Les milanais de Mme Marthe

©AUJ

Écouter le culte :

Personne n'a jamais fait de milanais comme Mme Marthe.
Mme Marthe habitait à Porrentruy dans une toute petite maison que l'on peut encore voir sur la route de Courtedoux. Rien que sa maison faisait déjà penser à des gâteaux, comme la célèbre maison en pain d'épices de l'histoire d'Hansel et Gretel. Une maison si petite que tout le monde se demandait comment notre petite Mme Marthe pouvait bien y vivre. Et pourtant, quelle grande famille elle avait eue, pas moins de douze enfants, tous grands, et comme c'est le plus souvent le cas maintenant aussi en Ajoie aujourd'hui, tous partis, à Bâle, à Berne, à Tavannes…
Veuve depuis des années, elle s'était organisé une petite vie rythmée à la minute près. 6h03 : lever, 6h27 : déjeuner, 8h22 : courses, 11h57 : diner, 12h32 : sieste, etc. Une vie comparable à beaucoup de vies, en somme… et pourtant, voilà que notre Marthe, sans le savoir, était au coeur d'un débat qui durait depuis plusieurs années à Porrentruy.

À chaque Noël, elle préparait des milanais divinement bons. Comment vous dire… rien que de le prendre dans votre main que commençait la dégustation. Toujours en forme d'étoile ou de coeur, le jaune d'oeuf qui le recouvrait réjouissait l'oeil; pas une tache comme dans les magasins, une couche, une vraie, de jaune d'œuf. Et quand vous le serriez dans vos doigts, une souplesse sans pareil, et lorsqu’enfin vous le croquiez, ce goût beurré, légèrement citronné d'une pâte cuite avec une régularité, un équilibre parfait, vous faisait fondre avant que le gâteau lui-même ne fonde entre vos dents.
Et cela depuis toujours. Chaque année, elle faisait des kilos de milanais, tant et si bien que les boulangers de la ville, petit à petit, ne réussissaient plus à en vendre un seul. Non pas qu'elle les vendait, notre petite Mme Marthe, non, elle les donnait d'abord à ceux qu'elle connaissait, les anciens camarades de classe de ses enfants, qui à leur tour en donnaient à leurs enfants, qui en donnaient à leurs amis et ainsi de suite… Ceux qui en recevaient une fois y revenaient toujours, et d’ailleurs, notre petite Mme Marthe était tout étonnée de découvrir le nombre incroyable de familles de 20 enfants qu'il y avait à Porrentruy, elle qui en avait déjà eu douze.

Il n'y avait pas que les boulangers qui s'inquiétaient, mais aussi beaucoup de parents, par ailleurs excellents cuisiniers, mais qui s'entendaient dire au moment de Noël : « Oh! ces milanais, ça n'vaut pas ceux de Mme Marthe ».

Le problème prenait des proportions tellement importantes que l’union des commerçants de Porrentruy avait décidé d’agir. Dans un premier temps, il fallait déterminer avec quelle farine spéciale, quelle marque de beurre spéciale, les oeufs de quel paysan, quelle sorte de sucre elle confectionnait ses gâteaux. Le résultat de l’enquête ne tarda pas à tomber : elle faisait toutes ses courses à la Migros, comme tant d'autres. Le secret n'était pas là.

Comme Bâle n’était pas très loin, les commerçants firent alors venir une équipe de spécialistes chimistes bâlois pour analyser finement les milanais de Mme Marthe. Pendant plus d'une semaine sur place, ils travaillèrent d'arrache-pied en laboratoire, pour analyser, décortiquer la composition mystérieuse de ces milanais. Ils remplirent des éprouvettes, utilisèrent tous les révélateurs possibles et, après beaucoup d'efforts, ils publièrent enfin les résultats tant attendus de leurs recherches: « Messieurs, ce gâteau a effectivement une particularité très intéressante: il n'y a pas plus banal et ordinaire dans sa composition. »

Les commerçants ne désarmèrent pas: en bons Ajoulots qu'ils étaient, ils en vinrent à la conclusion suivante: il y a quelque sorcellerie, quelque secret là dedans.
Ils appelèrent le sorcier du coin, un gars de Fahy, le firent passer pour un cousin éloigné qui rend visite à sa grand-tante. Il alla droit chez Madame Marthe, eut droit à son milanais, observa tout ce qu'il pouvait observer, promena son pendule discrètement dans toute la cuisine... nulle trace de sorcellerie !

Alors, les boulangers se dirent: « elle a sans doute transmis son secret à ses douze enfants... » Ils les appelèrent les uns après les autres, pour savoir s'ils se souvenaient d'un détail dans leur enfance, rien, rien... Ils allaient abandonner, quand ils reçurent un coup de téléphone de la poste pour le moins curieux. En effet, la poste venait de recevoir un appel insolite de Mme Marthe. Écoutez bien… Elle désirait recevoir un annuaire supplémentaire pour faire ses milanais !
Cette fois, elle était démasquée. Mme Marthe livrait enfin son secret : elle utilisait l'annuaire des postes pour réussir ses milanais. Sans aucun doute, elle téléphonait à Wenger au Noirmont ou à quelque autre cuisinier célèbre pour dénicher quelque secret. C'en était fait de la réputation des milanais de Mme Marthe. Enfin, la supercherie allait être démasquée.

Ils se réunirent donc tous autour de la petite maison, attendant avec impatience le moment de surprendre Mme Marthe en flagrant délit. C'était le soir de Noël et ils voyaient très bien au travers des rideaux de la cuisine.
La pâte était prête sur la petite table, le moule en étoile, celui en forme de coeur aussi à portée de main, le four à température, vu la fumée qui s'échappait de la cheminée du fourneau. Mme Marthe entra dans sa cuisine, son nouvel annuaire sous le bras. Elle le déposa sur la table et l'ouvrit, mais ils étaient tous trop loin pour voir à quelle page… sans doute Le Noirmont ! Les yeux plongés dans la page de l'annuaire, elle commençait à mouler ses gâteaux. La vue baissant, elle ne devait pas trouver Wenger… c'est au bout de la liste… Les boulangers attendaient le moment où elle se saisirait de son téléphone, mais ce moment ne vint jamais. Mme Marthe ouvrit sa fenêtre et leur dit : « Mais que faites-vous dehors en cette froide soirée, rentrez donc au chaud, je vais tout vous dire. » Un peu honteux, ils entrèrent tous dans cette petite maison et n'eurent plus qu'à écouter la petite voix de Mme Marthe tout leur expliquer…

« Vous voyez, il y a de cela quelques années, mon dernier enfant a quitté la maison. Chaque année, la joie que j'avais à confectionner mes gâteaux pour mes enfants leur donnait un goût tout particulier. Quand le dernier a quitté la maison, mes milanais ont tous perdu leur bon goût : ainsi, une idée m'est venue. Chaque année, je prends un village de l'annuaire, et à chaque gâteau, j'y ajoute une pensée d'amitié pour la famille dont je vois le nom, et mes gâteaux ont retrouvé alors leur goût si particulier. C'est comme ça que l'on réussit vraiment ses gâteaux de Noël, grâce à la pensée de bonheur que vous pouvez avoir pour les autres. Depuis ce jour, les milanais de Porrentruy sont les meilleurs du monde et, curieusement, vous trouvez depuis dans chaque boulangerie la collection complète des annuaires de toute la Suisse.

Intercession : Seigneur nous te prions pour qu’à notre tour nous retrouvions cette qualité dont on ne parle jamais, qui est tout à la fois tissée de bienveillance et de paix : la gentillesse.
Nous te prions pour tous ceux et toutes celles d’entre nous qui, par orgueil souvent, ne savent plus être gentils, qui y voient une faiblesse, un abaissement ; donne-leur de découvrir combien les fruits de leur gentillesse transformeraient leurs vies.
Nous te prions pour ceux et celles qui nous ont montré l’exemple, souvent nos grands-parents qui, dépossédés dans leur grand âge de toute volonté de pouvoir, ont su nous illuminer notre regard de leur gentillesse.
Nous te prions pour ceux et celles qui pensent ne jamais pouvoir changer, qui ne questionnent plus leurs comportements et qui sont aussi convaincus d’avoir raison qu’ils ne le sont des souffrances qu’ils s’imposent et imposent aux autres.
Enfin, en ces jours où nous nous réunirons autour de si belles tables, ne laisse pas tes serviteurs diminuer leur vigilance vis-à-vis des périls et des folies de ce monde.
Ton royaume est venu, il a la couleur de la discrétion, il ne fait pas de bruit, qu’il s’insinue toujours plus dans les cœurs.

Amen.

Détails

Avec la participation de
David Giauque, Julien Gobat et Jean-Louis Jabas
Orgue
Marie Chaignat
Musique
Céline Gobat à l'accordéon classique, dans un répertoire de Yann Tiersen