Quand deux mondes se rencontrent

Temple de Rolle (©AUJ)

Écouter le culte :

« Zachée, dépêche-toi de descendre car aujourd’hui, il faut que je vienne loger chez toi. »

Nous sommes nombreuses et nombreux à connaître cette invitation de Jésus à Zachée et j’ai beaucoup médité ces paroles et cette rencontre improbable ces derniers temps. Il me semble qu’elle rejoint puissamment le contexte, le climat de ce que nous vivons actuellement.

Je ne vous apprends rien en vous disant que nous sommes dans des temps d’incertitude : la pandémie nous a ébranlé, nous ébranle encore. Sur les plans de l’écologie, de l’économie, de la société, les défis sont nombreux et il y a de quoi être désécurisé. Et quand on est désécurisé, personnellement ou communautairement, quand on se sent menacé, alors, assez naturellement, il y a un réflexe qui nous vient. C’est un réflexe de protection : on se barricade. On renforce ses croyances, ses certitudes. On se renforce dans ses représentations, dans ses convictions. On défend ses besoins. On réaffirme avec force ses attentes.

Alors, le danger, c’est qu’on se recroqueville, barricadé chez soi, et qu’on campe sur ses positions. Les fronts se durcissent. Ça devient difficile de se rejoindre. Le risque, c’est que chacun se retrouve barricadé chez soi, dans son monde. Et entre les mondes, une distance infranchissable. Et parfois, entre les mondes, un mur, des murs qui s’érigent, des murs d’incompréhension, des murs qui font qu’on n’arrive pas, qu’on arrive plus à communiquer. Et parfois, entre les mondes, il y a la guerre des mondes. Il suffit d’entendre certains débats stériles, certains dialogues de sourds.

Il y a un sujet, je crois, chères amies et chers amis, qui est emblématique actuellement de ce danger de se recroqueviller chacun dans son monde, c’est le sujet du vaccin. J’ai entendu, ces derniers temps, plusieurs personnes dire : « je me suis disputé très fort avec des amis ». Ou bien, « dans ma propre famille, nous sommes divisés ». Le vaccin est devenu un sujet qui fait qu’on est dressé les unes et les uns contre les autres. On renforce ses positions et il semble qu’il n’y ait pas de solution. Alors on s’évite, on essaie de ne pas aller dans les sujets qui fâchent.

Aujourd’hui, nous avons dans l’Évangile un texte qui vient, je crois, nous toucher, nous ouvrir, nous bouleverser et je suis toujours stupéfait de voir à quel point l’Évangile nous dérange, nous ouvre et nous empêche justement d’être enfermés, barricadés chez soi. Il est sans cesse force de libération.

Prenons la situation de départ : Zachée, le chef des collecteurs d’impôts, est impopulaire, un homme de pouvoir, un homme qui doit jouir d’une très mauvaise réputation, un homme détesté, assimilé à un collabo puisqu’il collabore avec l’occupant romain. On sait tout ça. Et on peut imaginer qu’étant détesté de tous, Zachée a renforcé encore son monde à lui et qu’à la haine des gens, il doit répondre par une haine réciproque. Peut-être bien que lui-même se sent exclu et que ça l’encourage à s’acharner encore davantage en mettant des taxes et des impôts encore plus lourds aux gens. On voit qu’il y a là une guerre des mondes, une guerre sans combat.

Quand on apprend que Jésus passe par là, qu’une grande foule est rassemblée, Zachée ne se mêle pas à cette foule. S’il avait été un membre bien établi de la communauté, qui avait sa place, qui était reconnu, alors on peut imaginer que sa petite taille n’aurait posé aucun problème. Il aurait pu dire : « excusez-moi, pardon, pardon, excusez-moi » et se faufiler à travers la foule. Ç’aurait paru tout à fait naturel à tout le monde et on lui aurait fait une place au premier rang. Mais Zachée ne peut pas se mêler aux autres. Il est coincé dans son monde à lui et les autres sont coincés dans leur monde à eux et la foule fait écran, empêche Zachée d’aller à la rencontre. Il est désintégré. Voilà la situation de départ.

Je crois que ça peut nous rejoindre et nous parler à toutes et à tous, parce qu’il y’a des situations où on se sent très loin de quelqu’un d’autre. On peut vivre sous le même toit, on peut partager le quotidien de quelqu’un et pourtant, avoir l’impression que des milliers de kilomètres nous séparent. Parce qu’on est enfermé chacune, chacun dans ses attentes, parce qu’il y a quelque chose, une blessure qu’on s’est faite l’un à l’autre… il y a mille raisons qui peuvent faire qu’on peut être tout près l’un de l’autre, mais pourtant dans des mondes complétement différents et avec le sentiment que des murailles se sont dressées entre nous. La situation est bloquée.

Et voilà, Jésus passe et c’est là que va survenir l’inattendu. C’est intéressant, quand on lit des textes de l’Évangile, de toujours chercher ce qu’il y a de surprenant, d’inattendu. Pour voir ce qui est vraiment surprenant et inattendu, on pourrait se dire : qu’est-ce qui ne nous aurait pas surpris ? Qu’est-ce qui aurait été « normal » ? Pour ça, on peut penser à nos réactions humaines, aux petites stratégies que nous mettons en place quand nous sommes confrontés au monde de l’autre et que cela nous agresse. Qu’est-ce qu’on fait pour rester dans le statu quo ? Pour ne pas avoir à sortir de notre monde et pour ne pas être agressé par le monde de l’autre ?

On n’aurait pas été tellement surpris si ce jour-là, à Jéricho, Jésus avait simplement évité la rencontre. Ce n’était pas compliqué : Zachée a couru, il est monté sur son sycomore. Jésus passe par là… il aurait très bien pu regarder ailleurs, faire comme si de rien n’était, ne pas lever les yeux, ne pas voir Zachée et continuer sa route tout simplement.

Confortable ! Chacun reste chez soi, aucun souci.

L’évitement. Éviter la rencontre. Le désengagement. Quand on cohabite ensemble, qu’on vit en parallèle, mais qu’on s’évite, qu’on évite les sujets qui fâchent. On ne se parle pas, on s’habitue à être ensemble, mais pas vraiment ensemble. Ça arrive dans les familles, ça arrive au travail, ça arrive dans les quartiers et plus on est proche plus ça devient difficile et quand ça dure pendant des années, alors il y a quelque chose qui, imperceptiblement, meurt parce que on fait semblant d’être en relation, mais on ne l’est pas vraiment. On déploie des trésors d’imagination pour être dans l’évitement, pour se fuir. On se ment à soi-même et on ment à l’autre.

Jésus n’a pas passé tout droit, il n’a pas évité la rencontre.

Deuxième réaction qu’on aurait pu imaginer, celle du conformisme. Jésus aurait très bien pu lever les yeux, voir Zachée et lui dire : « tu as tout à fait raison, on a besoin de collecteurs d’impôts, et sûrement que tu fais ça très bien… ». Il aurait très bien pu « servir la soupe » à Zachée, lui dire ce qu’il avait envie d’entendre pour être tranquille et être aimé de lui.

Et quand on est dans son monde et qu’on a besoin d’être conforté dans son monde, ça peut être une tentation : dire aux autres ce qu’ils ont envie d’entendre, faire avec, dire : « oui tu as raison », alors qu’on fond, on n’en pense pas moins. Ça aussi, ça arrive ! Bien souvent, dans nos relations, on s’écrase, parce que c’est plus simple, c’est plus facile. Mais quand on s’écrase, quand on fait avec, là aussi il y a tricherie et on risque de se mentir à soi-même, de se trahir soi-même. Et le conformisme, quand il est poussé dans ses extrêmes, fait qu’on finit par ne plus très bien savoir qui on est.

Troisième chose que Jésus aurait pu faire : prendre le pouvoir. Pointer Zachée du doigt et l’accuser, lui dire : « tu as fait faux ! Tu es mauvais ! Change ! Il faut que tu changes et vite fait ! Dépêche-toi de changer ! »

Je ne sais pas, chères amies et chers amis, si on vous a déjà dit ça. Mais en principe, ça fait plutôt le jeu du renforcement et de l’éloignement des mondes, plutôt que le jeu de la relation et du partage. Ça ne fonctionne pas, la prise de pouvoir dans la relation.

La quatrième tentation aurait été celle du marchandage. On négocie. Jésus aurait pu dire à Zachée : « Zachée, si tu changes un peu de comportement là, là et là, alors moi je t’accepterai et je viendrai chez toi. »

On croit des fois que la paix, c’est faire des compromis. Mais quand on fait des compromis, qu’on négocie tout, tout le temps, alors on n’est jamais dans quelque chose de complet et on vit tout le temps un peu de frustration et la rencontre n’est pas là. La relation, c’est n’est pas une pesée d’intérêts. Je ne me suis pas marié pour qu’on ait de bons compromis avec ma femme, que je rapporte des sous et qu’elle s’occupe du ménage. Ça ne marche pas comme ça. Si la relation n’est que ça, alors au bout d’un moment, ça s’éteint.

Jésus est celui qui n’a ni le réflexe de l’évitement, ni le réflexe du conformisme, ni le réflexe de la prise de pouvoir, ni celui du marchandage !

Jésus va faire quelque chose de tout à fait surprenant. Il va dire : « Zachée, je viens chez toi. Il faut que je vienne loger chez toi. » Sans condition, sans préalable : « je viens chez toi ». Ce n’est pas : « je te respecte comme tu es » ; ce n’est pas : « je te tolère et je continue mon chemin ». C’est : « je viens chez toi. Je m’installe chez toi. Je t’écoute. Je t’accueille. Je te reçois. Je rentre dans ton monde et là, dans ton monde, je veux apprendre à te connaître, savoir qui tu es, te recevoir pleinement, sans jugement. Et je viens chez toi sans entrer par effraction. Je viens chez toi en te demandant de m’y accueillir, en te demandant de me donner ce que tu as à me donner ».

Je ne sais pas si vous avez déjà fait l’expérience, chères amies et chers amis, d’être vraiment, complètement, pleinement écoutés et accueillis. C’est quelque chose d’extraordinaire. Et quand on est vraiment pleinement accueilli et pleinement écouté, alors le cœur s’ouvre et alors bien souvent, il y a des barricades qui s’effondrent. Et quelque chose devient possible.

Accueille-moi chez toi pour que je puisse t’accueillir, que je puisse t’écouter vraiment : c’est toute l’histoire de l’Évangile. Un Dieu qui n’a pas choisi de rester tout en haut du ciel, lointain, dans son monde, mais un Dieu qui vient habiter notre monde de l’intérieur. Un Dieu qui s’approche, un Dieu qui s’incarne, qui vient dans notre humanité, qui vient l’écouter, la partager, la vivre, la traverser. Et cette immense solidarité de Dieu qui vient dans notre monde, eh bien, par Jésus-Christ mort et ressuscité, elle nous fait entrer dans la promesse que, comme Jésus est venu habiter dans notre monde, l’a traversé, eh bien, il nous ouvre à son monde à Lui, à sa Vie à Lui. Une connexion nouvelle est établie.

Parlons maintenant de Zachée. Zachée est vite descendu de son arbre et il a accueilli Jésus. S’il avait dit « non », s’il avait dit « on n’est pas du même monde », rien ne se serait passé. Mais le début du texte nous montre bien que son argent, son pouvoir ne le remplissaient pas vraiment. Il y avait comme un désir qui frémissait, qui vibrait au plus profond de lui. Le texte reste vague sur ce point. Mais on nous dit quand même qu’il a couru, qu’il a cherché lui aussi une stratégie pour sortir du statu quo et pour se donner une chance d’entrer en contact, même de loin, avec Jésus qui passait par là.

Sentir au plus profond de nous ces instants où, enfermés dans notre monde, barricadés, renforcés, quelque chose vibre, nous appelle. Le désir est là de bouger, d’ouvrir, de se remettre en route, de rechercher le contact. Ça demande une attention, une écoute intérieure.

Pour que cette prédication ait du sens, je vous invite à réfléchir concrètement aux relations dans lesquelles vous êtes engagés actuellement et à vous dire : y a-t-il des relations où on est chacun dans son monde ? Et dans ces relations-là, y a-t-il la possibilité de sentir ce désir d’autre chose ?

J’aime l’idée que Zachée monte dans un arbre, même s’il paraît que les sycomores ne sont pas très élevés comme arbres. Mais Zachée monte, il grimpe, il prend de la hauteur. C’est assez symbolique. Il s’élève, il change de point de vue. Et il faut beaucoup de courage parfois, beaucoup d’humilité aussi pour ne pas rester enfermé dans ses certitudes, pour oser le petit pas de côté, la petite prise de hauteur qui fera que quelque chose bouge en nous.

C’est le début, c’est ce qu’a fait Zachée. C’est ce qui a permis à Jésus de dire « je viens dans ton monde ». Et une fois que Zachée a entrouvert la porte, une fois que Jésus et venu, qu’il a logé chez lui, qu’il l’a écouté pleinement, alors, sans qu’on lui ait demandé de changer, il y a quelque chose qui a bougé, qui s’est transformé chez Zachée. Il vit un renversement de ses valeurs. Il découvre une richesse plus grande que celle sur laquelle il s’était cramponné pendant tant d’années. Il lâche, il entre dans une nouvelle capacité à être en relation avec les autres. Celui qui était habitué à prendre dit qu’il va donner. Il y a là un chemin de transformation et d’ouverture, un retournement.

Voilà, chers amis et chères amies ! Réfléchissons à la fin de cette prédication sur cette rencontre entre Jésus et Zachée, où, dans nos vies, l’accueil peut créer l’accueil.

Je vous dis encore que dans le petit texte de la lettre aux Romains, Paul dit : « Accueillez-vous les uns les autres ». Les uns les autres : il y a une réciprocité à vivre. C’est merveilleux quand, dans un dialogue, dans une rencontre, dans un partage, on peut aller dans le monde l’autre pour l’écouter vraiment et le recevoir et puis ensuite inviter l’autre à venir dans son monde à soi pour exprimer, pour se dire. Alors on n’est plus recroquevillé, quelque chose a changé, quelque chose a bougé.

Pensons encore à notre vie de prière. Parce que la prière, ça peut être l’occasion d’inviter Dieu, présent, dans notre monde.

« Seigneur tout ce que je suis, tout ce que je vis, tout ce qui m’habite, sans faux-semblant, sans fuite, sans évitement, sans conformisme, sans marchandage, sans prise de pouvoir, je te le dis, je te le donne et tu m’accueilles et tu m’écoutes. Et puis en même temps, je veux moi-même aussi, le cœur grand ouvert, t’accueillir, t’écouter ».

« Viens dans mon monde. » Il y a là une promesse de liberté, de libération et de vie.

Bonne route à vous qui, comme Jésus, comme Zachée, êtes en chemin. Bonne route ! Et que l’Esprit-Saint nous permette de vivre non pas la guerre des mondes, mais la rencontre et le partage de nos vies.

Amen

Il semble si facile de rester chacun chez soi, dans son monde, enfermé dans ses attentes, en s’évitant ou en se jugeant… jusqu’à ce que quelqu’un dise: «Je viens chez toi!»

Détails

Avec la participation de
Véronique Garin pour les lectures
Orgue
Jean-Pierre Hartmann
Musique
Alice Dreier, soprano
Jonathan Bager, à la flûte