Écouter le culte :
Introduction : un texte étrange
Jésus est-il devenu fou ? On peut vraiment se poser la question en découvrant ce texte de Marc 11. Jusque là Jésus prenait un soin quasi maniaque à veiller à ce qu’il reste incognito et demandait très souvent à ceux qu’il avait guéri de se taire et de n’en rien dire à personne : notamment en Marc 1:44 où il dit au lépreux qu’il venait de guérir : « Garde-toi de rien dire à personne ». En 5:43, après avoir guéri – on pourrait même dire « ressuscité » - la fille de Jaïre, on lit que Jésus s’adresse aux parents et qu’il leur fait, je cite « de vives recommandations pour que personne ne le sache ». Il agira de même lors de la guérison du sourd-muet de la Décapole, en 7:36 et lors de celle l'aveugle de Bethsaïda en 8:26. Ses disciples aussi reçoivent la même consigne de silence lors de la confession de Pierre en 8:30 et après le récit de la transfiguration en 9:9.
Certes, cet ordre de Jésus n’a pas toujours été respecté, mais l’intention était claire : il ne fallait pas colporter les hauts faits de Jésus, ni son identité messianique. Et le voilà qui met en scène lui-même une arrivée à Jérusalem qui l’identifie de manière explicite comme le Messie.
Voyez plutôt : Jésus envoie des disciples chercher un ânon, ce faisant, il veut s’approprier une prophétie du prophète Zacharie, en 9:9, lue tout-à-l’heure et introduction de ce culte : « Sois transportée d’allégresse, Sion la belle, lance des acclamations, Jérusalem la belle ! Il est là, ton roi, il vient à toi ; il est juste et victorieux, il est pauvre et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse. » Donc : arriver sur un ânon, c’est prétendre que l’on est ce Messie, ce roi attendu par le peuple de Dieu.
Autre élément encore : Jésus se rend volontairement à Jérusalem en passant par le Mont des Oliviers. Or, dans les prophéties, ce lieu est le siège des événements messianiques attendus ; ainsi le même Zacharie annonce un jour glorieux où le Messie descendra sur Jérusalem en passant justement par le Mont des Oliviers.
Troisième élément, on étend des vêtements sur le chemin, comme on l’a fait dans l’Ancien Testament pour le roi Jéhu, le massacreur des rois de Juda et d’Israël et le vengeur des prophètes assassinés. Lisons 2 Rois 9:13 : « Ils se hâtèrent de prendre chacun son vêtement qu’ils mirent sous ses pieds, en haut des marches. Ils sonnèrent du cor et dirent : ‘Jéhu est roi !’ »
Tout cela est très clair et la foule ne s’y trompe pas, elle ne peut pas se tromper : un prétendant au titre de Messie arrive ! Le lecteur attend donc un événement spectaculaire, une révolte, une émeute, un miracle. Un coup d’éclat. Mais il n’en est rien, la foule accueille Jésus, triomphalement certes, mais elle ne le suit pas quand il entre à Jérusalem. Elle n’entreprend rien. La foule qui l’acclame n’est encore pas acquise à sa cause !
Il semble d’ailleurs qu’on accueillait tous les pèlerins qui entraient à Jérusalem en criant ainsi « Hosanna ! », ce qui signifie « sauve ». On leur chantait aussi le Psaume 118, « attachez des branchages au cortège de fête ! » – d’où les palmes et les branches. On criait donc « Hosanna » comme on crierait « vive les pèlerins ! ». Cela n’engage à rien, la foule jubile… et disparaît. Elle ne suit pas Jésus, elle est déjà passée à autre chose.
Oui, étonnamment, le cortège n’est pas suivi d’effet, il n’y a pas de résultat, on nous dit même que Jésus va faire du « tourisme » à Jérusalem et qu’il rentre ensuite à son « hôtel ». Curieuse fin à une entrée triomphale à Jérusalem, comme certaines éditions de la bible nous présentent cet épisode.
Pourquoi cet étrange récit ? Osons une hypothèse : pour l’évangéliste, l’essentiel n’est pas là, l’essentiel vient encore. Il faudra donc attendre tout le récit de la Passion et sa mort sur la croix pour saisir ce qui advient vraiment en Jésus.
Le malentendu
Mais pour autant, ce texte dit quelque chose et mérite d’être examiné en détail. Nous sommes au début de la Passion et le narrateur ressent la nécessité de lever le dernier doute au sujet de Jésus en réaffirmant pour le lecteur qu’il est le Messie, mais, l’histoire le révèlera par la suite, un Messie paradoxal et incompris. Car le comportement de la foule et la référence au roi Jéhu ne laissent que peu de place au doute, nous l’avons vu : dans les représentations traditionnelles du peuple d’Israël, le Messie est avant tout un roi, un guerrier, un libérateur, un restaurateur de la foi au Dieu d’Israël. Bref, ici, quelqu’un se prétend Messie, très bien, mais il doit encore faire ses preuves car le vrai Messie doit remplir un certain nombre de critères et, avant tout, libérer le pays des Romains, cet occupant païen si détesté. Le Messie se doit d’être victorieux, belliqueux, puissant. Il est appelé à régner sur son peuple après avoir vaincu l’ennemi.
Certains souhaitent peut-être plutôt une réforme religieuse, un nouvel élan de foi. Mais, quoiqu’il en soit, la foule attend la manifestation d’un Dieu puissant, comme celui des récits fondateurs de l’ancien testament, tel que le récit de la sortie d’Egypte. En un mot, un Dieu qui va s’engager sur la scène politique et militaire et révéler toute l’ampleur de sa puissance.
Et là, nous nous disons en tant que chrétiens du 21ème siècle : quelque chose cloche ! Car, cette compréhension du Messie cache un Dieu qui n’est pas le Dieu révélé par Jésus-Christ, le Dieu de miséricorde, le Père aimant, le Dieu qui nous appelle au non-jugement, au pardon et à la fraternité. L’image véhiculée ici est au contraire celle d’un Dieu qui nous fait prendre le dessus sur les autres, qui exauce nos prières sans recul, qui comble nos désirs de richesse et de puissance, qui accorde prospérité et bien-être – et tant pis si c’est au détriment des autres.
Ce Dieu ne nous est pas inconnu. C’est le « Gott mit uns » des armées allemandes, c’est le « In God, we trust » des dollars. C’est un Dieu séduisant qui a de nombreux fidèles. Qui n’aime pas être du côté des vainqueurs ? Un Dieu qui vient écraser nos ennemis ? Super ! C’est notre ami Donald qui va être content !
Mais nos vies ne sont pas faites que de victoires, tant s’en faut. Nous connaissons aussi l’échec, le deuil, la maladie, la solitude. Où est ce Dieu alors ? Comment lui sauver la face ? Certains le font en invoquant soit nos péchés, responsables de tous nos problèmes, de toute notre misère, soit notre manque de foi, fatalement puni par Dieu, car oui, forcément ce Dieu-là punit le pécheur, il ne le sauve pas. Comme ça, ce Dieu de la toute-puissance est alors sauvé… au détriment des pauvres qui souffrent. Ce Dieu n’est pas le Dieu de Jésus, c’est une idole que nous nous fabriquons et qui révèle plus les turpitudes de l’âme humaine que les mystères de l’identité divine. Le Dieu révélé par Jésus prend le contrepied de nos pulsions violentes et appelle à aimer ses ennemis, pas à les détruire ; à accueillir la différence, pas à la juger et à la couvrir d’insultes.
Et c'est bien là que se situe le grand malentendu : la foule d’alors, comme bien souvent celle d’aujourd’hui aussi, se trompe de Dieu, de projet. Acceptons-nous vraiment de croire à un Jésus venu pour tout bouleverser, mais d’une manière qui n’est pas celle que nous attendons ?
Qui est donc ce Seigneur Jésus que nous présente l’évangile de Marc et comment sauve-t-il ?
Jésus est chez Marc maître des événements, metteur en scène de sa propre histoire, il est omniscient et a autorité sur les puissances. Mais c’est un Seigneur étrange, qui ne fait pas ce que l’on attend de lui, plus encore, c’est un messie scandaleux.
Bien que « maître de son destin et capitaine de son âme » comme dirait le poète Henley, Jésus renonce au pouvoir, à la richesse, au confort, à la sécurité. En voilà un Messie bizarre : il pourrait régner et il s’abaisse ! Il pourrait se faire servir et il se met au service des autres.
Quel salut nous propose-t-il donc ? Dans l’évangile de Marc, Jésus sauve en questionnant les fonctionnements, les routines, les préjugés, le besoin de sécurité et les comportements méprisants des humains et en les opposant à une autre manière de vivre qu’il appelle « le Royaume de Dieu » marquée, elle, par l’inclusion, l’accueil, le pardon et le renoncement à la sécurité : « qui veut sauver sa vie la perdra » dit-il dans une phrase célèbre. Il sauve donc en offrant à celui qui croit la possibilité de donner un autre sens à sa vie que celui où la réussite matérielle, la recherche de la sécurité et l’instrumentalisation des autres sont les critères du bonheur. Ce qu’il nous propose au contraire est un renoncement assumé à vouloir réussir sa vie, pour mieux la vivre comme un don et la partager avec les autres. Ainsi paradoxalement, nous réussissons nos vies en renonçant à le faire.
Tout cela ne peut se comprendre qu’au pied de la croix comme le montre le centurion romain qui s’exclame devant le crucifié « Celui-ci est vraiment le fils de Dieu ! ». En effet, la croix est le lieu de la révélation de la fidélité de Jésus à son propre discours et à ses actes. Le lieu de la fidélité à ce Dieu, Père aimant de tous les humains, qu’il a révélé et dans la confiance duquel il a vécu. Jésus ne descend pas de la croix résistant ainsi à l’ultime tentation. Il montre de la sorte la totale cohérence de son attitude en acceptant de perdre sa vie, pour la sauver.
Mon collègue parisien Marc Pernot l’exprime ainsi fort justement : « L’attente déçue de ceux qui disent à Jésus ‘descends de la croix et nous croirons en toi’ n’est déçue que parce qu’elle repose sur une mauvaise théologie, sur une fausse idée de Dieu ou de la manière avec laquelle il peut agir dans le monde. Certains attendaient un Dieu tout-puissant agissant matériellement et brutalement dans le monde, un Dieu interventionniste, un Messie politique, Jésus nous montre un Messie tout différent, un Messie tendre, apparemment faible, mais qui peut infiniment par sa puissance d’amour et cette porte qu’il nous ouvre vers le spirituel et l’éternel. »
Et, en effet, si Dieu est véritablement avec Jésus sur la croix, alors c’est un scandale (au sens propre de pierre d’achoppement, d’obstacle), car il est en échec devant les hommes et cela ne correspond pas à nos images traditionnelles de Dieu. Dans ce scandale de la croix, Dieu se révèle en opposition avec les attentes, mais aussi les valeurs, les vérités et les comportements des hommes. Ainsi nous sommes placés devant un choix qui, d’après Jésus, n’est rien moins que le choix entre la vie et la mort et dans lequel celui qui accepte de mourir fait paradoxalement triompher la Vie en ouvrant une nouvelle perspective existentielle à chacune et chacun d’entre nous. Car si Dieu est avec Jésus sur la croix, « la sagesse des hommes est folie » comme l’écrit l’apôtre Paul.
L’annonce de la résurrection au matin de Pâques scellera la victoire du crucifié sur le monde et nous ouvre la porte du Royaume que nous sommes invités à franchir pour prendre notre place dans la grande et belle célébration de la vie, dans l’amour reçu et partagé, qui nous est offerte par le véritable Dieu, celui de Jésus-Christ.
Amen.