Avez-vous déjà eu soif ? Mais attention : vraiment soif ! Pas la bonne soif, juste avant d’arriver au restaurant d’alpage lors d’une randonnée en montagne. Pas la petite soif qui vous précipite vers le frigo pour arracher la bouteille d’eau fraîche quand vous rentrez de courses un peu fatigantes. Non. La vraie soif, celle qui vous laisse la bouche sèche, le ventre creux, avec votre personne vidée d’énergie, assise au bord du chemin, pantelante sous le soleil de midi.
Je parie que ça ne vous est jamais arrivé, à ce point, ou alors très rarement, n’est-ce pas ? Or c’est le sort de millions d’êtres humains – aussi humains que vous et moi – à travers le monde. Une statistique nous dit qu’un tiers de la population mondiale est privée d’eau potable. Autrement dit, on peut avoir très soif, mais il reste déconseillé de boire de cette eau-là, non potable.
Bien sûr, nos modestes soifs sont toutes respectables. Il nous faut boire suffisamment, répètent les gardiens de notre bien-être – et sans scrupule – pour rester en forme. Sans oublier de boire aussi à la santé des autres, dans des rencontres joyeuses et des partages fraternels, surtout à la fin de nos tristes pénitences covidiennes. L’eau d’ici est si bonne, n’est-ce pas, quand on a frisé l’au-delà.
Mais la situation actuelle de la production et de la consommation d’eau potable à travers le monde nous impose certains devoirs, dont tous les humains de bonne volonté peuvent prendre conscience. La reconnaissance pour l’eau disponible, la ferme décision de ne pas la gaspiller, la volonté de l’offrir à tous, à commencer par celles et ceux qui n’en disposent pas, ou pas suffisamment, pour mener une vie digne, personnellement, en famille, en peuple appelé à vivre debout.
À première vue, les convives de la noce à Cana, en Galilée au temps de Jésus, semblaient bien loin de tels soucis. Dans l’euphorie de leur fête, il apparut que le vin leur manquait davantage que l’eau. C’est qu’il y a encore d’autres soifs que celles qui s’étanchent avec du liquide commun.
La noce, c’est le besoin d’amour, c’est l’espoir de la vie, c’est la gaité contagieuse, c’est la rencontre humaine, sans barrières et sans frontières. La preuve ? On avait invité tout le monde. Jésus, sa mère, sa famille, ses disciples étaient parmi les convives, comme pour dire – selon l’évangile – que l’Eglise doit partager sans retenue les joies et les peines de toute l’humanité.
Y compris l’embarras de ce jeune couple : « Ils n’ont plus de vin », remarque une femme, la mère de Jésus, sans doute plus attentive que beaucoup d’autres à la gêne de ces mariés. Jésus lui-même se fait un peu prier, pas pour un refus camouflé, mais pour faire monter la bonne fièvre du partage impliquant le maximum de convives.
Marie d’abord, elle insiste, c’est la femme, c’est la mère. Les servants ensuite, plus que témoins : acteurs de la solution. Et surtout Jésus, celui qui peut changer l’eau ordinaire de nos vies tout aussi ordinaires, en vin de fête pour des soifs extraordinaires, celles qui nous habitent en profondeur, celles qui pourraient nous ronger de l’intérieur, s’il n’y avait pas quelque miracle d’amour tout proche de nous.
L’évangile appelle cela un signe. Plus encore : la manifestation de la gloire de Jésus, l’entrée dans le mystère de la foi pour ses disciples, un indice pour la future eucharistie, un avant-goût de Pâques.
Dans nos vies comme à Cana, Jésus peut faire l’essentiel, mais jamais sans notre collaboration humaine, extraordinaire et ordinaire à la fois, comme l’eau banale qu’il a changé en vin savoureux sous les énergies discrètes de l’Esprit. Et avec quelle magnanimité, quelle surabondance ! Et pour l’eau et pour le vin. Décidément, Dieu est bel et bien le dernier en calcul parce qu’il est le premier en amour !
Dans les innombrables appels à changer l’eau du quotidien en vin d’un lendemain meilleur, il y a de la place pour tout le monde. Les chrétiens savent – mais d’autres religieux aussi – que Dieu veut pour toute l’humanité une existence digne, avec l’eau du minimum vital, mais aussi avec un peu de bon vin pour la fête, le bonheur du partage fraternel, et pourquoi pas, la perspective du banquet éternel dans le royaume de Dieu.
Dans les cuisines de ce monde, nous sommes tous appelés par Dieu, avec Marie et les autres disciples, à faire quelque chose, humblement mais aussi efficacement, pour relever le menu du passage sur cette terre.
Le faire d’abord auprès de celles et ceux qui, que ce soit chez nous, ailleurs et jusqu’au bout du monde, peinent à trouver un sens à la vie, des opportunités de bonheur partagé, et même une espérance pour après la mort. En nous tournant en priorité, par exemple, vers celles et ceux qui manquent de l’eau vitale, mais aussi de la liberté ou du respect, nous pouvons, avec la grâce de Dieu, transfigurer un peu leur condition humaine en un début de repas de noce.
Comme aux servants de Cana, c’est Jésus lui-même qui nous dit maintenant, avec ce que nous sommes et ce que nous avons, si peu que ce soit : « Maintenant puisez et portez-en aux autres », pas seulement au maître du repas, mais à tous les convives humains, à commencer par les plus nécessiteux de toutes sortes.
Il suffit que ce soit donné avec amour, et ce signe de solidarité brillera aux yeux des hommes. Et beaucoup croiront, non pas en nous, mais en Lui, le Père de toute humanité, manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur.