Jacob devient Israël

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Dimanche dernier, nous avons esquissé le portrait double de Jacob : à la fois trompeur et trompé, vainqueur et terrassé, le battant qui fait face à Dieu et le peureux qui tremble d'affronter son frère! C'est cet homme-là que Dieu choisit pour en faire Israël, l'aîné, le premier nommé de son peuple!

Ce matin, je vous invite à nous laisser surprendre par la lutte elle-même qui dans la nuit mêle Jacob et celui qui l'assaille : dans la vie de Jacob, c'est le moment décisif où Dieu croise sa route, au passage du Jabboq!

Une lutte indécise : qui a gagné ? qui a perdu ? et même : qui s'est battu ? Le texte n'en dit rien de précis, sinon que l'adversaire se sert d'une prise inattendue, interdite peut-être, pour renverser Jacob; ce dernier s'accroche néanmoins, et il obtient d'être béni! Curieusement, tout ici porte un double nom : et les lutteurs et le lieu de leur lutte. Jacob engage le combat, c'est Israël qui le termine! Le combat commence au Jabboq, lors qu'il s'achève, c'est devenu Peniel! Quant à l'agresseur de Jacob, on a souvent parlé de l'"ange"; (Osée 12)

Dans le texte hébreu de la Genèse, c'est simplement "quelqu'un" (un homme, n'importe qui..."); mais il est désigné aussi comme étant Dieu lui-même, dont la présence est suggérée par les deux nouveaux noms, Israël et Peniel, " combat de Dieu" et "face de Dieu".

Que s'est -il passé cette nuit-là ?

Dans cet étrange corps à corps, plusieurs détails m'intriguent : je suis convaincu qu'ils concernent aussi notre propre expérience ou notre espoir d'une rencontre de Dieu, autrement dit : notre vie spirituelle. Qu'avons-nous donc chanté, vous et moi, tout à l'heure : "Je viens dire aux grands d'ici bas qu'en mes combats j'ai vu ta face "? (Ps. & Cant. 68)

Première observation :

La rencontre a lieu lorsque Jacob, ayant fait traverser ses proches et ses biens, se retrouve seul et dépouillé. On ne sait pas sur quelle rive du Jabboq Jacob lui-même se tient quand le combat s'engage, voilà encore une inconnue de plus¨ !; l'important est qu'il soit seul et désarmé.

C'est dans le face à face personnel d'un homme et de Dieu que se joue toujours l'essentiel, quand l'homme s'expose, qu'il se déleste des cadeaux et des sacrifices qu'il avait prudemment placés entre son frère et lui, entre son Dieu et lui. (Genèse 32)

Précaution dérisoire, si Dieu survient à l'improviste et surprend l'homme à la croisée des chemins.

Une rencontre passagère, dont l'homme garde une trace intime et (plus ou moins) secrète : les autres n'en connaissent jamais qu'un reflet imparfait. Pour Jacob, c'est dans la solitude d'une nuit que le combat s'engage; Esaïe souligne qu'Abraham était seul lorsque Dieu l'a appelé; (Esaïe 51) Moïse doit être seul quand il s'approche de Dieu au Sinaï; (Exode 24)

Sur le chemin de Damas, Paul aussi vivra seul l'expérience de la révélation du Christ : même en plein jour, ses compagnons de route n'en ont qu'une impression partielle, ils entendent sans voir ou bien voient sans entendre! (Actes 9 et 22)

(Telle est sans doute la limite de toute activité d'Eglise, de ses doctrines et de ses liturgies, de la prédication aussi que vous entendez à présent : elles peuvent faire allusion à une rencontre de Dieu ou en faire mémoire, elles peuvent nous en donner l'envie, mais elles ne sont ni ne peuvent être elles-mêmes la rencontre. La rencontre est un secret : celui/celle qui l'a vécue le partage avec Dieu!)

Deuxième observation :

D'ailleurs, Dieu disparaît aussi subitement du Jabboq qu'il y était venu! Jacob ne saura pas son nom. Tant qu'il lutte avec lui, c'est simplement "quelqu'un", "un homme, n'importe qui". Un inconnu. Ce n'est qu'après, une fois "quelqu'un" évanoui dans les premières lueurs de l'aube, que Jacob croira le reconnaître et le désignera: "Ce lieu sera nommé Peniel, car c'est la face de Dieu qui m'a fait face dans la nuit!" Un " Dieu caché" qui reprend ses distances dès que s'achève le combat. (Esaïe 45).

L'homme n'en est pas réduit pour autant au rôle de figurant, de marionnette inerte entre les mains de Dieu : pour qu'il y ait rencontre au Jabboq, il faut aussi que Jacob soit là... et qu'il y reste, qu'il y tienne bon tout au long de la nuit! Il faut quelqu'un qui ose dire son nom, et qui se risque à demander le nom de qui l'assaille.

L'homme n'est pas objet : il est sujet de la rencontre, autant que Dieu qui le prend par surprise. Il n'y a pas de vie spirituelle sans que l'homme la veuille, l'affronte et la soutienne. Pour une révélation, même une révélation de Dieu! il faut être (au moins) deux.

C'est que la foi naît d'un combat, d'un face à face. Peut-être Jésus y songeait-il lorsqu'il disait que les "violents" s'emparent du Royaume, et qu'il s'agit de "lutter pour entrer par la porte étroite". (Matthieu 11; Luc 13)

La rencontre avec Dieu n'est pas une contemplation sereine et souveraine : il arrive qu'elle se déroule plutôt comme ce "corps à corps dans la poussière" qu'évoque le nom même de Jabboq.

Troisième observation.

Le texte hébreu de la Genèse choisit ici un verbe tout à fait étrange, qui n'apparaît dans aucun autre passage de la bible. Comme pour nous suggérer que ce "Dieu lutteur" a sa manière propre de lutter, à nulle autre pareille, et même son "coup de Jarnac"... ou plutôt de Jabboq"! Il empoigne l'homme à bras-le-corps, mais sans l'anéantir : il le renverse à terre, mais pour le mieux relever; il lui déboîte la hanche, masi pour qu'il suive, d'autant plus libre, son chemin...

Combat tenace et indécis, sans vainqueur ni vaincu. L'homme s'en relève béni et blessé à la fois. Blessure et bénédiction vont de pair, dans la lutte avec Dieu : il n'y a pas l'une sans l'autre! Non pas que la douleur serait nécessaire ni même utile à l'homme pour qu'il s'approche de Dieu, mais parce que Dieu ne surgit pas sans que l'homme s'en ressente!

Au Jabboq, Jacob ne se bat pas avec lui-même! Il s'agit d'autre chose ici que de nos jours (ou de nos nuits) d'épreuve, quand Dieu semble se taire et nous abandonner à nos contraintes, à nos contrariétés qui nous assaillent du dehors, à nos contradictions qui nous tenaillent du dedans... Il s'agit d'autre chose que d'un conflit de conscience entre le coeur de l'homme et sa raison, entre le faire et le vouloir. L'ennemi, dans la nuit de Jacob, n'est pas le malheur ni le mal-être de l'homme, il est plus inquiétant encore et plus inattendu : c'est Dieu lui-même qui apparaît ici comme le lutteur, l'adversaire de l'homme!

Dieu n'est pas là pour garantir à l'homme un peu plus de prestige ou de pouvoir ou de prospérité, en le laissant indemne et inchangé à son train-train tranquille! Lorsque Dieu vient, c'est la bataille : l'homme en ressort désarçonné, démis de ses sécurités, de ses trésors, de ses cadeaux savamment disposés pour gagner l'indulgence!

Quatrième et dernière observation :

Quand il passe le Jabboq à l'aube, Jacob n'est pas meilleur qu'avant. Ni plus intègre ni plus fort. Unique changement : il boîte!

L'"homme nouveau" qui se relève du Jabboq est moins "blindé" que l'"homme ancien", il est plus vulnérable. Il a cessé de se vouloir, de se croire surhomme!

Cette illusion-là pourtant nous habite toujours et nous travaille. C'est elle qui entraîne une recrue à la mort, parce qu'au nom de la performance et de l'esprit de corps, on lui a refusé le droit à sa faiblesse physique, à sa moindre endurance; il n'était pas un surhomme : il en est mort. C'est elle qui exclut du travail les moins adroits et les infirmes, au nom de l'efficacité, du rendement sans limites; ce ne sont pas des surhommes : ils sont éliminés. C'est elle encore qui était à l'oeuvre, hier soir à Tel Aviv, quand le premier ministre d'Israël est tombé sous les balles d'un fanatique, comme le président égyptien il y a quelques années : ils avaient osé dire que la logique de la conquête et de la force ne conduirait jamais à la coexistence et à la paix avec les frères différents sur la terre patrie ; ils ont voulu quitter la politique du surhomme : ils ont été assassinés.

Soyons aussi lucides face à nous-mêmes : même en Eglise, en avons-nous vraiment fini d'exalter le succès au nom de la foi, d'associer la prière à la pleine santé, ou de prêcher la perfection comme fruit d'une "sainte" discipline ? En avons-nous vraiment fini, même en Eglise, de chercher Dieu dans nos glorioles et nos grandeurs, détournant honteusement les yeux de nos "échardes dans la chair" ? (2 Corinthiens 12)

"Lorsque je prie, je n'arrive pas à m'oublier moi-même, à me défaire de mes soucis..." me disait récemment quelqu'un , inquiet de ce qu'il considérait comme une faiblesse spirituelle de sa part, comme un manque de foi. Mais la prière n'est-elle pas aussi, et peut-être surtout, un combat dans la nuit, un face à face où je m'accroche à Dieu sans même pouvoir le nommer, parfois, sans assurance aucune, jusqu'à ce qu'il mette sa main à mes blessures et que sa voix éclaire ma solitude d'une bénédiction ?

Dis-moi donc où ta foi te blesse, où elle dérègle tes litanies et tes morales, et je te dirai quel Dieu t'a visité dans ta précarité! Je te dirai si c'était le Dieu de Jacob, le Dieu qui fait, qui nomme, qui bénit Israël en venant le combattre! Tu pourras t'approcher à nouveau de ton frère, de ta maison, de ta destination d'espoir, lorsque, blessé, tu auras enfin renoncé à l'ambition d'être toujours l'aîné, le préféré, le plus fort ou le plus fidèle. Lorsque le Dieu vivant aura brisé en toi le coeur de pierre, qu'il aura ébréché ta bonne conscience et qu'il te laissera, au matin, avec les battements labiles de ton coeur et ta démarche de boiteux... Alors, comme Jacob, tu pourras dire à ton frère retrouvé : "J'ai vu ta face comme l'on voir la face de Dieu, et tu m'as agréé!" (Genèse 33) non pas pour mes cadeaux ni pour mes armes ou mes titres de gloire, mais pour l'aveu de ma faiblesse et de ma faute, pour ma fragilité d'humain, ton frère...

Quand tu te relèveras boiteux pour reprendre ta route, tu sauras comment Dieu te bénit vraiment : d'une blessure nouvelle! Sa bénédiction est un "plus" pour toi, mais c'est un "plus" qui a la forme de la Croix!...

S'il y a une progression que tu puisses espérer dans ta vie spirituelle, dans ton parcours devant Dieu, ce n'est pas que tu passeras avec lui de la lutte à la sérénité, que tu quitteras les empoignades à fleur de terre pour une contemplation céleste et souveraine! Ton espérance, et sa promesse, c'est que vos face à face nocturnes et fugitifs laisseront place à une vision nouvelle, qu'un jour "tu connaîtras Dieu comme il t'aura connu", "de visage à visage", au plein soleil de son amour.

(I Corinthiens 13)

Mais cette aube-là reste encore à venir !...

En attendant, quand Dieu t'empoigne à l'improviste aux carrefours de ta vie, c'est qu'il vient t'entraîner au "corps à corps dans la poussière"! Il ne fait pas de toi un saint ni un surhomme , il ne t'élève pas jusqu'en haut de l'échelle, l'échelle de Jacob, bien sûr!(Genèse 28) mais en te combattant, en te blessant, il change ton regard sur toi, sur tes trésors et tes vertus, sur tes idoles d'illusion : tout cela n'est que poussière et sables mouvants! Boitant, tu prends conscience, à chaque pas, de ta vulnérabilité, tu reconnais enfin cette blessure que tu peinais à camoufler, par peur de perdre la face à la face d'autrui.

Ta nuit de Jacob solitaire s'ouvre alors, comme une noix que l'on casse. Au jour levant, elle te fait entrevoir son peuple, un peuple aimé qui te ressemble, dans les bénédictions de Dieu...

Il y a cinquante ans, au lendemain de la guerre, un poète invoquait ce Dieu-là, le "Seigneur des armées", le "seigneur des soldats", le "Dieu-combat" qui nous bénit en nous blessant :

"Seigneur qui nous jeta dans la gueule de la baleine, donne-nous aujourd'hui non pas encore ta paix, mais notre quotidienne nourriture d'erreur, de confusion, d'aveuglement, d'injustice, afin que, mâchant notre pain de poussière et de vent, nous nous rappelions chaque jour que l'Eternel n'est pas une poupée faite de main d'homme, qu'Il n'est pas un fantôme docile à notre appel, qu'Il ne donne, même contre Caïn, nulle victoire, qu'Il n'est pas justice, pas ordre, pas amour au sens de notre langage cannibale, n'est pas vie, n'est pas dieu, n'est rien de ce que dit une parole humaine.

Seigneur, donne-nous notre peine quotidienne afin qu'elle soit pesée avec les cendres de nos frères".

Et le poète conclut ainsi l'invocation, ce pourrait être notre "à Dieu" à Jacob-Israël, notre aîné, notre frère :

"Ombre, que je ne vois pas, qui ne me parle pas, que puis-je, sinon dire que tu fus peur et courage, amour et solitude, homme que nous avons, si mal, aimé".

Jean-Paul de Dadelsen, "Jonas" (1945)

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Pierre Dubois
Musique
Choeur d'hommes "La Concorde"; dir. Olivier Pianaro