Il semble bien que les communautés chrétiennes auxquelles s'adresse Luc, l'auteur du texte que nous venons d'entendre, aient passé par une crise grave de découragement en ce qui concerne la prière. Ces premiers chrétiens pensaient que le Christ viendrait bientôt établir son royaume. Ils priaient pour cela et pensaient que dans quelques mois, tout au plus dans quelques années, le Seigneur exaucerait leur prière. Or le Seigneur tarde. Au temps de l'attente, Dieu paraît se dérober. Il a l'aspect du juge dont il est dit qu'il "refusa longtemps " de rendre justice (v. 4). Et l'Église peut aussi se reconnaître dans cette veuve, entourée d'adversaires, s'adressant au juge, son seul recours. Ce qu'elle demande, n'est rien d'extraordinaire : que le juge rende justice, qu'il agisse selon ce qu'il est. Voilà tout ! Et Jésus dit qu'à l'image de cette femme l'Église ne doit pas se lasser de prier.
Pour nous aussi, le Seigneur tarde. Dans bien des domaines, dans bien des situations personnelles, nous avons l'impression que Dieu se fait attendre. Et nous risquons de nous décourager. Du découragement, voilà exactement ce que nous ressentons parfois quand nous prions, que nos requêtes soient intéressées ou désintéressées. Dieu se tait, le plus souvent : le terrible silence de Dieu. A tel point que nous nous demandons si nos prières sont-elles vraiment entendues par le Dieu de l'Univers ?
L'expérience du silence de Dieu conduit nombreux de ceux qui prient avec sincérité à cette conclusion désespérée que prier est inutile. Déjà au 18e siècle, le tremblement de terre de Lisbonne, en faisant 30'000 victimes, un dimanche, à l'heure de la messe, a posé un sérieux problème aux intellectuels de l'époque et déclenché un ébranlement général de la foi en Europe. Plus près de nous, la prière de milliers ou de millions de personnes n'a pas empêché Auschwitz, tout comme elle n'a pas empêché les chrétiens du Rwanda de s'entretuer de manière cruelle, même à l'intérieur des lieux de culte. Comment peut-on prier après cela ?
Pour certains, ce que nous venons d'évoquer - le silence de Dieu - n'est pas seulement une objection contre toute forme de prière, mais aussi et surtout une raison pour ne pas croire en Dieu. Du moins pour ne pas croire en un Dieu sensible au malheur des hommes. Pour d'autres, le seul moyen d'échapper à cette interrogation, tout en restant attachés à la foi chrétienne ou une pratique religieuse, c'est de changer leur manière de prier.
La principale critique contre la prière perd, en effet, de sa virulence quand celle-ci devient une manière de se dire ou de se raconter " devant Dieu ", de méditer en toute lucidité devant Dieu qui écoute et compatit, mais qui n'intervient pas parce que telle ne serait pas sa manière d'être présent au monde.
Puisqu'en Jésus-Christ, Dieu est non seulement devenu l'un des nôtres, comme il nous a appelés à agir sur la réalité de manière responsable, l'homme moderne doit être assez adulte pour comprendre que sa liberté suppose justement la non-intervention de Dieu dans le monde. Ou le silence de Dieu, si vous voulez. Voilà ce qui semblerait être une spiritualité moderne, qui n'a pas froid aux yeux.
La prière, dans ce contexte, n'est ni inutile ni marginale, mais elle change de nature : elle permet d'apprendre à regarder sa vie avec plus de lucidité, de mieux se comprendre et d'agir sur les événements en prenant ses responsabilités.
Déjà dimanche dernier nous disions que la vraie démarche de la foi est celle qui remercie et glorifie Dieu à pleine voix, comme ce lépreux qui revient sur ses pas pour dire merci. Nous disions alors qu'une religion de la gratitude serait bien plus conforme à l'évangile qu'une religion intéressée et utilitaire et que la louange de Dieu devrait devenir notre raison de vivre en chrétiens. Voilà ce qui pourrait plaire à de nombreuses personnes qui n'osent pas pratiquer une forme de prière qui leur semble trop élémentaire, superflue et absurde.
Faudrait-il admettre que la foi chrétienne nous propose de dépasser un premier niveau de la prière où Dieu est supposé écouter et répondre à nos appels ? Faudrait-il en conclure que la prière de demande n'a pas sa place dans un christianisme devenu, enfin, adulte et responsable ?
Cependant, la prière de demande est constitutive de la spiritualité judéo-chrétienne. La prière de louange, comme la prière de demande, sont toutes deux à l'arrière-plan des Écritures et irréductibles à la seule méditation.
Le texte que nous avons lu ce matin est, en ce sens très explicite : à ceux qui croient que Dieu ne répond pas ou tarde à répondre Jésus raconte une parabole " sur la nécessité de prier constamment et de ne pas se décourager " (v. 1). Dans son enseignement, si la louange et l'Action de grâces sont centrales, il demande pour soi comme pour les autres. Il supplie le Père pour que la souffrance s'éloigne de lui. Il prie pour ses amis, pour que leur foi ne défaille pas et que le Père garde les siens de tout mal et les maintienne dans l'unité. Il nous enseigne que le Père veut être importuné. Qu'il veut donner à ses enfants ce qui convient. L'enseignement de Jésus sur la prière considère donc, surtout, la demande. Et non seulement Dieu nous écoute comme, selon lu, Dieu ne pourrait pas être Dieu sans qu'il nous écoute et nous réponde (" à combien plus forte raison ", dit le texte biblique).
Nous voilà donc confrontés à un sérieux problème : il nous paraît raisonnable de nous orienter vers une forme de prière méditative et contemplative alors même que l'Évangile nous rappelle la paternité de Dieu, son amour, sa volonté de nous écouter et de nous exaucer. Mais Dieu ne saurait-il pas, bien mieux que nous, ce dont nous avons besoin ? Sans doute, affirme Jésus. Et pourtant il prie, il intercède pour les disciples et pour nous-mêmes, il demande. Et il nous encourage à faire de même, comme dans la parabole d'aujourd'hui. Parce que telle est la volonté de Dieu.
Force est de constater que nous sommes devant un paradoxe : d'une part Dieu sait tout ce dont nous avons besoin et il n'a pas besoin de nos prières, d'autre part, il nous demande de lui présenter nos requêtes et se rend dépendant de ce que nous lui disons. Voilà l'enseignement de Jésus sur la prière. Notre foi, en quête d'intelligence ou de compréhension, bute ici contre un mystère que nous devons recevoir comme tel, et auquel nous devons croire même sans en saisir les raisons profondes. Et nous savons que nous n'en aurons jamais une pleine compréhension.
Il est tentant de venir à bout de cette difficulté en ne retenant qu'un aspect et en laissant tomber l'autre. Toutefois, ce qui dans les relations humaines est une contradiction, un paradoxe, prend une tout autre signification dans les relations entre Dieu et les hommes. En fait, nous ne croyons pas à un Dieu qui doit se plier à notre logique humaine. Notre foi en Dieu s'enracine dans des expériences dont la Bible fait le récit, dans la vie et le message de Jésus de Nazareth et dans notre propre expérience de sa rencontre. Ce que nous y découvrons c'est que Dieu, qui est au-delà de toute pensée, est cependant un Dieu très proche. Il est en dehors de nous et il est en nous. Il est le Tout Puissant et il est l'amour infini. Et s'il est proche, s'il est amour, il est aussi vulnérable comme tout être qui vient à notre rencontre et qui nous aime. Et vous savez que le Dieu de la Bible est un Dieu en quête de l'homme, un Dieu qui nous cherche parce qu'il nous aime.
Si nous croyons en un tel Dieu, comment pourrions-nous trouver absurde la prière de demande ? Au contraire, cette prière nous introduit dans l'amour de Dieu car elle ose admettre que la relation filiale et affective est celle qui convient vis-à-vis de Dieu. Demander la réalisation de nos vœux est donc nécessaire car Dieu veut agir de cette manière dans nos vies. Et si de nombreuses demandes ne peuvent pas être exaucées telles que nous les exprimons, aucune ne restera sans réponse. La prière de Jésus au Gethsémani est un modèle pour nous à ce sujet : " Père, si c'est possible, éloigne de moi cette coupe de douleur. Toutefois non pas comme je veux, mais comme tu veux. " (Mat 26, 39). La prière de Jésus n'exprime nullement un manque de foi. Elle espère que Dieu puisse intégrer dans son plan le vœu si humain d'être épargné par la souffrance de cette mort sur la croix. Et elle admet que la réponse de Dieu puisse être différente.
Cette prière de Jésus dévoile encore un élément qui me semble décisif pour la compréhension de la valeur de la prière de demande : il s'agit, par cette prière, de se conformer au désir de Dieu. Autrement dit, il faut exprimer ses propres désirs pour s'accorder au désir de Dieu. C'est en cela que cette prière est tout le contraire de la prière païenne que Jésus cite comme exemple de la fausse prière. Dans la démarche religieuse spontanée, naturelle, on croit que c'est en demandant avec insistance qu'on obtient. Alors que dans la prière selon Jésus on demande avec insistance parce que Dieu veut donner. C'est pourquoi il faut prier sans se décourager.
Voilà la foi que Jésus craint ne plus trouver sur la terre lors de son retour : une foi confiante en un Dieu qui nous veut du bien, une foi qui cherche à s'accorder avec son vouloir, une foi qui s'accroche à cette relation intime avec Dieu qui veut être d'abord un Père pour chacun de nous.
Nous croyons que Jésus dit vrai quand il affirme que Dieu écoute et répond à nos prières, parce qu'il en a fait l'expérience même dans ces situations limites où, selon nos critères humains, il n'y a que vide et absurdité. Les priants qui nous ont précédés ou qui nous entourent nous disent, eux aussi, par leur propre expérience, que Dieu n'est pas sourd à notre prière.
Quelle place accordons-nous dans notre vie à la prière ? C'est la question qui se pose aujourd'hui à chacun de nous. Sommes-nous persuadés que la prière nous est indispensable ou avons-nous tendance à voir dans la prière une sorte d'ornement facultatif ou la marque d'une religion infantile ? Pouvons-nous nous placer sous le regard de Dieu et attendre qu'il exauce notre prière ?
Le sentiment que Dieu tarde à répondre ou qu'il nous répond à l'envers fait partie de l'expérience de la prière. Mais le moment viendra où inévitablement nous découvrons le sens de cette attente et de ces non-réponses qui nous bouleversent et scandalisent. L'efficacité de la prière ne se mesure pas au fait que Dieu répond à ce que nous lui demandons, mais au fait qu'il répond. C'est l'expérience de Job qui, après avoir fait le tour de tous les arguments explicatifs de sa souffrance, affirme : " Mon libérateur est vivant, il m'écoute et il me relèvera d'entre les morts. "
Amen !