Il pleut sur Halifax…

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Sur une page blanche, cinq lignes droites, muettes, stériles, toutes les mêmes, filant en parallèle, sans aucune chance de se rencontrer.
Trois heures du mat' : il fait nuit noire sur Halifax. La mer a englouti, comme un monstre rapace, les dernières pensées, les dernières prières, les derniers cris d'espoir de ceux qui survolaient ses flots. Impitoyable, irréversible, comme un déluge sans fin, comme un tombeau barricadé par une pierre pesante, trop dure, inamovible.
Sur une page blanche, cinq lignes droites traçant tout droit vers l'infini, sans solution, condamnées à supporter à tout jamais un espace vide, une absence, une blessure. Et que dirait Schubert pour que ces lignes obscures sortent de leur mutisme ? Que pourrait-il écrire pour faire taire la mer dont le grondement des vagues étouffe toute musique ?
Elle reste blanche, la page, et hante nos nuits sombres. Il pleut sur Halifax. La Parole, même la Parole ne répond plus : Celui qu'on appelait le Verbe gît, bâillonné, lamentable prisonnier d'un tombeau définitivement scellé... Alors, que dirait bien Schubert ?

Mais il est, des profondes entrailles de la Terre, des sources qui jaillissent; Schubert n'a pu se taire, comme n'a pu se taire l'Evangile. De la nuit sort une femme, pas n'importe laquelle, une qui connaît, une qui vient de là, une qui a déjà, une fois dans sa vie, accompli le chemin. Une fille de l'ombre qui s'est nourrie bien trop longtemps d'un «pain de larmes» (Ps. 80, 6) et d'un breuvage d'amertume. Cette femme, c'est Marie, la Magdeleine, celle qui, de ses yeux, avait laissé couler les larmes. Et parce que, comme Noé, ce jour-là, elle s'est trouvée face à la lumière, elle a vu, elle aussi, un arc-en-ciel s'allumer. On n'oublie plus le soleil, quand il nous a touchés... Il fait encore sombre, tous sommeillent, lorsqu'elle s'en va reconquérir une aube.

Sur la page blanche, entre les cinq lignes, un double «p» s'est dessiné et quelques notes se mettent en route pianissimo, à pas feutrés, timidement, discrètement, sans trop oser y croire.
Sur la plage, près d'Halifax, un chant de flûte s'amorce, se glissant dans les vents et défiant les tempêtes.
Sur la feuille, le créateur écrit : «premier mouvement, largo». Et il poursuit son œuvre. Toujours «double piano», d'autres notes prennent place sur la partition, créant de nouveaux liens entre ces lignes jugées inaccessibles, et le rythme s'accélère et prend de l'assurance.
Marie avance et puis s'étonne et pressent. La Magdeleine - comme jadis l'autre Marie, celle de Nazareth - la Magdeleine se trouve là pour accueillir cette vie nouvelle qui se réveille. Les femmes ont depuis toujours gardé ce privilège d'être les premières à constater l'émergence de la vie.
La vie se partage. La partition prend forme. Le solo de flûte se faufile à présent entre deux autres voix et l'auteur écrit : «mouvement n° 2 : allegro». Ils sont trois à souffler et ils soufflent tellement vite qu'on a l'impression de les entendre. Mais la musique est la plus forte. Pierre et Jean ont rejoint la Magdeleine et leurs voix se rappellent, se relancent, s'interpellent. Le ton est donné. On comprend à ce stade que le compositeur ira jusqu'au bout de son œuvre. Il est trop tard pour s'arrêter.

Déjà le soleil pointe son nez, le jour est tout neuf et c'est le premier d'une semaine qui commence. Tout s'accélère : «allegro vivace». Pierre s'interroge, Jean comprend : la vie est la plus forte, le linceul est roulé : on ne peut étouffer la parole. La grotte du tombeau redevient grotte de la crèche et la musique se joint aux hymnes : louez Dieu par les cordes, les flûtes, les cymbales retentissantes ! La vie a vaincu la mort, et de la mort jaillit la vie !
Parce que même les vagues tonitruantes des mers mouvementées ne parviennent à museler la douce voix de la flûte ! Parce que Schubert ne peut se taire, ni se résigner à laisser les lignes noires et droites s'en aller s'enfoncer dans l'oubli. Parce que les pierres les plus lourdes ne parviennent à éteindre la lumière.
Il pleut toujours sur Halifax, mais regardez, amis, au-delà des nuages, vous qui aimez la musique : les cinq lignes droites, noires et muettes prennent les couleurs de l'arc-en-ciel et les notes emplissent l'immensité du ciel.

Voilà la raison de notre fête, de notre espérance et de notre joie. Alléluia.

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Détails

Avec la participation de
Didier Berret asst pastoral, Abbé Jean-Jacques Theurillat, Pasteur Jacques Wettler
Orgue
Christophe Chételat
Musique
Choeur Ste-Cécile, direction Jean-Louis Petignat, Jean-Philippe Schär (flûte), quattuor jurassien de cuivres, direction Maurice Fleury