Si tu connaissais le don de Dieu…

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1/ Un autre monde
De l’eau, du soleil. Un coin de nature, un écrin de silence. Cela pourrait être quelque part autour de Villars, par exemple, du côté de Bretaye, du Roc d’Orsay ou, tiens, du Col de la Croix.
Mais, si l’on retrouve ces mêmes éléments dans notre épisode biblique, les conditions de vie sont vraiment très différentes :
- l’eau y est celle du seul puits de la région
- Le soleil accable hommes et bêtes de ses rayons
- Et le silence est celui de la survie.
Pourtant, un homme et une femme se retrouvent au point d’eau, de façon plutôt incongrue, à l’heure où il fait le plus chaud.
C’est le début d’une histoire tout à fait inattendue, dont personne n’aurait osé le scénario. Car tout sépare les deux protagonistes principaux : le sexe, homme-femme, l’origine, Samarie-Israël et le parcours de vie. À ce sujet, je vois bien Brel écrire quelque chose du genre : «Entre ces gens-là, Monsieur, on ne se parle pas ; on s’évite, on s’épie, on se dédaigne.»
En fait, on est totalement dépaysé quant au mode de vie, à cause de la différence d’époque, mais aussi de culture. Comme lorsqu'on croise une femme en burka noire sur les quais de Genève ou de Montreux. C’est tout un autre monde qui se lit dans ses yeux. Un autre monde.

2/ Une querelle ancestrale
Et puis, il y a cette querelle ancestrale entre deux peuples voisins, consanguins, la petite Samarie, terre de mélange, prise en étau dans le saint territoire d’Israël. Deux peuples trop proches dans leur histoire pour s’accepter dans leurs différences. Cela dure depuis des siècles et perdure jusqu’à nos jours dans un certain sens.
L’inimitié sourde s’est souvent muée en haine farouche, nourrie idéologiquement et soutenue théologiquement. Et on ne le sait que trop, quand on met Dieu dans le coup, le pire est à craindre.
De telle sorte que même la plus insignifiante des samaritaines – aux yeux de son peuple – défend son patrimoine contre l’étranger rencontré. On trouve là, en germes, les ingrédients de recettes qui ont entaché mille et une fois l'histoire humaine, faite de haine, de racisme, de développement séparé et j’en passe.
Un homme et une femme se retrouvent, certes. Mais chargés du poids d’histoires qui les dépasse et les enferme, condamnés à ne pas se rencontrer. On dit qu’il faut que beaucoup d’eau coule sous les ponts pour surmonter une difficulté, relationnelle en général, entre des individus ou des groupes plus ou moins grands. En Palestine, que de sable a soufflé sous les rares palmiers, glissant d’une dune à l’autre, mais sans parvenir à enfouir assez profondément les antagonismes.

En pareil cas, où que l'on soit, à n'importe quelle époque, tout est prétexte à sortir les armes, qu’elles soient verbales, blanches ou même de purification ethnique. Les Samaritains comptèrent en effet parmi les premières victimes de telles pratiques systématiques.
Nous avons ouvert l'Évangile, dans la quiétude de ce moment mis à part. Il y est question de rencontre et donc d’échange, de partage, mais cette rencontre s'inscrit dans un contexte qui n'a rien de paradisiaque, comme la vie ici-bas, en fait. Humaine et parfois inhumaine.
Voilà qui peut nous paraître très lointain en ce matin de juillet ensoleillé, dans une Suisse qui n’a pas connu de guerres depuis fort longtemps et une Europe qui les a évitées depuis 60 ans. Alors : rendez-vous manqué ? Comme pour nos deux protagonistes qui n’auraient dû que se croiser. L’une repartant avec sa cruche et l’autre restant avec sa soif. Repartirons-nous insatisfaits ? Certainement pas !
Car quand l’Évangile pointe le bout de son nez, humblement, sous les traits d’un voyageur assoiffé. Alors, un homme et une femme peuvent se retrouver au point d’eau, malgré tous les obstacles humains. « Se retrouver. », comme égarés l’un et l’autre par rapport à ceux qui les entourent. « Au point d’eau. », là où se dévoilent les soifs profondes et les sources fécondes.
Nous voici donc au bord du puits ce matin, avec nos cruches vides et nos soifs les plus secrètes. Quelqu’un est là à nous attendre. Mon frère, ma sœur, dépose ton fardeau et ouvre ton cœur.

3/ Entre marginaux
Un homme et une femme se retrouvent donc. Ils sont étrangers l’un à l’autre. D’un côté, un juif se risquant en territoire impur et de l’autre, une femme traitée comme une pestiférée par les siens. Déplacement exceptionnel pour lui ; tâche quotidienne, lancinante pour elle. Sous un soleil qui fait mal, dans une solitude accablante, le juste par excellence, et une « femme à hommes » – comme il y a trop souvent des hommes à femmes. Une cruche vide et un puits plein, un récipient pour puiser et la soif : «Femme, donne-moi à boire.»
Cette parole déchire le silence. L’autre est nommée, vient à l’existence. Elle n'est déjà plus une pestiférée et se retrouve même gardienne des traditions de son peuple. Elle questionne, elle semble offusquée par une telle demande. « Comment ? Toi, un Juif, tu me demandes à boire à moi, une femme samaritaine ! »
Ébauche de rencontre entre deux êtres à la marge, sur la margelle du puits. Elle, victime d’une double peine : femme et vivant avec un homme qui n’est pas son mari : «Tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari.» Venant au puits, non pas «le soir, au moment où les femmes viennent chercher l’eau », comme dans l’histoire d’Eliezer et bien d’autres, mais seule, en plein midi, bannie par ses semblables. Lui, posant déjà question : visité, mais de nuit. Cette nuit qui n’avait pas voulu de la lumière, dérangeant par ses succès naissants et par ses origines : «De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ?»
Préférant se retirer de la capitale pour retourner dans sa région reculée, comme la femme, préférant sortir du rythme social. Mieux valait affronter les rayons brûlants que les regards méprisants. Deux marginaux, chacun à sa manière.

4/ En suspension
On a d’ailleurs l’étrange impression que le temps est en suspension dans ce lieu désert, loin de la communauté villageoise hostile et des éminences dubitatives de Jérusalem. Le silence est dense, sous la chaleur lourde. Ni bruits ni gestes superflus. Les pas de la femme, la poulie grinçante, la cruche atteignant l’eau. Pas ou peu d’interférences. C’est le temps des nouveaux possibles. Comme lorsque le prophète Osée disait au sujet de sa femme infidèle, image du peuple tout entier, infidèle à son Dieu : «Je l’emmènerai au désert et là, je lui ferai la cour. »

Parallèle trop osé ou trop réaliste avec “la femme aux cinq maris, dont l’homme actuel n’est pas le mari” ? D’ailleurs, était-il le cinquième évoqué ? Ou un sixième que, de guerre lasse, elle n’avait pas épousé ? Ou bien qui ne l’avait pas épousée ! Quelles épreuves, quels drames, quelles errances derrière cette simple évocation ?
Et puis, osons franchir le pas ! De quoi est faite la trame de nos existences respectives, frères et sœurs ? Quelles peines et quelles frustrations, petites ou grandes, sont lovées en nous ? Et surtout, et surtout, quelles attentes ?

5/ Le don de Dieu
Quelles sont nos attentes ? Et quelle est la parole du Seigneur pour nous, ce matin, avec nos attentes ? « Si tu connaissais le don de Dieu… » Voilà. La première parole de Jésus a été une demande, faisant de la femme une interlocutrice. La seconde est une offre, qui sonne comme une déclaration d’amour dans l’esprit d’Osée. Comme un nouveau possible : un cadeau, pour elle !
Car elle, justement, est une personne aimée, aimable que Dieu accueille sans la charger de mille et un jugements. Au chapitre précédent de l'Évangile, il est écrit : «Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.» En voici une application très concrète. L’heure n’est pas aux restrictions moralisatrices en tout genre, mais à la rencontre vraie.
«Si tu connaissais le don de Dieu… » Évidemment : vu sous cet angle, nos chemins tortueux, nos épreuves, nos faux pas, quelle importance ? Comment ne pas se laisser séduire par l'amour du Seigneur ? Jean l’a déjà fait connaître, ce don, toujours au chapitre précédent : «Dieu a donné son Fils pour le monde qu’il a tant aimé.» Le fameux Jean 3,16, le mantra évangélique !
Et dans notre passage, en l’espace de quelques versets, l’idée du don est répétée à huit reprises ! Avec, en particulier, une affirmation-clé du Christ qui bouleverse la femme : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle.» La femme ne peut alors que demander : « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici.»
Vous voyez, l'importance du don, offert, à demander et à accueillir, qui permet ce parcours absolument renversant. Partant du «Donne-moi à boire» de Jésus à la femme pour aboutir à celui de la femme à Jésus : «Donne-moi cette eau.» Quel cheminement entre ces deux paroles !
Alors bon, elle se « mélange un peu les bidons », si j'ose me permettre entre l'eau liquide et le breuvage spirituel. Mais « ne plus avoir à venir puiser » ne résonne-t-il pas comme un désir de changer de vie ? Et «donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif», mais c'est un cri, une confession, un appel au secours ! Oui vraiment, quel cheminement.

6/ Une question très personnelle
Le courant passe de mieux en mieux, la Samaritaine est désormais en confiance. Elle perçoit, de manière encore confuse, qu’il a quelque chose de précieux à lui offrir. Soudain, une nouvelle parole claque comme un coup de fouet dans l’air : «Va chercher ton mari.», second impératif, après « donne-moi à boire », qui était du type ‘’utilitaire’’ et courant. S’il n’avait pas été juif, et elle samaritaine, rien de plus normal.
Le second est beaucoup plus personnel, intrusif, il a trait à sa vie intime, mais, vous le remarquerez, elle n’est plus offusquée. Elle ne s'érige plus en gardienne sourcilleuse des traditions de son peuple. Finis, les réflexes identitaires agressifs. Au contraire, elle confesse : «Je vois que tu es un prophète.» C’est vraiment tout un pan de mur qui s'écroule, encore plus important qu’à Berlin, séparateur de deux peuples depuis des siècles et de ces deux personnes aux trajectoires si opposées.
La Samaritaine va ainsi oser poser la question, sans a priori cette fois-ci : «Où faut-il adorer Dieu ?» Réponse décalée de Jésus : non pas « où ? », mais « comment ? » : «En esprit et en vérité. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité.»

«Il faut… » Deuxième du genre dans cet Évangile. À Nicodème, c’était : «Il faut naître de nouveau, d’en haut.» À la Samaritaine : «Il faut adorer Dieu en esprit et en vérité.» C’est complémentaire : à nouvelle naissance, nouvelle adoration ! L’une comme l’autre étant œuvre de l’Esprit en nous. Intéressant d’ailleurs, le parallèle entre ces deux parcours.
Celui d’un docteur de la loi réputé, venu dans la solitude de la nuit : il ne veut pas être vu avec Jésus. Et celui d’une femme méprisée, venue dans la solitude du plein midi : on ne veut pas être vu en sa compagnie. Ils sont l’un et l’autre appelés à entrer dans rien de moins qu'une nouvelle vie. Et nous avec eux, frères et sœurs ! Et nous avec eux ! Amen ?

7/ Il est temps
Nous avons loué Dieu, nous l’avons prié. Nous avons cheminé jusqu’au point d’eau. Il est temps, il est temps de quitter la Samaritaine et de poursuivre notre route, avec le Christ qui, lui, jamais ne nous quitte.
Frères et sœurs, chers amis, quelle est votre soif ? Voulez-vous être de ces «vrais adorateurs» que recherche le Père ? Adorant Dieu «en esprit et en vérité.» Alors, il est temps, il est temps de laisser résonner en nous cette interpellation aimante : «Si tu connaissais le don de Dieu… » Connaître, naître à la nouveauté de vie que nous offre le Dieu de toute grâce et le laisser remplir nos cruches vides.
Oui, il est temps, il est temps de crier au Seigneur : « donne-moi cette eau » pour qu’elle jaillisse en abondance de nos cœurs reconnaissants. Voilà le cheminement spirituel fort qui nous est proposé par l'Évangile ce matin, cheminement vers le Christ, cheminement vers autrui, avec et au nom du Christ, en bénéficiaires et en porteurs de l’eau vive et désaltérante de l’Esprit.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Myriam Clerc
Musique
Janique Bonzon, trompette