Nous voici aujourd’hui, le 25 janvier, jour pour jour un mois après Noël. C’est déjà loin, c’était l’année passée. Et pourtant bien que le temps semble long, ce laps de temps est court. Tant de drames ce sont déjà déroulés dans le monde, je pense à ces malheureux petits enfants belges assassinés par un geste de folie dans leur crèche, je pense à la violence qui s’est déchaînée dans la bande de Gaza et qui heureusement a cessé pour l’instant.
Voici un mois, nous fêtions Noël, et vous avez entendu alors, comme moi, les messages qui soulignaient la faiblesse et la fragilité de l’enfant Jésus dans sa crèche, vous avez écouté les sermons qui exaltaient le dépouillement de ce Dieu qui vient partager l’humanité des femmes et des hommes dans la précarité de ce monde. Ce matin, l’épître aux Ephésiens nous présente un Dieu dont il faut savoir « la richesse de sa gloire, son immense puissance, son énergie, sa force toute puissante ».
Qu’y a-t-il de commun entre le Jésus vulnérable de la nuit de Noël et ce Dieu majestueux, invulnérable, qui trône dans les cieux ? Quel Dieu faut-il croire ? Celui qui se fait homme, celui qui accompagne les humains dans leur quotidien, celui qui partage leur misère, leur peine, leurs espérances ? Ou celui qui règne dans toute sa gloire au-dessus des pénibles réalités de sa création ? Faut-il choisir entre ce Dieu qui se fait compagnon des petits, des faibles, des laissés-pour-compte et le Dieu tout-puissant dont il faut célébrer la grandeur?
Toute l’histoire du christianisme ne se résume-t-elle pas dans l’oscillation permanente entre ces deux choix ? Opter pour la faiblesse de Dieu n’est-ce pas verser dans le misérabilisme d’une religion du ressentiment que fustige le philosophe Nietzsche ? Prendre le parti d’un Dieu tout-puissant n’est-ce pas cautionner la nostalgie d’une Eglise triomphante régissant un ordre établi de toute éternité au profit des grands, au dépend des pauvres ?
C’est au cœur de ce questionnement que résonne la conviction de Job : « Pourquoi donner tant d’importance à un humain ? Oui, pourquoi le prends-tu tellement au sérieux ? » L’humain fait l’objet de la sollicitude de Dieu. On peut se demander pourquoi, on ne peut pas la remettre en cause, on ne peut pas en douter.
Forts de cette conviction, nous pouvons nous interroger sur la toute-puissance de Dieu. Que nous importent la richesse de sa gloire, son immense puissance, son énergie, sa force toute-puissante, puisqu’il est pour nous plein de sollicitude. Faiblesse de Dieu, puissance divine ? Qu’importe, il s’intéresse à moi, je suis l’objet de son amour. La question du choix entre la fragilité de l’enfant Jésus et la grandeur du Dieu des cieux devient caduque : il a fait le choix de s’intéresser à moi dans mon humanité, c’est lui qui a fait le choix de m’aimer.
Dieu a pris l’option de l’humain. Mais il n’est pas intervenu dans sa toute puissance pour éviter à l’homme Jésus une mort infamante sur la croix. Jésus est allé au bout de son humanité, vivant jusqu’à la fin dans d’atroces souffrances son humble condition et pour trouver une mort injuste. Que serait ce Dieu qui interviendrait dans la vie des hommes à la manière des divinités grecques sauvant les uns comme par magie, condamnant les autres par indifférence ou par impuissance ? Il n’y a pas d’aléatoire, il n’y a pas de fatalité dans le christianisme. Au contraire, il assume pleinement la condition humaine dans toute sa dimension tragique.
L’épître aux Ephésiens nous invite à ne pas nous limiter à la dimension tragique de l’existence humaine. Lorsqu’elle affirme que Dieu a mis en œuvre son énergie, sa force toute puissante « dans le Christ, lorsqu’il l’a ressuscité des morts et fait asseoir à sa droite dans les cieux », elle nous ouvre à une véritable espérance. C’est là une dimension essentielle de la foi chrétienne.
Mais je ne suis pas en train de faire l’apologie d’une religion de l’au-delà qui se contenterait de nous consoler à bon compte des difficultés de notre condition présente pour nous faire miroiter un avenir radieux, mais hypothétique, après la mort. On ne passe pas du dénuement de la crèche à la gloire des cieux, sans autre. Il y a bien l’incontournable passage par la croix. Ce que nous dit l’épître c’est que notre foi ne s’arrête pas là, au pied de la croix, dans la faiblesse de Dieu, dans son impuissance.
La foi s’ouvre à l’espérance dans ce geste de Dieu qui, assumant pleinement la condition de l’homme Jésus, rejeté de tous, condamné injustement, le donne, « au sommet de tout, pour tête de l’Eglise ». Dans ce geste de Dieu il y a l’affirmation extraordinaire de l’option pour l’humain. Dieu a pris parti de celui qui a été rejeté et condamné sur la croix. C’est en ce sens que la Croix est incontournable et c’est en ce sens que le Jésus de la Croix est le fondement de notre foi chrétienne. Il est celui que « Dieu remplit lui-même totalement » nous dit l’épître dans un verset final difficile que l’on pourrait traduire simplement en disant qu’il est celui que Dieu a choisi pleinement dans son humanité. Christ, celui que Dieu remplit totalement, celui que Dieu comble pleinement, est alors le « comble de l’humain », celui que le Dieu tout-puissant a choisi dans et pour son humanité.
Amen !