Écouter le culte :
3'140'136 francs… Vous savez ce que désigne ce nombre ? Non, ce n’est pas mon dernier gain à la loterie ! D’ailleurs je ne gagne pas souvent, ce qui doit avoir un rapport avec le fait que je ne joue jamais ! Non, 3'140'136 francs, c’est la somme réunie par Cœur à Cœur, l'opération de la RTS et de la Chaîne du Bonheur. Un super résultat, qui permettra d'aider les enfants victimes de maltraitance en Suisse. Alors c’est magnifique, et j’en profite ici pour saluer celles et ceux qui ont organisé cette opération, ainsi que la générosité des donateurs. Oui, c’est très encourageant de voir que tant de gens se sont mobilisés pour soutenir les enfants maltraités.
Malheureusement, je suis obligé de jeter un seau d’eau froide sur mon propre enthousiasme, car ce n’est pas fini… Je veux dire que, ce qui n’est pas fini, c’est la maltraitance des enfants, et même dans certains pays, le massacre des enfants. C’est pour ça que j’ai voulu vous en parler ce matin.
Chers paroissiens et chers auditeurs, vous allez dire : « Oh là là, quel rabat joie ce pasteur Spothelfer ! » Vous n’aurez pas tort, mais il faut bien l’admettre : Noël est passé ! Eh oui, éteignez la guirlande sur le balcon, apportez le sapin à la déchetterie et finissez les derniers chocolats. Après Noël où l’on chante, et l’histoire touchante de Noël qui enchante, voici Noël qui déchante !
Car le retour à la réalité du monde est glaçant, chers amis : d’après Terre des Hommes, 152 millions d'enfants travaillent dans le monde. Un rapport présenté à l’ONU en octobre indique que près d’1,5 millions d’enfants sont en prison. On sait aussi qu’il existe des milliers d’enfants-soldats. Et l’organisation Save the Children vient d’annoncer qu’il y a plus d'enfants qui meurent dans les zones de guerre que de combattants. Voilà la réalité du monde ! N’en déplaise à certains, les prêches des pasteurs ne sont pas si déconnectés que ça de la réalité. Et ceci parce que la Bible elle-même est totalement connectée à la réalité du monde.
En fait, ce n’est pas moi qui suis rabat-joie : c’est le texte même de l’Évangile de Matthieu. Car juste après le récit de la venue des mages, qu’on a lu dimanche dernier, à l’Épiphanie, vient l’horreur de ce massacre des nouveau-nés par le roi Hérode. A Bethléem il y a 2000 ans, comme dans bien des pays aujourd’hui, à peine les mages ont-ils tourné les talons que l’odeur de la mort remplace celle de l’encens ! Je ne sais pas pour vous, mais moi, ce texte de Matthieu 2 m’a toujours horrifié. Et je ne suis pas le seul. Il n’y a qu’à voir comment les commentateurs se donnent de la peine pour édulcorer le récit, le justifier dans son contexte historico-politique, ou alors dans le cadre d’une rédaction pré-matthéenne.
Et pourtant, il n’y a pas à minimiser ce récit. Bien sûr que la tentation est forte de rogner l’insoutenable, pour que la Bible devienne acceptable. On espérait que la venue de Jésus apporte du bien et non du mal. Mais voilà, une lecture adoucissante de l’Évangile serait une erreur, parce que si Matthieu a rapporté cette histoire de massacre d’enfants, c’est qu’il avait à nous dire quelque chose d’essentiel.
On ne peut pas fermer les yeux sur ce qui s'est passé à Bethléem sous Hérode. Même si certains éléments des récits de Noël sont peut-être légendaires, il faut se rappeler que les légendes sont plus vraies que l'histoire. Je veux dire : les textes bibliques sont de l'histoire en trois dimensions, parce qu'ils racontent, au fil du temps, l'enjeu de la relation entre l’homme et Dieu.
Or l'important dans ce texte est que Dieu veille sur un enfant fragile, pour le conduire vers sa destinée, qui est d’offrir la vie à tous les humains. Bien sûr, on se demande pourquoi Jésus a été sauvé, alors que les autres enfants de Bethléem ne le furent pas. Et alors, pour ces innocents, qu’est-ce qu’il fait, Dieu ? Tous ceux qui ont le souci de la justice se posent cette question. Mais, vous savez, la justice des hommes n’est pas la vérité de Dieu. La vérité de Dieu, c'est que, de ce Jésus, viendra le salut du monde. La vérité de Dieu, c’est que sa lumière ne se révèle vraiment que dans l’obscurité du monde ! Même la cruauté de l’histoire est assumée par Dieu, pour aboutir à des dénouements inattendus. Telle est la signification à la fois tragique et fantastique de ce récit.
Évidemment, ça casse l’ambiance ! Le Jésus dont parle Matthieu a peu de chose en commun avec le « petit Jésus » des cantiques populaires, ou des crèches miniatures au milieu des angelots joufflus. Non, le Jésus de l'Évangile est un enfant victime. Il faut donc revoir notre imagerie de Jésus, chers amis. Si nous aspirions à une jolie histoire où tout soit luxe, calme et volupté (comme disait le poète), alors c’est raté ! Jésus n'est ni protégé, ni privilégié. Il partage mon histoire, mon existence, la vôtre Madame, la vôtre Monsieur. Et c’est là que l'histoire de Jésus devient vraiment intéressante. Elle n'est pas une légende dorée pour fuir la réalité – comme l’imaginent les gens qui ne lisent jamais la Bible – mais une aventure qui me concerne, qui te concerne, qui nous concerne, parce qu'elle a lieu dans notre monde ordinaire.
C’est le moment de tordre le cou à nos fantasmes : Dieu n’est pas le « dieu magique » qui empêcherait tout drame dans le monde et dans nos vies : il est le Dieu qui souffre avec l’humanité souffrante. Et Jésus n'est pas le « chouchou du patron » : il habite vraiment la terre et il en vit l’absurdité… pour lui rendre du sens ! Parce que, dans ce Jésus-là, chacun peut se reconnaître ; à ce Jésus-là, chacun peut confier son incompréhension, sa révolte. Jésus et vous, vous qui m’écoutez, vous pouvez vous parler, parce que vous êtes faits de la même chair, du même sourire et des mêmes larmes.
Et ce n’est pas qu’une vieille histoire : dans toutes les époques, l'histoire des hommes résonne des drames dans lesquels périssent les enfants. Pour parler comme le prophète Jérémie, nous savons bien que Rachel n'a pas fini de pleurer, comme tant de mères aujourd’hui. En 2020, nous entrons dans une nouvelle décennie. Youpie ! Espérons que ça ira mieux, parce qu’en décembre dernier, l’UNICEF a annoncé que 59 millions d’enfants ont besoin d’aide dans les régions en crise.
Loin d’un Noël rose et bleu, c'est dans ce sombre monde, que Jésus arrive. L’Évangile n’est pas une histoire de bisounours, vous savez ! C'est auprès des enfants martyrs, victimes de la folie guerrière des hommes, sur la route de l'exil et dans les camps de réfugiés, que nous rencontrons l’enfant Jésus. Son destin n’a rien à voir avec l’utopie sucrée et la piété sentimentale, mais en fait – et c’est ça la bonne nouvelle ! – il est notre frère en humanité.
Le paradoxe si difficile à saisir, c’est que Dieu, qu’on dit tout-puissant, habite le malheur, celui de Bethléem et celui de l’enfance martyre, celle de Syrie, d’Irak, du Yémen, d’Afghanistan, du Soudan, de Somalie, du Mali, du Nigéria et d’ailleurs. Et il n’y en a pas que pour les enfants. Si l’Évangile parle du Massacre des innocents, et si je vous dis tout ça, c’est pour que vous sachiez que Dieu habite aussi notre malheur, à nous, parce que notre peine, c’est aussi sa peine.
C'est sans doute ici que notre image de Dieu doit être révisée : le Dieu que nous confessons n'est pas un super-héros de cinéma. Dieu est pour nous celui qui souffre avec : en Jésus Christ, nouveau-né dans l’horreur de Bethléem, et 33 ans plus tard sur la croix à Jérusalem. Entre ces deux repères, Dieu montre sa fidélité, afin que nous sachions qu’il est solidaire de nous.
Dimanche dernier, ma collègue Noémie disait que, par le Christ, « Dieu nous offre une constance de la joie ». Eh bien aujourd’hui, j’ajoute qu’il nous offre la constance de sa fidélité. A propos d’enfants, vous l’avez sûrement remarqué : les enfants aiment parfois s’imaginer un ami secret. En fait, nous avons tous un ami secret ! Si Jésus est mon frère en humanité, Dieu est l'ami secret pour toute ma vie. Dieu, l’ami secret... Pour illustrer cette idée, et pour conclure, voici une petite fable que j’aime bien raconter aux catéchumènes :
Il était une fois un homme qui, arrivant au terme de sa vie, demanda à Dieu s'il pouvait revoir toute son existence, du moins les moments les plus importants. Alors Dieu lui fit voir toute sa vie, comme si elle se trouvait projetée le long d'une plage de sable.
L'homme se vit ainsi, marchant le long de cette plage, et il y voyait les évènements les plus forts de sa vie. Or l'homme s’aperçut que, le long du chemin derrière lui, il y avait quatre empreintes de pas sur le sable, les siennes et celles de Dieu, à côté de lui.
Cependant, à certains endroits, il n'y avait que deux traces, et ceci correspondait aux moments les plus difficiles de sa vie. Déçu et fâché, l'homme interpela Dieu :
- Comment ça ? C'est justement dans les moments difficiles que tu m'as laissé tout seul !
- Mais non, lui répondit Dieu, dans les moments les plus difficiles de ta vie, si tu n’as vu que deux traces de pas, c’est que c’étaient les miennes. Car dans ces moments-là, c’est moi qui te portais.
Voilà le message : Dieu n’est pas le Dieu magique de nos fantasmes, qui éviterait tous les drames possibles. Mais il est l’ami solidaire qui voudrait nous porter dans nos moments les plus difficiles. Encore faut-il juste... que nous nous laissions porter par Lui !
Amen !