Frères et Soeurs,
Ce matin, c'est une étape difficile que nous sommes appelés à franchir. Et c'est un homme qui s'y connaît et que rien n'arrête qui nous sert de guide.
Imaginez : cet homme est parti de la région du Haut-Nil pour venir en pèlerinage à Jérusalem. Un trajet de 1'500 km ! Un voyage fatigant et particulièrement dangereux.
Mais des circonstances plus sérieuses que la distance kilométrique le séparent du Temple: il est vraisemblablement un descendant d'un des fils de Noé, Cham, une descendance sur laquelle plane une ombre certaine. Par ailleurs, ce surintendant de la reine d'Ethiopie est un eunuque et pour aggraver son malheur, la loi de Moïse contient cette disposition : "Aucun eunuque ne sera admis dans l'assemblée de l'Éternel." C'est ainsi qu'au Temple, il a dû se tenir derrière la barrière qui sépare les païens du peuple de Dieu après 1'500 km de route !
À cela, il faut ajouter son métier. Il appartient, en effet, au milieu de la haute finance, cette couche sociale dont le Christ a dit : "Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu."
Chamite, étranger, eunuque et financier, il semble que pour cet homme, l'entrée dans le Royaume de Dieu soit non seulement difficile, mais encore très problématique. Malgré cette accumulation d'obstacles, il est allé en pèlerinage au Temple de Jérusalem. Nous ne savons pas ce qui l'a poussé dans cette entreprise téméraire. Peut-être est-il un chercheur de Dieu, un homme qui a faim et soif de Dieu. C'est probable, mais ce n'est pas une explication suffisante.
Pourquoi ? Parce qu'on ne peut être un chercheur de Dieu que si on a été d'abord trouvé par Dieu. Et on a faim du ciel que si le ciel nous a mis cette faim dans le cœur. Si quelqu'un, dans ces conditions, trouve le chemin de la maison de prière, c'est que la main de Dieu le dirige.
Il ne nous est rien dit de son séjour à Jérusalem. La seule chose que nous pouvons imaginer c'est qu'on a dû lui conseiller de se procurer le rouleau du prophète Esaïe Et c'est avec le livre d'Esaïe qu'il s'en retourne chez lui. En chemin, il entreprend la lecture du livre, lisant à haute voix comme il était coutume de le faire. Vous connaissez la suite.
Il faut avouer que la situation est particulièrement "étonnante": le rendez-vous est arrangé dans un endroit désert, par l'ange puis par l'Esprit de Dieu. Le candidat providentiel au baptême rencontre l'homme providentiel capable de lui en ouvrir le chemin.
L'étranger lit précisément le passage rêvé pour permettre à Philippe de parler de Jésus .et il pose la question idéale pour qu'on soit tout de suite au cœur du sujet. Puis finalement, il souhaite exactement ce que les chrétiens considèrent comme décisif : le baptême. On est en plein rêve… ou en plein miracle !
Il y a plus encore Les eunuques sont des hommes marqués en profondeur. Un acte de violence incroyable perpétré sur leur personne les mettait à part du reste du genre humain. À jamais exclus de la possibilité de fonder une famille, ils sont l'objet d'un mépris général, Ils avaient, en outre, la réputation d'être des gens dévorés par une ambition sans limites : faire payer au monde ce qu'ils avaient eux-mêmes subi ou se venger de leur état d'infériorité en exerçant sur d'autre un pouvoir purement arbitraire.
À moins qu'ils ne tentent de sublimer leur situation en cherchant à se réaliser à travers un approfondissement religieux, comme cela semble être le cas de notre personnage.
Il serait faux, sans doute, de projeter sans autre ces généralités sur l'eunuque éthiopien. Mais comme par hasard, le passage du prophète Esaïe qu'il est en train de Iire sur son char parle de la violence totalement injuste qui s'est abattue sur une personne mystérieuse appelée "iI" : "il a été mené à la boucherie et comme un agneau muet devant celui qui le tond, il est resté sans voix il a été humilié..."
Le fait que ce "il" ne se soit pas défendu, mais soit resté muet comme un mouton qu'on mène à la boucherie doit apparaître à notre homme comme extrêmement fort ! Il semble donc que tout converge à montrer que ce haut personnage accède à l'Évangile, à la bonne nouvelle en apprenant de la bouche de Philippe à connaître Jésus le Christ comme "celui qui est venu le rejoindre" dans sa situation de violence et d'humiliation, pour l'aider à dépasser sa réaction naturelle de ressentiment et s'ouvrir à l'humilité et à l'amour. Les obstacles de la loi de Moise sont balayés, les exclusions sont rayées, il y a plus grand, il y a plus fort.
Et s'il y a plus grand, plus fort, c'est qu'il y a la personne du Christ qui est venu rencontrer l'homme, l'être humain dans son humanité. Il est venu vers nous, il nous a rencontrés par-delà nos cultures, par-delà nos langues, par-delà nos susceptibilités, tout simplement dans notre humanité souffrante.
Et s'il nous a rencontrés ce n'est pas pour que nous nous complaisions dans une attitude d'attente, de contentement de "je suis bien chez moi, j'ai accueilli le Christ à ma table" et c'est tout.
Comme l'eunuque, nous avons aussi des barrières à franchir et il faut savoir sauter, des rivières à traverser et il faut savoir se mouiller, des combats à mener contre nous-mêmes et il faut savoir lutter, des feux intérieurs qu'il faut savoir éteindre.
Comme Philippe il faut se rendre disponible. L'eunuque éthiopien et Philippe, même combat ou plutôt même démarche même parcours, même course vers Dieu et pour Dieu.
C'est ici, en fin d'étape que nous nous retrouvons, il reste, comme à chaque étape quelques kilomètres à parcourir, mais ce sont les plus difficiles. La fraîcheur n'est plus la même, il faut puiser en soi, profondément, les forces pour continuer à mettre un pas devant l'autre, d'autant plus qu'il y a une montée.
Souvenez-vous, il y a 3 mouvements Dieu en mouvement vers l'homme, l'eunuque en mouvement vers Dieu et Philippe en mouvement vers l'eunuque. 3 mouvements qui nous montrent clairement qu'être chrétien ne nous autorise pas à nous "ranger" au rayon des membres passifs, mais nous mobilise et nous rend actifs, dynamiques pour aller vers les autres.
Mais qui sont ces "autres" ? C'est bien ici que se situe la dernière côte, la plus difficile ! Les autres...? Si mon "univers" s'arrête aux gens de ma communauté, il faut avouer, déjà, que ce n'est pas toujours facile.
Si mon "univers" s'ouvre un peu et s'arrête aux gens qui partagent la foi réformée, il faut aussi avouer que ce n'est pas moins facile.
Si je m'ouvre encore un peu plus, toujours dans la proximité et que je veux dans un mouvement d'ouverture partager la foi chrétienne avec des catholiques romains ou des orthodoxes, cela devient toujours plus difficile, voire impossible pour certains.
C'est dire si nos barrières sont tenaces, hautes et larges, des barrières qui, d'ailleurs, n'existent que parce que nous croyons tenir la vérité. Il nous manque, à ce propos et à l'évidence, quelques textes bibliques que nous aurons occultés pour mieux nous croire dans la vérité.
Les "autres" c'est eux d'abord, mais c'est encore plus que cela, c'est plus vaste, et plus large. Nous vivons dans un pays fait de 4 langues, de 4 cultures. Nous vivons dans un pays dans lequel vivent et travaillent près de 20 % d'étrangers, multitude, à notre échelle, de jeunes, de personnes âgées, de bien-portants, de malades, de statuts sociaux économiques différents, de langues différentes, de cultures différentes.
Parmi eux, le plus grand nombre se déclarent chrétiens. Que faisons-nous ensemble ? Quel témoignage commun avons-nous? Pas grand-chose ! Pourquoi ? Parce que nous n'avons pas dépassé nos réactions les plus viscérales, nos réactions les plus profondément ancrées en nous.
C'est cela nos barrières. Il y a une différence fondamentale entre adhérer à la foi et la vivre. Il y a des gens qui se disent chrétiens, des militants et qui sont et restent racistes, le Christ doit en pleurer !
Il y a des chrétiens qui ne supportent pas les gens qui parlent une autre langue et qui croient qu'au paradis on ne parlera que le français, le Christ doit en rire !
Il y a des chrétiens qui s'opposent à tout et qui n'ont aucun objectif commun, le Christ doit en rire… amèrement !
Il y a des gens qui colmatent la barrière des "röstis" et le tunnel du Gothard rien que pour se sentir chez eux, le Christ doit en être bien triste !
Il y a des jeunes et des vieux qui pensent toujours qu'ils ont raison, qui s'affrontent et dont le Christ sourit du profond de son éternité.
Aller vers les autres c'est se mettre en marche en ayant abandonné tous les boulets que nous traînons à nos pieds : nos préjugés, notre certitude d'avoir raison, notre état d'esprit, notre statut social pour rencontrer cet autre que Dieu aime tout autant que nous, et, par-delà tout ce qui peut nous séparer, construire ensemble, projeter l'avenir ensemble, vivre la réalité présente du Christ ensemble avec des projets d'espérance.
Vous voyez, on se croyait arrivés et il faut déjà repartir. Le chrétien n'est jamais arrivé, c'est un homme debout, trouvé par le Christ, un homme dans toute son humanité, un homme qui marche, qui marche sur tous les chemins où Dieu veut mener ses pas, sa route, pour une terre et un ciel nouveaux.
Amen !