Écouter le culte :
Chers frères et sœurs,
Nous sortons de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, et il vaut la peine de se demander quelle est notre vision de l’œcuménisme entre confessions chrétiennes aujourd’hui. Depuis les années soixante, un grand chemin a été parcouru. Beaucoup d’entre nous ont certainement été témoins de pas concrets de rapprochement entre Eglises, que ce soit au niveau local ou entre responsables d’Eglises. On a appris à se connaître, à s’apprécier, à voir l’enrichissement réciproque qui pouvait résulter de relations régulières entre nous. Beaucoup ont même espéré assister de leur vivant encore à une réconciliation entre orthodoxes, catholiques et protestants, manifestant l’unité visible du corps du Christ qu’est l’Eglise. Ces deux dernières décennies ont conduit à plus de modestie dans les attentes. La reconnaissance réciproque des ministères n’est pas pour demain, les structures institutionnelles ne sont pas prêtes. Faut-il alors perdre espoir ?
Certainement pas. Mais il faut interroger les représentations que nous avons de l’unité. Beaucoup ont attendu une dissolution des institutions ecclésiales actuelles pour reconstruire une institution commune sous un seul magistère. Et c’est là que commencent les problèmes insolubles : où localiser cette autorité centrale de l’Eglise universelle ? Selon quels principes la construire : sous l’autorité faîtière de l’évêque de Rome, ou comme un synode d’Eglises à la manière du patriarcat œcuménique tel que les orthodoxes le pensent, ou encore à la manière du Conseil œcuménique des Eglises ?
Sans attendre d’avoir résolu cette question de structure, ou peut-être même si on ne la résout jamais, des signes visibles d’unité sont déjà tout à fait possibles. Ils s’expriment entre autres dans l’hospitalité que l’on s’offre les uns aux autres.
L’hospitalité réciproque manifeste la communion dans le respect des différences. Elle peut nous inspirer quand nous réfléchissons à la manière d’organiser une célébration œcuménique. Car on pourrait croire qu’une célébration ne sera vraiment œcuménique que si elle combine des éléments des diverses traditions chrétiennes présentes, avec le risque d’aboutir en fin de compte à quelque chose qui ne ressemble plus à rien. A force de chercher à contenter chacun, on risque de décevoir tout le monde. Plus simplement, l’hospitalité consiste à organiser la célébration selon sa tradition propre en y accueillant ceux qui viennent d’autres traditions. Je suis alors reçu dans la tradition de l’autre, je goûte aux trésors de sa spiritualité. Ainsi en est-il quand on accueille quelqu’un d’une autre culture à sa table : on ne se croit pas obligé de lui préparer des spécialités de son pays d’origine. Ce qui n’empêche pas d’intégrer ici ou là un élément qui aidera l’invité à se sentir honoré, reconnu.
L’apôtre Paul, dans sa Lettre aux Corinthiens, compare l’Eglise à un corps. Il y parle de la diversité des membres, de leur complémentarité, de l’attention bienveillante des uns à l’égard des autres, de la solidarité dans les joies et les souffrances. Ce corps, dit-il, c’est le corps du Christ. Paul nous propose une belle image pour envisager la diversité des communautés chrétiennes à la surface de la terre et penser leur unité. Il ne s’agit pas de viser l’uniformité, de demander à chaque membre du corps de devenir œil, pied ou main. L’unité est garantie par le fait qu’il y a un seul Esprit qui donne vie à l’ensemble du corps, l’Esprit de Dieu. Notre responsabilité réside dans le soin que nous portons aux relations entre nous. L’unité est donnée par l’Esprit de Dieu, qui est unique, ainsi que par la bonne articulation des membres les uns aux autres. Pour reprendre ce terme, elle dépend de l’hospitalité que les membres s’offrent les uns aux autres.
L’hospitalité a une longue histoire dans la tradition biblique et chrétienne. Une image très suggestive pour en rendre compte est celle proposée par l’icône de la Trinité peinte par Andrei Rublov. Le motif qui a inspiré la conception de cette icône est celle de l’accueil par Abraham de trois visiteurs à Mamré (Gn 18). Abraham comprendra ensuite que c’est Dieu lui-même qui l’a visité, lui annonçant la naissance prochaine d’un fils. La Lettre aux Hébreux, plus tard, parlera de l’hospitalité disant : « N’oubliez pas l’hospitalité car certains, sans le savoir, ont accueilli des anges » (He 13,2). A l’hospitalité est donc associée la possibilité de faire une expérience de la visite de Dieu dans nos vies. L’accueil de l’autre est l’occasion de faire l’expérience de la présence de Dieu, une expérience spirituelle, c’est-à-dire une expérience du dynamisme de vie transmis par l’Esprit de Dieu.
C’est cet Esprit qui, selon le passage d’Evangile lu aujourd’hui (Luc 4, 14-21) pousse Jésus à se rendre à Nazareth. Ici, il ne s’agit pas à proprement parler d’hospitalité. Lorsque Jésus se rend à la synagogue de Nazareth, il n’y va pas comme un étranger accueilli dans une tradition différente de la sienne. Au contraire, il est chez lui, là où il a grandi et où il a coutume de se rendre. Comme membre de la communauté, il va lire le passage des Ecritures prévu pour ce jour et le commenter. A l’instar de Néhémie commentant les Ecritures devant l’assemblée réunie, il actualise le sens du texte pour aujourd’hui. Comme Néhémie dans le passé, il est un membre à part entière de la communauté qui prend la parole dans sa propre communauté. La prédication de Jésus à Nazareth n’est donc pas à première vue une expérience qui met en jeu l’hospitalité.
Pourtant, ce passage raconte que l’accueil de l’autre ne se résume pas à l’accueil de celui qui vient d’une autre famille, d’une autre culture, mais concerne aussi celui qui vient de ma propre famille, de ma propre tradition et qui a des idées ou des comportements qui sortent du cadre.
En effet, si vous lisez la suite du passage (Lc 4,22-30), vous constaterez que l’assistance s’étonne du message de grâce qui sort de la bouche de Jésus. « N’est-ce pas le fils de Joseph », disent-ils, ne comprenant pas comment celui qu’ils croient si bien connaître puisse prononcer de telles paroles. Au point que Jésus va leur dire « Aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie » et qu’on le jette dehors et qu’on le mène jusqu’à un escarpement pour le précipiter en bas. Ce qui est raconté ici constitue tout le contraire de l’hospitalité. C’est le rejet de l’un des siens qui paraît être devenu trop étranger.
En ce sens, les conflits théologiques ne sont pas réservés au dialogue entre membres de traditions différentes, de confessions différentes, de cultures différentes. Ils émergent tout aussi bien au sein d’une seule tradition. L’œcuménisme n’est pas réservé au dialogue interconfessionnel. Il concerne tout aussi bien le dialogue intra-confessionnel. Il y a un œcuménisme à vivre à l’intérieur des Eglises protestantes, entre divers courants au sein de l’Eglise catholique-romaine, au sein de l’orthodoxie. Les chemins de l’hospitalité ne concernent pas seulement l’accueil de l’étranger mais tout autant l’accueil réciproque que nous nous offrons au sein d’une même famille, d’une même confession chrétienne.
L’exercice de l’hospitalité, nous l’avons dit, peut être l’occasion de faire l’expérience d’une visite de Dieu. Mais, quand Dieu nous visite, il ne se présente pas toujours sous les traits d’un étranger. Pour les habitants de Nazareth, ce jour-là, le message de l’Envoyé de Dieu n’a pas été audible. Ils en sont restés aux préjugés associés à ce qu’ils connaissaient de Jésus. Et ils ont manqué l’accueil de l’Envoyé de Dieu. Ainsi, les chemins de l’hospitalité ne s’arrêtent pas à l’accueil de l’étranger qui passe, mais concernent l’accueil de l’autre au sein de nos communautés de vie. Aujourd’hui, demain, Dieu me parlera peut-être par la bouche ou les gestes du frère ou de la sœur que je connais si bien.
De l’hospitalité, il en est surtout question dans le commentaire que Jésus propose suite à la lecture d’un passage du prophète Esaïe. Il parle d’accomplissement de la promesse divine qui annonçait la libération pour tous. C’est la fin des exclusions. Il n’y a plus le cercle fermé de ceux qui sont accueillis et les autres. Il n’y a plus l’oppression des pauvres, la marginalisation des aveugles, la captivité de ceux qu’on isole. Il y a une Bonne Nouvelle pour tous. Il parle ainsi littéralement d’évangélisation des pauvres. Et quelle peut bien être la Bonne Nouvelle pour les pauvres ? C’est qu’ils reçoivent le même accueil que les riches. Evangéliser nos sociétés, nos lieux de vie, nos villes et nos villages, doit avoir des conséquences sur les rapports sociaux, sur la manière de traiter les marginaux, sur la manière de mettre en prison ou en institution fermée.
Pour l’évangéliste, la libération pour tous n’est pas réservée à ceux qui en entendent la proclamation ce jour-là dans la synagogue de Nazareth. Elle est une Bonne Nouvelle pour tous ceux qui l’entendent, c’est-à-dire pour vous aussi. L’accomplissement de la prophétie d’Esaïe parle des captifs, des aveugles, des pauvres, sans constituer des élites parmi eux. C’est un heureux message proclamé pour la première fois dans la synagogue, dans la maison de prière des Juifs de Nazareth, mais ce message parle d’une réalité en marche qui concerne le monde entier. Ce jour-là, la synagogue de Nazareth devient le lieu de proclamation de l’Evangile pour tous ceux qui l’entendent, c’est-à-dire bien au-delà des limites de l’appartenance à la foi juive. Et Jésus n’aura de cesse de faire entendre ce message au-dehors et d’y envoyer ses disciples.
Dès lors, chaque fois que ce message peut être proclamé, il transmet l’Evangile à ceux qui l’entendent. Ainsi, aujourd’hui, cette écriture s’accomplit pour vous qui l’entendez. Aujourd’hui.
La présence réelle de Dieu, en Christ, se manifeste dans cet « aujourd’hui ».
Saurons-nous l’accueillir ?