Il suffit de prononcer le mot colère pour provoquer toutes sortes de peurs. Nous savons par expérience que lorsque nous nous mettons en colère nous perdons la maîtrise de soi et risquons de tomber dans une violence dévastatrice. La colère est dangereuse et nous avons appris à la juguler. Déjà au 4e siècle avant Jésus-Christ, le philosophe grec Platon portait un regard méprisant sur les émotions, les sentiments, les impulsions de notre nature humaine et donc sur la colère. Pour lui l'idéal était de rester calme et stoïque en toute circonstance. Cette philosophie a marqué d'innombrables générations. J'ai moi-même été éduqué dans cet idéal.
L'interdit de la colère provient aussi d'une conception musclée de l'obéissance. On doit obéir aux parents, au maître, au patron, aux officiers, à l'évêque et au roi. Il n'y a pas de place pour la contestation, la colère et la révolte. Et puis il y a l'Écriture sainte dans laquelle l'interdit de la colère plonge aussi ses racines:
- Matt. 5, 22 : " Tout homme qui se met en colère contre son frère sera amené devant le juge. " On comprend généralement cette déclaration comme un interdit de se mettre en colère.
- Col. 3, 8 : " Rejetez la colère, l'irritation, la méchanceté. "
- 1 Tim. 2, 8 : " Je veux que tous les hommes prient avec pureté de cœur, sans colère ni esprit de dispute. "
- Jac 1, 19-20 : " Chacun doit être lent à se mettre en colère ; car un homme en colère n'accomplit pas ce qui est juste aux yeux de Dieu. "
La cause semble entendue : il n'y a pas de place pour la colère dans la vie du chrétien. Point final.
Je n'avais jamais réfléchi particulièrement à ce thème de la colère jusqu'au jour où je suis tombé sur le livre de la théologienne Lytta Basset " Sainte colère. " J'y ai découvert qu'il y a une sainte colère, c'est-à-dire que la colère sous une certaine forme peut être en accord avec la volonté de Dieu !
Souvenez-vous ! Dimanche passé je vous ai parlé de la colère de Dieu. Nous avons constaté que Dieu se met en colère contre le mal, l'injustice, le mensonge. Sa colère est le corollaire de sa passion pour le bien, le vrai, le juste. On peut parler de la sainte colère de Dieu.
Dieu nous appelle à l'imiter. " Soyez saints, car je suis saint. " (Lév. 19, 2) On pourrait traduire : soyez des passionnés pour ce qui est vrai, juste et bon ; ne restez pas indifférents devant le mal. Cet appel de Dieu à la sainteté a quelque chose de terrifiant car nous discernons immédiatement qu'il nous conduit sur la voie du conflit. Si nous réagissons contre le mal, le mensonge, l'injustice ou l'immoralité, cela va nous créer des ennuis. C'est plus facile de se taire et de laisser faire. Exemples : comme parents, nous voyons nos ados filer du mauvais coton et nous nous taisons pour avoir la paix ; dans notre cadre professionnel, il nous arrive d'être témoin de pratiques malhonnêtes et nous laissons faire pour avoir la paix. Cette passivité pose problème : à partir de quand devient-elle compromission et complicité ? Nous ne sommes pas au clair là-dessus.
A ce propos, l'Écriture sainte nous apporte un éclairage utile. Le chapitre 19 du Lévitique rappelle en quoi consiste le respect de Dieu et du prochain. Il énumère une série de prescriptions religieuses et morales et il ajoute au commandement d'amour du prochain cette précision : " N'hésitez pas à réprimander votre prochain afin de ne pas vous charger d'un péché à son égard. " (v. 17) Cela veut dire que si je ne réagis pas devant mon prochain qui fait du mal, le malheur des autres et le sien propre, je commets un péché contre lui car je le laisse s'enfoncer dans les marais puants du mal, je ne le secours pas et en plus je prends une part de responsabilité dans le mal qu'il continue à faire aux autres. Il y a là une invitation claire à ne pas nous rendre complices du mal par le silence.
Jésus fait allusion à cette résistance au mal. " Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. " (Matt. 10, 34) Il nous exhorte par là à mener le même combat que lui contre le mal sous toutes ses formes. " Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. " (Jean 15, 18) Jésus rappelle ici une vérité terrible : celui qui résiste au mal devient la cible de la haine de celui qui fait le mal. Cette opposition au mal peut s'appeler " sainte colère " parce qu'elle est le reflet de la volonté de Dieu. Elle s'apparente à une protestation vigoureuse, à de l'indignation.
Le problème avec la colère humaine c'est qu'elle dégénère souvent en violence. Par exemple, la colère contre les méfaits de la mondialisation a dégénéré dans la violence des manifs anti-G8. Sur le plan personnel, nous avons déjà constaté que notre colère, quand elle s'exprime par des insultes, des gifles ou des coups fait plus de mal que de bien. C'est pourquoi l'Écriture sainte nous met en garde contre la colère. Seulement il y a colère et colère ! Il y a la mauvaise qui s'exprime à travers la violence et la sainte qui est une prise de position sans violence ni vengeance contre le mal.
Rappelez-vous l'histoire de Caïn et Abel (Genèse 4). Caïn le cultivateur et Abel le berger offrent chacun un sacrifice à Dieu. Le texte dit : " Le Seigneur accueillit favorablement Abel et son offrande, mais pas Caïn et son offrande. " (v. 3) Caïn en éprouve naturellement de l'irritation, de la colère. Il est dans la situation de quelqu'un qui se sent frappé injustement par le malheur et qui n'en comprend pas la raison, comme aujourd'hui tant de malades, handicapés ou endeuillés. Précisons que le récit ne suppose aucune faute de la part de Caïn. Pour l'instant, il est défavorisé sans en porter de responsabilité. On comprend sa colère. Alors Dieu intervient : " Pourquoi t'irrites-tu ? Si tu réagis bien, ne te relèveras-tu pas ? Mais si tu réagis mal, le péché, tapi devant ta porte comme un monstre, te dominera. Mais toi, domine-le ! " (v. 6) Dieu ne lui reproche pas de s'irriter, mais l'exhorte à ne pas se laisser emporter par le péché, c'est-à-dire la violence. Caïn fera le contraire. Sa colère s'exprime par le meurtre d'Abel. Il est tombé dans le piège du diable, ce monstre tapi devant notre porte.
A ce propos Ephésiens 4, 26 donne un conseil de profonde sagesse : " Si vous vous mettez en colère, prenez garde de ne pas tomber dans le péché. " Ce qui est mauvais, ce n'est pas d'être en colère contre le mal ou l'injustice, mais c'est d'exprimer son indignation ou sa colère par la violence ou la vengeance. A ce niveau-là, Jésus-Christ est exemplaire. Il s'est indigné contre le mal sous toutes ses formes. Sa sainte colère était l'expression de sa passion pour le bien, le vrai, le juste, mais il n'est jamais tombé dans le péché, c'est-à-dire la tentation de répondre au mal par le mal ou la violence. Nous sommes invités à devenir comme lui des passionnés pour la justice, le vrai, le bien, à brûler d'une sainte indignation, mais sans tomber dans la violence ou la vengeance qui ne fait qu'amplifier le mal.
Amen !