La reconnaissance, devoir humain ou cadeau de Dieu?

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Le silence, la lumière, la blancheur… un souffle, à peine, et l’impression que l’éternité est là, entrouverte, à une bouffée d’air de notre cœur. Ah, cette sensation de sérénité qui nous envahit parfois, dans un lieu de nature, loin du bruit et du béton… parce que ça existe encore, oui oui… sommet de montagne, cœur d’une forêt. Nous aspirons tous à ces instants à part, où nous nous trouvons comme au-dessus de la mêlée, à surplomber les choses et les événements… Le temps s’étale, il s’étire. C’est bon… c’est juste bon d’être là.

Pierre, le disciple de Jésus, trouve que c’est bon d’être là, sur cette colline, avec ses compagnons, avec Jésus qui irradie de blancheur et de lumière. Pierre se sent bien dans ce temps étrangement différent, où passé et présent se rejoignent par la présence mystérieuse de Moïse et d’Elie. Il voudrait que l’éternité s’ouvre, celle où Jésus est roi, où le Dieu et l’humanité se réconcilient, loin des souffrances et des problèmes du monde. Ah, rester au-dessus, ne pas être contraint d’y retourner…

Ce désir-là fait peut-être écho à un autre, en nous aujourd’hui : nos églises ne sont pas toutes sur des collines, mais elles semblent inviter à cette mise à part, au-dessus, ou en tout cas à côté du monde éclaboussé de bruits et de cris. Silence, douceur, l’impression que le temps est différent, qu’il s’étale. L’idée, inconsciente peut-être, qu’il ferait bon ne pas ouvrir, ne pas quitter ces minutes d’éternité. Comme Pierre, nous aimerions parfois que le monde entier se fige, se résume à ces instants…

Pierre vit très fort ce moment à la fois élevé et merveilleusement décalé : là, il peut re-connaître en Jésus le Messie, l’envoyé de Dieu, celui qui vient changer le monde de fond en comble ! Ainsi, il peut entrer dans la reconnaissance, celle qu’il doit à un Dieu qui accomplit ses promesses.

Et nous… nous serions si reconnaissants envers Dieu s’il changeait maintenant ce monde, s’il l’habillait de blanc, sans tache, sans larmes, sans cris et sans violence ; si la sérénité de nos églises déteignait sur nous, sur les autres, sur le monde. Ah, parfois, fuir ce quotidien si complexe…

Seulement voilà. Avec Jésus, personne ne reste sur des hauteurs protégées… La blancheur se dissipe, c’est la fin de cet étrange arrêt sur image, et il faut continuer le chemin. Pierre se retrouve les pieds dans le sable et les cailloux ; devant ses pas le chemin redescend, au propre et au figuré. Pas de sieste sous le soleil de Dieu, Pierre, en marche, avec Jacques, Jean, et tous les autres ! Le retour à la réalité quotidienne est un peu douloureux ! L’état de grâce s’envole, et avec lui, la reconnaissance spontanée. Dès lors, pour conserver cette reconnaissance que Dieu attend, il faudrait donc de nouveau la travailler, la pétrir, l’extraire avec peine du fond de soi, de sa vie qui n’est pas sans tache, ni sans douleur, ni sans difficulté ? Mais alors, quelle exigence, la foi en ce Seigneur, ce Fils de Dieu qui marche à la descente et plonge dans la vie des êtres humains ! Comme ses amis, Pierre est désemparé de devoir la reconnaissance à ce Messie déroutant, qui renonce volontairement à établir le Règne de Dieu ici et maintenant ! Être reconnaissant de quoi, puisqu’apparemment rien ne change et qu’il faut juste marcher, suivre encore, jusqu’à la mort !

Cette fameuse reconnaissance avec laquelle on nous éduque depuis tout petit : « sois reconnaissant pour ce que tu as, ne te plains pas de ce qui te manque. Dis merci à la dame, au monsieur. Tu as déjà bien de la chance, sois reconnaissant, pense à tous ceux qui n’ont rien. Tu dois être reconnaissant envers Dieu ». C’est bien, c’est positif d’apprendre à voir ce qu’on a, à en être content, reconnaissant. Bien sûr. Mais c’est si dur d’être reconnaissant envers Dieu lorsque nous voyons le monde en déroute, les misères et les souffrances si nombreuses. Et lorsque les nôtres ou nous-mêmes subissons des épreuves ! Et « nos collines à nous », nos églises, prévues pour des temps à part, si souvent perçues comme des havres de paix ? Lorsqu’elles sont contestées, rétrécissent, se vident, c’est difficile de déborder de reconnaissance !

Comme rien ne change, ou pire encore, il faut se battre pour la retrouver, cette reconnaissance, la garder, conformément, pensons-nous, à la volonté de Dieu et à notre bonne éducation.

Mais si, en fait, tout était changé, transformé? Retournons ce récit de la transfiguration, regardons cet instant de blancheur autrement. D’ailleurs, nous pouvons regarder tout le parcours de Jésus sous l’angle opposé, dès cette nuit-là, dans l’étable, par terre…

En fait, il s’agit bien de reconnaissance, mais c’est Dieu qui re-connaît d’abord ! Il re-connaît tellement les siens, leurs histoires de joie et de peine, il nous re-connaît à tel point, là où nous sommes, dans nos douleurs et nos limites humaines, qu’il descend pour se rendre présent. Dieu est dans une re-connaissance si totale de ses amis, de ceux qui le réclament, de nous tous, qu’il décide de ne pas rester au-dessus de la mêlée. Il renonce de lui-même à cette éternité d’amour qui est la sienne, il plonge, en plein cœur du monde. Dieu est si re-connaissant envers nous qu’il en a comme un vertige d’amour et se laisse tomber parmi nous. C’est le monde à l’envers ! Sur cette montagne de la transfiguration, le temps d’un souffle, Dieu montre qu’en Jésus, son Fils, il re-connaît le monde comme sa Création et les humains comme ses créatures, ses partenaires, sa famille. L’espace d’un souffle, il entrouvre son projet pour tous les siens : la vie, qui émane alors de Jésus dans une lumière indescriptible ! Ces secondes sont si fortes que Pierre, débordé, voit… il voit que Dieu est là, tout près, et non plus quelque part dans un ailleurs de perfection intouchable. Pierre pense être arrivé « là-haut », alors que Dieu veut que tout se passe en bas, par terre.

Au lieu de nous appeler à nous surpasser pour l’atteindre, au lieu de nous faire gravir d’improbables montagnes de devoir et d’obéissance pour nous entrouvrir son éternité, Dieu choisit de venir parmi nous, en nous, dans notre vie, dans notre corps et notre cœur : il nous re-connaît pleinement. Avec Pierre, Jacques et Jean, nous pouvons donc quitter cette colline, cet instant de grâce lumineuse, pour poursuivre en confiance notre chemin dans la plaine, avec Jésus-Christ ; même si comme Pierre, nous ne comprenons pas tout. Nous pouvons sortir des quatre murs de nos certitudes, de nos impressions de devoir, pour rester dehors, les pieds sur terre, et nous mettre en marche. Nous pouvons laisser là notre désir si humain d’un Dieu hors du quotidien, à l’abri dans une église ou ailleurs, un Dieu sécurisant, notre refuge à l’abri du monde si râpeux. En Jésus-Christ, Dieu est venu par terre, il est sorti de toutes les représentations élevées, éthérées, que nous pouvons en avoir. Il a choisi de nous re-connaître au point de devenir l’un de nous, pour commencer avec nous la transformation complète du monde et de notre cœur.

Ainsi aimés et accompagnés dans nos jours les plus beaux comme dans les plus durs, nous pouvons laisser naître en nous, sans contrainte, une joyeuse reconnaissance, source de confiance, de force et d’espérance. Loin de toute forme de « devoir chrétien ou moral », la reconnaissance fait partie du cadeau de Dieu pour déployer notre vie dans sa lumière et faire de nous des témoins en chair et en os, mis en route par le Souffle de Dieu. Cette reconnaissance-là nous réserve peut-être, sans doute, des instants d’incroyable lumière !

Amen.

«Sois reconnaissant envers Dieu ! » Est-ce un enseignement, un devoir? «Dis merci à Dieu », un peu comme «dis merci au Monsieur ».... Et si la reconnaissance n’était pas un devoir?

Pour la pasteure Marie-Laure Kraff, elle naît, telle un cadeau déposé en nous par Dieu, comme une graine qui ne demande qu’à germer. Nous pouvons naître à la re-connaissance, parce que Dieu nous re-connaît toujours le premier, avec cet amour têtu qui le caractérise. La reconnaissance n’est pas le but à atteindre, ni un devoir à accomplir. Au contraire, c’est d’elle que tout commence…

Détails

Avec la participation de
André Sunier
Orgue
Robert Märki
Musique
Choeur a capella "Les Voix de la Rue", sous la direction de Céline Clénin