Écouter le culte :
Si Jésus fustige les riches à travers cette intervention, cela signifie-t-il que seuls ceux-ci sont visés ? Oui, mais alors qui sont les riches ? Oui, mais alors à partir de quelle somme de biens matériels est-on considéré comme riche ? Faut-il avoir CHF 100'000.-, un million, un milliard ?
Suivant ce que l’on considère comme riche, la toute grande majorité des auditeurs et des paroissiens ici présents à Montana peuvent gentiment se laisser aller à sommeiller pendant que je m’adresserai aux quelques rares auditeurs concernés.
En fait, Jésus parle des riches comme d’une attitude avant tout et non comme un compte en banque fort bien garni. Certes, il est bien question d’un personnage riche dans cette parabole qui servira à interpeller les auditeurs d’autrefois et ceux d’aujourd’hui aussi.
Ah ! si j’étais riche… chantait Yvan Rebroff :
« Seigneur! Tu as mis au monde
beaucoup beaucoup trop de pauvres gens
mais s'il n'y a pas de honte à être pauvre
il n'y a pas de quoi en être fier non plus
Quel mal y aurait-il
si j’avais une petite petite fortune »
… et la chanson se poursuit sur une richesse qui fascine et cherche à épater les autres.
Nous sommes loin, avec cette chanson, de ce que Jésus apporte ou du moins, nous sommes peut-être au cœur de la problématique de ce qu’est être riche ou vouloir l’être.
On peut se demander pourquoi les jeux de loteries remportent sans cesse un grand succès. En jouant, l’humain perd quasiment automatiquement de l’argent qu’il investit dans le jeu et fait gagner à une petite poignée d’heureux le fameux jackpot. On entend dire que certaines loteries font gagner des dizaines de millions d’un seul coup. Pourquoi cette fascination ? Il y a sans aucun doute l’attrait du jeu, la captation du désir de réussite ultime, le gain facile, certes, mais surtout la recherche d’une garantie d’être à l’abri du besoin pour toujours… un peu comme notre ami de la parabole, non ? Nous, humains, avons peur des lendemains et avons besoin de nous rassurer.
Je pense que ce passage des Ecritures vise donc le mécanisme humain qui conduit, quel que soit le niveau de richesse, au risque de se comporter comme un riche insensé.
Tout commence dans ce récit par l’interpellation anonyme de quelqu’un parmi la foule qui harangue Jésus à propos d’un héritage à partager avec son frère : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ».
Jésus refuse tout de go de jouer au maître rabbinique et profite de cette invite pour faire passer un message sur la question de l’avidité. L’avidité est cette sorte d’aspiration incontrôlée de vouloir posséder. On peut être avide de connaissances, cela donne des ailes et une motivation certaine d’apprendre, mais on peut aussi être avide de biens matériels, et là, les choses prennent une toute autre tournure, puisque cette avidité est un désir qui l’emporte sur la raison et la retenue, elle l’emporte parfois sur les autres.
Dans le monde judaïque d’alors, l’héritage ne se partageait, en principe, pas. Le frère ainé touchant la plus grande part, on cherchait à ne pas diviser les biens familiaux pour en conserver la plus grande unité. Cela dit, l’ainé avait toutefois la responsabilité de veiller aux besoins de sa famille. Pour faire court, on ne divise pas, mais on vit ensemble par le partage. Ça, c’est l’idéal.
Alors Jésus nous parle d’avidité quand cet homme cherche à obtenir par la force une part de cet héritage. Et Jésus d’ajouter que sa propre vie n’est jamais garantie par ses biens. C’est une illusion et nous nous trompons nous-mêmes en pensant cela.
Ouh là là… ce n’est pas tellement le message que notre société a tendance à cultiver.
Car aujourd’hui, si devenir riche n’est pas forcément la question première de tout un chacun, il n’en demeure pas pour autant que se mettre à l’abri du besoin est un défi constant. En Suisse, c’est même devenu une obsession avec tous nos piliers sensés garantir notre retraite au moment venu. Et le bât blesse lorsque les intérêts bancaires s’écroulent pour même devenir négatifs, quand les actions jouent au yoyo et quand des mesures à la baisse sont prises concernant les rentes pour ne pas faire exploser le système.
Bref, si la prévoyance toute helvétique fonctionne et prévoit des temps heureux, il n’empêche pas de réfléchir à l’attitude de cet homme mis en scène par Jésus dans la parabole.
Que nous dit ce personnage qui, constatant l’étendue de sa richesse, se met à monologuer avec lui-même :
- Que vais-je faire de cette abondance ?
- Démolir mes greniers et en bâtir d’autres.
- Rassembler ma fortune faite de grains de blé (donnés par Dieu, soit dit en passant) et des autres biens.
- Et surtout… me reposer, manger, boire et faire bombance.
Dans le fond, pourquoi critiquer cette réussite ? Jésus la remet-il en question ? Non, pas vraiment.
Ce qui est intéressant, c’est la manière dont ce monologue se déploie. L’homme dialogue avec son âme, il se satisfait de lui-même et de ce qu’il voit de lui-même. Son succès, il ne le partage pas. Car ce n’est pas de sa richesse et de son abondance dont il est avant tout question, mais de ce qu’il fait avec.
Cela me rappelle une histoire juive.
« A un riche qui refusait de contribuer à soulager les pauvres de leur misère, le rabbin montra un jour la fenêtre et demanda :
- Dis-moi, que vois-tu par là ?
- Je vois la rue, le mouvement, les gens, quelle question ?
- Et regarde maintenant dans cette glace, qu’y vois-tu ?
- Je me vois, qu’est-ce que c’est que ces questions stupides ?
- Elles ne sont pas si stupides, mon fils, soupire le rabbin : dès que tu recouvres la vitre transparente avec une fine pellicule d’argent, tu ne vois plus du tout les autres, tu ne vois plus que toi-même. »
Dans notre parabole, notre homme ne s’adresse qu’à lui-même, oubliant tous les autres autour de lui. C’est en cela qu’il est qualifié d’insensé. Parce qu’il a perdu le sens des choses. Parce qu’il est hors du sens que le Royaume de Dieu cherche à instituer comme regard sur soi et sur les autres. Parce qu’il ne partage plus et conserve ses biens par-devers lui, tous ses biens rassemblés en un lieu. Il est même insensé lorsqu’il prévoit de détruire les greniers existants qu’il a construits pour en faire de nouveaux.
Le dépassement auquel invite Jésus est de ne pas conserver ses biens pour soi-même seulement et de s’enrichir vers ou auprès de Dieu.
S’enrichir est bien le verbe utilisé. C’est dire que la richesse est au rendez-vous, mais plus par le partage que par la thésaurisation. Le cumul des biens ici enferme son propriétaire dans une attitude de replis, tandis que s’enrichir auprès de Dieu conduit au partage et à s’ouvrir aux autres.
La cupidité conduit à la stupidité. On raconte d’ailleurs qu’une plaisanterie circulait durant l’Antiquité : « Le comble de l’avarice, c’est quand un homme rédige son testament et, comme nom de l’héritier, fait figurer le sien »
Plus loin dans l’Evangile, Jésus dira ceci : « là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur ».
Si le trésor devient partage avec les autres, alors mon cœur sera dans ce partage. Pourquoi aurions-nous peur du partage ? Qu’est-ce qui nous retient de partager ? La peur de manquer ? La peur d’être sollicité ? La peur de s’engager car on pourrait se suffire à soi-même ?
Si l’homme qui interpelle Jésus au début de cette histoire tend à vouloir diviser un héritage, Jésus, lui, invite au partage. Plutôt à la multiplication qu’à la rétention. Car ce qui se partage, se multiplie bien au-delà de soi-même et le bien pour l’autre sublime les biens matériels en leur donnant un vrai sens.
Si l’on dit qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, le Royaume que Jésus initie est fait d’une joie réelle dans le partage. Cette joie que les nouvelles générations dessinent à leur manière dans une société de partage et d’échange, plus que d’accumulation.
Si le Christ nous titille à nous enrichir auprès de Dieu, en sa compagnie en quelque sorte, en le fréquentant, n’est-ce pas pour faire advenir un monde où, pour reprendre l’image de la fenêtre, nous sommes capables de quitter nos miroirs teintés d’argent pour ouvrir nos fenêtres et sortir vers les autres, pour partager et nous enrichir de rencontres nouvelles ?
Si Jésus refuse de devenir l’arbitre de la division concernant cet héritage de l’homme qui l’interpelle, il nous invite par contre à arbitrer chacun et chacune notre propre vie pour partager ce que nous avons reçu en héritage de vie et d’espérance.
A nous d’entendre ce que nous avons à entendre et nous mettre joyeusement en route.
Amen.