De l’abattement à l’émerveillement

image

Écouter le culte :

Le dimanche matin dans la Palestine du premier siècle, c’est un peu comme notre lundi matin au vingt-et-unième siècle. C’est le retour à l’école, le retour au travail, le retour à la vie normale d’un début de semaine avec tout ce que cela implique d’attentes, de stress, de détermination professionnelle mais aussi de routine et parfois de craintes. Et voici que deux disciples de Jésus – non pas deux membres du groupe des 12, mais deux disciples au sens large du terme – oui voici que deux disciples quittent Jérusalem pour se rendre à Emmaüs, une bourgade située à environ 11 km de la capitale.
Après les événements dramatiques de la mort de Jésus de Nazareth, ils ont besoin d’une pause – ou d’un break comme on dit – pour s’éloigner de la tension qui régnait à Jérusalem. Après l’épreuve, le découragement, et la déception liés à la mort de leur Maître, ils avaient besoin de prendre l’air. Jésus, leur Maître, avait proclamé qu’il était le chemin, la vérité et la vie mais il gisait maintenant dans une tombe. Il avait promis espérance et salut, paix et réconciliation, mais à présent il était mort et mort de la pire des manières qui soit : le supplice romain de la croix.
Or voici que sur leur route en direction d’Emmaüs, le Seigneur lui-même apparaît. Les deux disciples conversent des événements du week-end ; ils sont manifestement confus quand Jésus les approche et fait route avec eux. Seulement, nous dit le verset 16, « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître ». Et là, ne croyons pas que cette non reconnaissance soit spécifique à ces seuls deux disciples. Plusieurs autres passages bibliques indiquent que les apparitions du Christ ressuscité ne provoquent pas toujours de reconnaissance immédiate. Pensez à Marie-Madeleine devant le tombeau vide qui croit que Jésus est le jardinier ; pensez aux disciples qui pèchent sans succès dans le lac de Tibériade et sont incapables de reconnaître sur la grève un Jésus bien vivant qui leur parle ; pensez à Thomas qui veut voir la marque des clous avant de croire.

Comme tous ces autres disciples, Cléopas et son ami, ne reconnaissent pas Jésus et la question est « pourquoi ? ». Pourquoi ? Ils n’ont pas reconnu Jésus parce qu’ils ne s’attendaient pas à le voir sur cette route-là, ce dimanche après-midi. D’ailleurs, ils ne s’attendaient pas à le voir du tout ! Et comme Jésus leur demande « Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? », l’un d’eux répond l’air attristé : « Es-tu le seul qui séjourne à Jérusalem et qui ne sache pas ce qui s’y est produit ces jours-ci ? » Ces disciples présument que tout le monde sait ce qui s’est passé, à savoir que Jésus est mort.
Et c’est alors que Jésus, lui qui vient de revenir à la vie, lui l’Alpha et l’Omega, lui qui tient le monde entre ses mains et qui vient de vaincre la puissance de la mort et des ténèbres, oui Jésus, Dieu lui-même manifesté en chair, répond avec une simplicité déconcertante. Il demande : « Quoi ? » Il faut bien avouer qu’il est étrange de constater que Cléopas et son compagnon ne reconnaissent pas celui qu’ils ont suivi sur les routes poussiéreuses de la Galilée et de la Judée ; celui qu’ils ont si souvent entendu ; celui qu’ils ont vu faire des miracles ; celui en qui ils avaient mis leur espérance. Mais quelle espérance ?
Eh bien prêtons attention à la façon dont ces deux disciples décrivent le Christ. Ils disent : « Jésus de Nazareth... était un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple. » Qui donc était Jésus pour Cléopas et son compagnon ? Un prophète. Oh, c’est vrai, Jésus était un prophète mais il était plus que cela. Car des prophètes, il y en a eu des dizaines dans l’histoire de la révélation : Moïse, Elie, Jérémie, Esaïe, pour ne citer que les plus connus. Le dimanche qui précède Pâques, une foule nombreuse et enthousiaste acclame le Christ et dit « C’est Jésus le prophète de Nazareth en Galilée. » (Mt 21, 11). Mais appeler Jésus un prophète n’empêchera pas cette même foule de crier le vendredi suivant : « Qu’il soit crucifié ! » Cléopas, de même, voit en Jésus un prophète puissant en œuvres et en paroles. Un bon prédicateur en somme, charismatique et fascinant. Mais Jésus est plus que cela. Il est plus qu’un prophète.

Le problème, si j’ose dire, avec Cléopas et son compagnon, c’est que l’image qu’ils se faisaient de Jésus était trop petite. Ils ne l’ont pas reconnu ce dimanche après-midi car leur présupposé était que Jésus, bien que prophète, était mort. Ils ont vu ce qu’ils voulaient voir. Ils s’attendaient à un libérateur puissant qui chasse l’occupant romain et redonne une indépendance politique et militaire au royaume d’Israël. Mais maintenant que Jésus est mort, c’est leur rêve de libération qui est déçu et enterré.
Les disciples d’Emmaüs ont vu ce qu’ils voulaient voir, mais ce type de projection ou de lunette déformante n’est pas la panacée de ces deux seuls hommes. Aujourd’hui encore, il demeure tentant et facile d’accommoder Jésus au subjectivisme de nos sauces personnelles qu’il en devient insipide et surtout non dérangeant.
Pour certains, comme je l’ai encore lu récemment, Jésus est le grand Initié, un homme juste et bon que Dieu a accueilli comme son Fils. Christ serait comme l’initiateur d’un chemin de développement personnel, d’auto-réalisation. Pour d’autres, Jésus serait un grand mystique. L’écrivain du 19ème siècle, Ernest Renan parlait de Jésus comme du « doux rêveur galiléen ». Et ainsi de suite. On a fait de Jésus un révolutionnaire, un capitaliste, un communiste, un politique, un mystique, un philosophe, un Initié, un moraliste, etc. Le message du Christ est d’une richesse inépuisable. C’est vrai. Mais il dépasse les systèmes que nous construisons pour nous éviter d’être en porte-à-faux avec le siècle présent.

Sans même toujours nous en rendre compte, nous aimons à domestiquer le message de la Parole du Christ. Idées qui tentent de réduire le christianisme à une philosophie, la résurrection à un mythe, l’Evangile à un système politique dont l’instigateur serait un Jésus qui aurait tenu au monde le langage du monde. Sans même toujours nous en rendre compte, nous nous affairons autour des Ecritures pour les améliorer, les rectifier, les disséquer, les manipuler et les faire parler, alors que nous-mêmes – et moi le premier – sommes bien souvent incapables de nous mettre à leur écoute. De façon quelque peu similaire, Cléopas et son compagnon de voyage n’ont voulu retenir du message du Christ que son côté prophétique, celui du prophète triomphant qui entrerait dans Jérusalem tel un conquérant et non comme un serviteur souffrant.
La question qui dès lors devrait nous habiter est la suivante : nos images de Jésus sont-elles trop étroites, trop confinées à nos propres désirs, nos propres projections, notre propre bulle bien confortable et commode ? Mais est-ce bien là le Jésus que nous désirons rencontrer ? A cette question qui se posait déjà aux disciples d’Emmaüs, Jésus ne répond ni par un miracle éclatant ni par une bonne action bien attentionnée mais en pointant du doigt ce que dit la Parole de Dieu. Pour toute réponse, Jésus leur fait donc une sorte d’étude biblique en prenant soin de souligner que c’est de la Bible, Parole de Dieu, que viennent les réponses ultimes sur l’identité du Sauveur. Et là Jésus rappelle en condensé que l’Ancien Testament déjà annonçait sa venue, sa mort et sa résurrection. L’Ancien Testament n’est pas déconnecté du Christ. Au contraire, il l’annonce. Saint Augustin a magnifiquement résumé ce principe lorsqu’il disait : « Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et l’Ancien est dévoilé dans le Nouveau. »

Jésus, de même, précise que l’Ancien Testament est dévoilé dans le Nouveau ou plus précisément en sa personne. Il dit aux deux disciples : « Le Christ ne devait-il pas souffrir de la sorte et entrer dans sa gloire ? » Et l’évangéliste Luc de rajouter : « Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait. » Jésus explique lui-même d’après les Ecritures qu’il est le Rédempteur attendu mais un Rédempteur dont le triomphe de la résurrection est inséparable de la souffrance ou plus précisément de la mort à la croix. Ce n’est pas un choix à bien plaire. Les deux choses vont ensemble. Le texte précise même qu’elles « doivent » aller ensemble.
D’où la question : « Pourquoi Jésus devait-il souffrir en mourant à la croix ? ». La prière du Notre Père donne une réponse quand il est question du pardon des offenses (« Pardonne-nous nos offenses. ») Par nos offenses envers le Dieu juste et saint, nous nous éloignons de Dieu et créons un fossé que, par nos propres forces, nous ne pouvons pas franchir. C’est pour cela que chaque page de l’AT, pratiquement, nous rappelle qu’il n’y a pas de pardon sans sacrifices. Entre les oblations, les sacrifices de communion, les holocaustes, les sacrifices d’expiation, les sacrifices de culpabilité, les offrandes et les libations, la loi israélite distinguait divers types de sacrifices même si ceux-ci menaient tous vers un seul but : racheter ou réparer une faute par un sacrifice d’un animal offert pour les péchés du peuple.
En parcourant les Ecritures et en soulignant que le Rédempteur devait souffrir pour ensuite entrer dans sa gloire, Jésus fait comprendre, aux disciples d’hier comme à ceux d’aujourd’hui, qu’il n’y a plus besoin de présenter des sacrifices car le sacrifice parfait et complet, c’est lui-même. En mourant sur la croix, il a payé le prix de la réparation de nos fautes pour nous sauver. Ce n’est pas moi qui crée mon salut. Il me suffit de venir à Christ, tel que je suis, avec mes infirmités propres, physique, morales, et spirituelles, pour recevoir dans l’humilité ce qu’il m’offre par la croix : le pardon, le relèvement. C’est dans le sacrifice du Christ à la croix que s’enracine notre propre pardon. Un pont est jeté au-dessus du profond fossé tracé par la croix.

Alors que les deux disciples finissent d’écouter les explications du Christ, ils s’apprêtent à partager un repas avec leur hôte. Et c’est là, quand Jésus rompt le pain et dit la bénédiction, que leurs yeux s’ouvrent. C’est alors qu’ils comprennent que le Christ devait souffrir de la sorte et entrer dans la gloire. Cette heure-là est chargée d’une promesse : la présence du Christ peut être reconnue, même pour celui dont l’âme égarée et tremblante est en proie aux tentations du doute, même pour celui qui ne le connaît pas mais qui voudrait le connaître, même pour celui qui ne remarque pas que Jésus chemine depuis longtemps déjà à ses côtés. Oui, en Jésus-Christ, je peux m’approcher de Dieu avec ce que j’ai de lourdeurs et de tristesses, de révoltes et de rejets, de questions et d’incompréhensions, d’erreurs et d’errances, de péchés. Je peux tout déposer aux pieds de cette croix où le pardon et le relèvement me sont offerts.
Le Christ ressuscité passe le premier après-midi suivant sa résurrection avec deux personnes seules, déprimées, déçues et fatiguées sur une route poussiéreuse. Et s’il est prêt à accompagner ces gens-là à ce moment-là, il est encore prêt aujourd’hui à faire de même avec vous et moi sur nos routes respectives, des routes parfois caillouteuses, parfois poussiéreuses, parfois verdoyantes, parfois rudes et étroites. Une communion est possible car il est vivant. Ce ne sont pas simplement son message ou ses idées qui sont revenues à la vie mais lui-même. Il est vivant. Il est vivant.

Peut-être que l’habitude d’entendre l’Evangile nous a blasés sur ce don ineffable que toutes les puissances de notre âme sont incapables de sentir et de célébrer dignement. Peut-être, comme Cléopas et son compagnon de route, nos propres images du Christ sont-elles trop confinées à nos désirs, à notre bulle bien confortable et commode ? N’empêche, de même que ce dimanche après-midi béni a permis aux deux disciples d’Emmaüs de reconnaître le Christ ressuscité, de même aujourd’hui, 20 siècles après, l’appel à embrasser le message du Christ mort et ressuscité retentit encore. Il est vivant et c’est parce qu’il est réellement vivant qu’une communion est possible entre lui et nous.
Nous prions : « Dieu notre Père, ton Fils notre Seigneur Jésus Christ a tout accompli par amour pour nous ; il a offert sa vie en sacrifice. La croix de ton Fils est notre unique espérance. Change nos cœurs et change nos images parfois biaisées à ton sujet par la puissance du Christ ressuscité. Fais de nous des créatures nouvelles capables d’aimer et de servir. Amen ! »

Détails

Avec la participation de
Lectures: Catherine Buffat
Orgue
Guilhem Lavignotte
Musique
François Reymond, piano à queue; Christine Reymond (chant)