Aimer au risque d’être haï

©Alexandra Urfer Jungen

Écouter le culte :

Le discours de Jésus-Christ a l’air bien sérieux. Il est toujours là où nous l’avons laissé dimanche dernier, lui et ses disciples. Il vient de leur laver les pieds, d’annoncer la trahison de Judas et est proche de son arrestation et de sa mort. Oui, le discours de Jésus-Christ est très sérieux. Ce sont des paroles d’adieu, son testament, un condensé de son enseignement. Devant l’imminence de la mort et l’urgence, Jésus doit choisir ses mots. Ce qui est dit dans ce texte – une toute petite partie de son discours d’adieu – est d’une importance capitale.

Jésus-Christ vient de commander à ses disciples de s’aimer les uns les autres, comme il les a aimés. Et comme il va les aimer en donnant sa vie pour eux et pour l’humanité. Des paroles d’encouragement, certes, mais non de réconfort. Car nous venons d’entendre la suite de son discours, et c’est une terrible vérité que Jésus-Christ livre à ses disciples.

« Si le monde vous déteste, sachez qu’il m’a détesté avant vous. » 

Le commandement d’amour devrait être quelque chose de beau, de doux, de pur et de réjouissant. Mais la résistance sera farouche de la part du monde.

Le commandement d’amour, tel que proposé par Jésus, n’est tellement pas naturel, n’est tellement pas acceptable, qu’il semble venir d’un autre monde, du Royaume de Dieu, annoncé par le Christ durant son ministère.

« Si vous apparteniez au monde, le monde aimerait ce qui lui appartient. Mais vous n’appartenez pas au monde, je vous ai choisi du milieu du monde. »

Quel étrange argument venant du Christ. Ce choix, cette élection, n’est-elle valable que pour les quelques disciples qui sont réunis auprès de lui en cet instant ? Ou s’adresse-t-il à tous les croyants qui liront cet Évangile ?

Quand je repense à des événements historiques, je me dis que non, les paroles de Jésus ne se cantonnent pas uniquement à sa dizaine de disciples en route sur leur chemin du martyre. Je pense notamment à la création et au démarrage de l’Armée du Salut, dans une Angleterre ravagée par la révolution industrielle du 19e siècle. Implanter des églises salutistes dans le monde entier afin de lutter contre la pauvreté matérielle et morale ne s’est pas fait sans heurts et certains l’ont payé de leur corps et de leur vie. Et parmi les plus vifs opposants du Général William Booth se trouvaient, entre autres, de riches paroissiens incapables de tolérer la puanteur et les habits rapiécés des alcooliques, des veuves et des orphelins.

Plus récemment encore, que dire des marches pacifiques des noirs américains, portées entre autres par le pasteur Martin Luther King ? Ces hommes, ces femmes, signifiant leur dignité humaine dans le silence, en marche ou assis, soutenu par l’opinion publique et les médias… ou non. Incapable de supporter cette lutte, cet amour-acte, une partie de l’humanité a répondu par un déferlement de violence.

Alors effectivement, il y a bien une forte résistance au message d’Amour avec un grand A dans le monde, et la persécution ne se cantonne pas aux premiers siècles de notre ère. Mais parler de persécutions, c’est tout de même très contextuel. Et ce n’est pas tout à fait notre contexte actuel et proche. En tout cas, ce n’est pas aussi couramment, ou pas aussi frontalement que ce que va subir Jésus et la plupart de ses disciples, que ce que vont subir les officiers salutistes ou certains militants afro-américains. Mais ne nous leurrons pas non plus. Il y a plusieurs échelons à l’échelle de la persécution. Ne laissons pas l’image du martyr sanglant nous éloigner de cette réalité. Car la persécution physique est encore possible, même si elle est parfois moins sophistiquée que certains supplices de l’époque. Se faire agripper les bras, secouer, gifler, taper.

Et puis, il y a aussi les persécutions mentales : l’humiliation, la dévalorisation, la déshumanisation. Choisir d’entrer pleinement dans le commandement d’amour peut aussi avoir des conséquences autres que la persécution : certaines personnes peuvent vous tourner le dos, vous pourriez perdre votre métier, être utilisé par des profiteurs, vous mettre en porte-à-faux avec votre famille.

Je prends un exemple tout simple, qui n’est pas directement lié au commandement d’amour, en tout cas pas comme on l’entendrait habituellement : si vous choisissez d’opter pour un mode de vie végétarien ou végane, sans produits animaliers (par amour pour les animaux ou pour la planète) et que vous vous retrouvez à un repas de Noël avec principalement du foie gras, de la viande et du poisson et qu’on vous offre un sac à main en cuir. Que faire? Renoncer à vos convictions au nom de la paix des ménages? Ou exprimer un choix et témoigner de votre fermeté? Les conséquences ne sauraient attendre : déjà, vous risqueriez de ne pas avoir assez à manger, voire ne rien manger du tout. Vos proches pourraient se moquer de vous, de manière un peu taquine ou, pire encore, avec insultes et humiliation. Dans le plus horrible scenario, votre famille vous reniera et vous ne serez plus invité aux fêtes. Ou vous le serez mais rien ne vous garantit que le cuisinier respectera votre choix de vie. Votre présence en famille pourrait être source de tension, voire créer des clans. J’ai parlé de régime végane à un Noël familial, mais, franchement, chère assemblée, chers auditeurs et auditrices, je suis sûre que cette histoire a fait résonner en vous des événements similaires de votre vie.

Finalement, c’est à ce genre de risques aussi qu’expose le commandement d’amour. La conviction que chaque être humain a sa valeur intrinsèque, qu’il est aimé de Dieu, qu’il est aimable et que je peux aller jusqu’à l’extrémité de donner ma vie, comme le Christ, pour des êtres imparfaits et un peu ingrats. Car si vous ancrez le commandement d’amour dans votre cœur, votre parole, votre pensée, vos actes, vous allez entrer en dissonance avec le monde, et éprouver une forte résistance.

Comme avec mon exemple précédent du repas de Noël, vous aurez bien, à un moment ou un autre, une situation où votre attachement au commandement d’amour à toutes épreuves va être ébranlé. Alors, renoncerez-vous à vos convictions profondes pour la paix des ménages ? Renoncerez-vous à offrir un sourire et une présence aux êtres qui sont à la marge et détestés ? Oserez-vous froisser quelques personnes parce que vous refusez des conventions sociales au nom de l’amour du prochain ? Prendrez-vous le risque d’être moqué, de vous retrouver seul, car vous refusez le commérage, le lynchage, la moquerie ? Ces choses qui pourtant rassemblent. Les mauvaises langues ne sont pas dignes du commandement d’amour, mais est-ce que cela permet de tisser très facilement des liens ? Êtes-vous prêts à vous élever contre un proche, ami ou famille, ou votre conjoint, parce que ces personnes se laissent aller à la colère, excitent la jalousie et la haine, entretiennent des propos ou des habitudes mauvaises ?

A l’inverse, saurez-vous garder le silence, non pas pour une paix factice, mais pour couper l’élan d’une spirale de haine ou de violence ? Ne pas répondre à une provocation, ne pas donner d’eau au moulin du commérage ? Mettre votre fierté dans la poche et continuer votre discret tissage d’Amour qui met un peu de temps à s’installer et à montrer des effets ?

Et voilà que je vous ai mitraillé avec une série d’exemples variés et parfois contradictoires. Un exercice d’équilibre périlleux ! Quand s’exprimer pour l’Amour, quand se taire pour l’Amour ? Finalement, nous comprenons mieux pourquoi les textes de dimanche dernier nous demandaient de méditer les voix et voies du Seigneur jour et nuit. Car s’il est très noble de choisir d’être des hérauts de l’Amour, tel que porté par le Christ, trouver la justesse de nos actes… c’est une toute autre histoire.

Je pourrais terminer ma prédication ici, vous souhaiter bon courage sur ce chemin de l’Amour et de bien travailler de concert avec le Saint-Esprit pour créer un monde meilleur. Mais… il reste encore quelque chose que j’aimerais mettre en avant. Un avertissement, un peu présent dans le discours de Jésus et pris à bras le corps dans la première lettre de Jean.

Chère assemblée, chers auditeurs et auditrices, je viens de nous parler et de nous exhorter du point de vue des persécutés qui se prennent de plein fouet la résistance du monde face à nos actes glorieux et parfois pénibles d’amour.

De la même manière que Pierre a promis au Christ qu’il ne l’abandonnerait jamais et qu’il l’a renié par trois fois à peine quelques jours plus tard, nous ne pouvons pas être sans faille à tout instant. La résistance doit bien venir de quelque part, et pas de mauvais lutins, djinns ou démons pour nous servir d’alibi. La résistance vient du monde, la résistance vient de nous. Tous.

Personnellement, c’est le récit de Caïn et Abel que je garde et médite dans mon cœur. Avant le meurtre d’Abel, Dieu apparaît à Caïn et lui dit : «Fais attention, le péché est tapi à ta porte, comme une bête à l’affut. Domine-le! Ou il te dominera!»

Nous avons tous une bête tapie au pas de notre porte. Nous avons tous des accès de jalousie, de colère, d’envie de meurtre, de souhait de malheur à celles et ceux qui ont une vie trop parfaite. À vivre dans une comparaison maladive qui entache la vie, à désirer ce qui ne nous fait pas du bien ou ce qui ne nous appartient pas.

Qu’il est parfois difficile de se réjouir des bénédictions d’autrui ! Surtout si c’est une bénédiction qui nous est refusée. Nous n’avons pas tous la même bête qui nous menace, mais fermer la porte, les fenêtres ou les yeux ne la fera pas disparaître. Alors commençons pas accepter sa présence, la regarder en face, lui donner un nom. Car même si elle est laide, c’est une partie de nous. Nous n’avons pas tous la même sensibilité à la jalousie, à la colère, à la rancune ou à la destruction (de soi, des autres), à l’avarice, à l’orgueil mais nous avons tous le potentiel d’œuvrer activement et efficacement pour un monde de ténèbres et de souffrances.

« Celui qui n’aime pas reste du côté de la mort. Quiconque a de la haine pour son frère ou sa sœur est un meurtrier. Or vous savez qu’aucun meurtrier n’a de place en lui pour accueillir la vie éternelle. »

C’est une question de vie ou de mort ! Et quand je parle de mort, je ne pense pas forcément qu’à la mort physique mais au mal-être qui peut survenir, à l’abandon et la solitude, à l’absence de joie et de paix, à une âme noircie par des paroles et des pensées toujours négatives. À l’inverse, œuvrer pour la vie n’est pas qu’une question d’intégrité physique, mais d’œuvrer pour faire susciter, faire émerger la joie, la solidarité, l’amour, la sérénité, la restauration, la justice et l’équité.

Voilà pourquoi le commandement d’Amour est si important. Ce n’est pas un gadget de développement personnel, ce n’est pas une lubie d’un charpentier trentenaire illuminé campant dans toute la Galilée. C’est le commandement suprême, car y consentir et y mettre tous ses efforts, son énergie et trouver la force d’en essuyer les conséquences touche directement au combat de la vie contre la mort, de la lumière contre les ténèbres. C’est un combat ingrat, nous n’en voyons pas toujours les fruits, nous n’avons, la plupart du temps qu’une très faible portée. Mais c’est par ce travail discret, de longue haleine, que les choses peuvent changer en profondeur. Sinon, ce n’est que du vent et nous héritons du monde que nous façonnons.

Mes enfants, n'aimons pas seulement en paroles, avec de beaux discours ; faisons preuve d'un véritable amour qui se manifeste par des actes.

Amen !

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Envoi et bénédiction :

«Fais attention, le péché est tapi à ta porte, comme une bête à l’affut. Domine-le! Ou il te dominera!»

Parler d’Amour, c’est bien, ne parler que d’Amour, c’est rater un côté de la médaille. Car c’est omettre la bête tapie que nous avons chacune et chacun et qui peut s’installer dans notre maison, pourrir nos fruits, empoisonner notre eau et ruiner notre sommeil.

L’amour est un sentiment que nous pouvons ressentir et recevoir gracieusement, mais l’amour est aussi actes, consentement à faire alliance, avec efforts, et lâcher l’illusion d’une vie qui ne serait que douce baignade perpétuelle dans une eau de bonheur et de bien-être. Ne nous privons pas d’amour, mais puisons-y donc la force pour aller au-delà des sensations et des sentiments.

Reconnaissez et apprivoisez votre compagne ténébreuse, la bête qui veut vous entraîner sur le chemin de la haine et de la destruction, et ne la tolérez qu’à la lisière de votre foyer. Rappelez-vous que vous n’êtes pas parfaits, mais qu’elle n’a pas le dernier mot.

Soyez guidés dans votre quête d’un amour vrai, humble, discret et porteurs de fruits. Soyez fortifiés face à la résistance, soyez pardonnés de vos faux pas. Soyez assurés de l’Amour de Dieu, qui prime au-delà de tout et dont vous êtes les ambassadeurs. C’est une cause sérieuse, c’est une cause noble. Soyez en fières, soyez en dignes.

Amen.

Faire le choix de marcher dans les pas du Christ et d’être les hérauts de l’Amour n’est pas sans conséquences. Jésus lui-même nous met en garde contre une forte résistance qui peut aboutir à la haine. La première épître de Jean fait un pas de plus et nous rappelle que cette force obscure réside en chacun d’entre nous. Comment puis-je désamorcer la haine? 

Détails

Avec la participation de
Claude Vauthey pour les lectures
Orgue
Blaise Christen
Musique