Laisser tomber ces manteaux trop lourds à porter

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Quelle énergie, quel souffle, quelle profondeur ! Magnifiques chants gospel ; c’est l’histoire et la vie intérieure de tout un peuple qui s’y exprime. Les esclaves importés d’Afrique sont complètement déracinés et doivent réaliser des travaux très pénibles. Dans les champs de coton, ils travaillent du lever au coucher du soleil. Parfois, ils chantent ou crient quelques phrases pour décliner leur identité. « Je suis Untel, fils de Untel, je viens de tel village… ». Pour peu qu’un autre comprenne son dialecte, ils se répondent. Dès lors, ils s’identifieront très facilement à l’histoire du peuple d’Israël, peuple de l’exode. Moïse devenant la figure qui incarne leur espérance de libération.
Sous l’esclavage, les chants s’inspireront principalement de l’Ancien Testament. Une fois l’esclave affranchi, souvent il déclinera son appartenance à Jésus-Christ. Dès lors, les chants se référeront principalement au Nouveau Testament pour exprimer des louanges et de la reconnaissance pour la libération de l’esclavage.
Si beaucoup de croyants ont trouvé dans ces chants force et courage, ils leur ont aussi permis d’exprimer à Dieu leurs sentiments les plus profonds: Les esclaves ont crié à Dieu leur souffrance. On retrouve ce cri dans le fameux « Go down Moses » : Descends Moïse, viens Moïse. Autrement dit : « Seigneur envoie pour nous aussi un nouveau Moïse, un nouveau libérateur ».
Un cri, oui Bartimée a aussi, nous dit l’évangile, exprimé son appel à l’aide par un cri : « Jésus, fils de David ait pitié de moi !» Intéressant, il est la seule personne guérie par Jésus dans l’évangile de Marc dont on nous dit le nom : Bartimée. Le nom révélant dans la Bible l’identité personnelle, ce détail prend donc une certaine importance. De plus, le texte grec mentionne deux fois la même chose. Bartimée signifiant déjà fils de Timée, il est dit littéralement : « Ce mendiant aveugle s’appelle fils de Timée, il est le fils de Timée ».
Et c’est d’autant plus intéressant lorsque nous découvrons l’étymologie de Timée. Il signifie tout simplement « honoré ». On pourrait donc traduire : « Un mendiant aveugle, fils d’Honoré, dont le nom même est fils d’Honoré ». Cet homme porterait donc le nom d’un ancêtre (père ou grand-père) qui a été célèbre et honoré. Un patronyme plutôt lourd à porter pour celui dont l’existence présente ne semble pas aussi « honorable » que celle de son illustre ancêtre. Non, il ne semble pas avoir été à la hauteur des espérances placées en lui puisqu’il se retrouve avec son handicap assis au bord du chemin, c’est-à-dire, exclu, marginalisé, passif et dépendant.
Quoi de plus logique donc que cette foule du village veuille le faire taire puisqu’il n’est pas honorable ce mendiant, fils d’Honoré. Mais voilà, celui dont la vie dépend de la charité des autres va faire fi de cette résistance. Il va crier à Jésus. Jésus répond à ce cri, mais d’une manière particulière. Il ne se dirige pas vers Bartimée, ni ne demande qu’on le lui amène comme c’est parfois le cas, mais il l’invite à se mettre en mouvement en venant lui-même vers Jésus.
Or, c’est dans ce mouvement que Bartimée va laisser tomber son manteau. Le manteau dans la Bible, comme le nom, révèle l’identité d’une personne. Bartimée va montrer aux autres qu’il se dépouille de ce qui fait son identité aux yeux des autres. Il abandonne en quelque sorte ses défenses et sa carapace derrière lesquelles il se protégeait devant autrui. Jetant son manteau, il se met à nu et expose encore davantage sa faiblesse et sa fragilité. Il peut le faire parce qu’il « voit », avec les yeux de la foi, en Christ celui qui peut lui permettre de se lever pour se mettre en mouvement et quitter son immobilisme.
Et nous, devant le Christ, laisser tomber nos carapaces, nos apparences derrière lesquelles nous nous protégeons parfois : devant Dieu, laisser tomber le manteau de nos sourires lorsqu’ils cachent une souffrance que l’on ne veut pas montrer ; devant Dieu, laisser tomber le manteau de notre activisme lorsqu’il nous empêche de reconnaître notre épuisement ; devant Dieu, laisser tomber le manteau de notre dévouement lorsqu’il révèle une soif d’être aimé ; oui devant Dieu, laisser tomber le manteau de notre besoin de renommée pour se découvrir aimé d’un Autre gratuitement.
Mais il y a encore d’autres richesses à découvrir. Avez-vous remarqué, Jésus, bien qu’ayant entendu son cri, lui demande ce qu’il souhaite ? Il lui donne la possibilité de choisir. En Jésus, il rencontre enfin quelqu’un qui est prêt à l’aimer non pas pour ce qu’il acceptera de faire, non pas pour la place ou l’image honorable qu’il devrait occuper, mais pour lui-même. Quelqu’un qui ne lui reproche pas de ne pas avoir réussi à assumer la renommée de ceux qui l’ont précédé, mais qui l’invite à assumer son propre désir le plus profond.
Sa guérison est signe d’une guérison physique et psychique. Parce que Jésus l’a invité à occuper le statut d’un homme debout et parlant, sa guérison ne le renvoie donc pas à ses occupations habituelles. Il peut maintenant choisir le chemin de vie auquel il aspire au plus profond de lui-même. Il n’était pas obligé, mais il choisit, parce qu’il peut le faire maintenant, de suivre Jésus. Désormais, Bartimée a autre chose à faire que d’occuper la place qu’on a voulu pour lui.
Comme Bartimée, parfois, nous aussi nous portons un héritage pénible à vivre. Combien d’espérances, combien de choix ont été posés sur nos épaules: lorsque l’on nous imposait un métier que nous n’avions pas choisi, lorsque l’on prononce sur nous des paroles destructrices « Tu ne réussiras jamais, tu n’es bon à rien, tu n’y arriveras pas, ce n’est pas une profession pour toi ». Dans certaines familles, l’aîné pouvait faire des études alors que les autres enfants devaient travailler pour que cet aîné puisse poursuivre ses études. Dans certaines familles, il était déjà décidé quel enfant allait suivre le chemin professionnel du papa.
Comme Bartimée, il n’est pas toujours facile de ne pas réussir à assumer une certaine réputation : non, il n’est pas toujours facile d’accepter que son enfant ne soit pas le bon élève, le bon enfant que l’on aurait espéré. Il n’est pas toujours facile de se dévoiler aux autres avec le poids des années qui se fait sentir alors que nous étions connu pour notre dynamisme. Il n’est pas facile d’assumer ses échecs et ses erreurs quand ils peuvent entacher notre réputation.
Et pourtant, nous aussi, comme Bartimée, nous pouvons laisser tomber nos manteaux parfois si lourds à porter : le manteau des convenances, des apparences, de la bonne réputation, ou encore le manteau de nos échecs, de nos souffrances et de nos plaintes. Saurons-nous les laisser tomber devant le Christ et nous mettre en route avec lui plutôt que de rester enfermés, immobilisés dans nos peurs, nos tristesses et nos découragements ?
Maître Eckhart disait : « Être aimé de Dieu suffit à justifier mon existence. » Le Christ dit à chacun d’entre nous, à nous communauté rassemblée dans ce temple de Rochefort comme à chacun d’entre vous, chers auditrices et auditeurs, c’est à chacun particulièrement qu’il dit : « Lève-toi et viens à moi. Lève-toi et laisse tomber ces manteaux parfois si lourds à porter, car c’est ensemble que nous irons, c’est ensemble que nous prendrons les chemins de la vie, du courage et de la confiance. »

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Vincent Schneider
Musique
Groupe de gospel (env. 40 p.), sous la direction de Laurence Guillod, 1 soliste. Accompagnement au piano.