NON ¨! Car il n'y a pas en Egypte que le Pharaon et un peuple d'esclaves, il y a deux frères : Moïse et Aaron.
L'homme révolté, disait Albert Camus, est celui qui dit NON. Moïse est cet homme-là. Il appartient à ce groupe d'hommes et de femmes qui un jour disent NON à l'esclavage, à l'injustice, à la violence qui opprime. Non parce que trop c'est trop, non parce que les droits de l'homme sont niés, non parce que la justice est bafouée, non au règne permanent de la violence, du mensonge, de la combine, du profit à tout prix.
Oui à la liberté, oui à l'équité, oui à la droiture, oui à la vérité, oui à la justice. Le chemin pour Moïse a été long : il a fallu digérer l'échec et la violence. Rappelez-vous : il avait cru ouvrir un chemin de liberté en tuant un garde égyptien : cela lui vaudra 40 ans d'exil !
40 : un chiffre symbolique désignant dans la Bible le commencement d'un chapitre nouveau de l'histoire : le déluge, la marche dans le désert, les règnes de Saül, David et Salomon, la tentation de Jésus, les apparitions du Ressuscité, tous ces évènements durent 40 jours ou 40 ans.
Il a fallu à Moïse 40 ans pour réfléchir, pour maîtriser sa révolte, pour entendre l'appel calme et clair du Seigneur qui lui dit : "Va maintenant voir le Pharaon et dis-lui : "Laisse aller mon peuple !"
40 ans pour ne plus avoir peur de Pharaon, pour ne plus avoir peur de personne, 40 ans pour pouvoir défendre la liberté avec force et sérénité, pour apprendre à exiger la justice, c'est-à-dire la reconnaissance du droit de l'autre. 40 ans pour acquérir la maîtrise de soi et la force intérieure qui permettent de ne pas se décourager et de retourner dix fois demander au Pharaon la liberté des autres. 40 ans pour devenir rusé comme le serpent sans cesser d'être candide comme la colombe. 40 ans avant de devenir un riche qui défie le pouvoir, car Moïse est un riche : C'est de l'intérieur même de l'Egypte que vient la contestation : Moïse est l'homme d'une double culture : il est prince d'Egypte et rescapé d'un pogrom ! Moïse n'est pas qu'un Hébreu révolté, il est aussi un riche qui s'engage, un riche qui risque - ce qui, d'ailleurs est un pléonasme : il n'y a que les riches qui ont quelque chose à perdre - .
Il peut y avoir la révolte des gueux, il peut y avoir aussi la résistance des nantis. Il n'y a pas de révolution, de réforme globale de toute société, sans le peuple, mais la contestation et la résistance commencent parfois par la prise de conscience de l'injustice chez quelques privilégiés. L'Histoire est pleine d'exemples de ce type : d'Augustin à Bonhoëffer en passant par Pierre Valdo, Luther et quelques autres...
Résister : un mot familier aux protestants, ces chrétiens, comme dit André Gounelle, qui "protestent pour Dieu - contre ce qui le déforme ou le masque - et protestent pour l'homme - contre ce qui le défigure ou l'abîme". (les grands principes du protestantisme - les Bergers et les mages, Paris)
Résister au défaitisme, à la désespérance, au consensus social soporifique et démobilisateur. La résistance permet d'imaginer l'avenir, elle signifie, comme l'écrivait naguère Eric Fuchs, que "les hommes sont faits pour vivre droits, debout, à la hauteur du visage de l'autre, et non pas courbés dans la posture de l'esclave ou du courtisan". (Le droit de résister - Labor et Fides 1990, p.16)
La résistance ouvre la porte à la justice qui seule rend possible la liberté : cette justice "éclate" dans le Décalogue, ces dix paroles que le Seigneur va donner à son peuple pour lui indiquer le chemin du bonheur et de la liberté.
Cette justice s'exprime d'abord dans le refus de toute confusion entre Dieu et une autre réalité que nos désirs ou nos intérêts voudraient élever au rang de dieu : l'argent, le pouvoir, la religion, le travail, le corps... Seul le Dieu de la Parole peut libérer l'homme de ses mauvais fantasmes, le sortir de lui-même pour l'ouvrir à la liberté.
Cette justice s'exprime aussi dans l'exigence de respecter le mystère de l'autre et lui reconnaître une dignité absolue.
Il n'y a pas de liberté là où quelqu'un ou quelque chose prend la place de Dieu, il n'y a pas de liberté non plus là où le prochain est méprisé.
La résistance au pouvoir de Pharaon, l'exigence de la reconnaissance du droit de l'autre, cet engagement pour la justice et la liberté, sont soutenus par la conviction qu'il y a toujours une Terre promise qui nous attend !
Je sais : on a utilisé ce thème et cette image pour couvrir les pires actions et faire supporter passivement aux plus faibles le pouvoir dictatorial et injuste des plus forts : ce n'est évidemment pas de cela que je veux parler. Parler de Terre Promise, c'est parler de ce monde de justice et de fraternité à construire ici et maintenant.
Quand des êtres humains cherchent à venir, du monde entier, dans nos pays riches d'occident, ils emploient tous les moyens à leur disposition parce que nos pays leur apparaissent comme la Terre Promise, ce pays "où coulent le lait et le miel" comme dit la Bible.. et ils découvrent vite, à leur grande déconvenue, qu'ils n'ont pas atteint la Terre Promise mais qu'ils sont arrivés en "Egypte"... Ils ont peut-être fui un Pharaon, mais c'est pour tomber entre les pattes d'un autre, un Pharaon barricadé dans "l'espace de Schengen", un Pharaon qui ferme les portes et reconduit aux frontières...
Parler de Terre Promise, c'est dire que la Terre est à tous et n'appartient à personne, c'est parler d'une Terre cultivée par tous et pour tous, d'un partage équitable des richesses, d'une Terre où chacun, avec ses qualités propres, est reconnu et respecté, une Terre de liberté et de justice. Une Terre sans Pharaon, une Terre sans esclaves, parce que Pharaon sera mort et les esclaves libres.
Ainsi soit-il.
Une terre de liberté et de justice
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