Mot, hiver, fin-résurrection de la jeune fille.

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Décembre. Décembre, c'est l'hiver, et l'hiver est image de la mort, de manières multiples. La nature s'est arrêtée, les arbres sont nus, et si les saisons étaient encore ce qu'elles devraient être, tout serait recouvert d'un linceul blanc. Les journées sont courtes, l'obscurité part tard pour revenir tôt, marquée encore par la grisaille de la brume au pied du Jura (comme ce matin). Obscurité qui vient souligner la solitude, seul chez soi ou dans la foule des affairés.
Décembre : l'année se meurt, et cette fin prochaine nous rappelle tout ce qu'elle fut et ne fut pas, ses plénitudes et ses vides, ses succès et ses échecs. L'époque est aux comptes, dans tous les sens : pertes et profits de la vie, révision des gâchis, poids des occasions manquées, culpabilité des retards accumulés.
Oh certes, nous savons qu'une année nouvelle viendra, pleine de promesses, et nous nous réjouissons déjà de la bombance de Nouvel-An. Mais en fait, sera-t-elle vraiment nouvelle, cette année qui vient ? Honnêtement, non, malgré toutes nos bonnes résolutions dont nous savons déjà toutes les infidélités. Les années se suivent et trop souvent se ressemblent. Elles se succèdent dans ce temps qui passe, qui s'égrène inlassablement et nous entraîne vers notre fin, cette mort qui nous attend. Et l'époque est aux ambiances de fin : fin de siècle, fin de millénaire même, fin de prospérité, fin de l'humanité, fin de la vie., fin du monde, mort, dernier hiver.

"Mais lui, prenant sa main, l'appela : "Mon enfant, réveille-toi. Son esprit revint et elle se leva à l'instant même."

Elle avait douze ans, elle était jeune, et nous l'imaginerons joyeuse, s'ouvrant à une vie pleine de promesses. Mais cette fille unique, la fille de toutes les attentes est mourante. Là où la vie devrait s'épanouir, la mort vient étaler son ombre. Et l'on comprend le père, le chef de la synagogue Jaïros : il y a urgence, il faut lutter vite contre cette invasion de la mort.

Toutefois, la situation est dramatique : Jésus est entouré d'une foule dense, les gens le serrent à l'étouffer. Et dans cette foule, Jaïros tombe aux pieds de Jésus, le suppliant de venir chez lui. Mais dans cette cohue tempêtueuse, Jésus demeure tranquille, souverainement serein. Il y a urgence, agitation tout autour de lui, et pourtant, il prend le temps de s'occuper de cette femme qui perd son sang depuis douze ans, il l'écoute, cette femme jugée impure par tous et qui a osé le toucher. Il parle avec elle, l'impure, la damnée et la bénit. Quel est-il, celui-ci, pour rester aussi calme ?
Mais la tension monte encore, car on vient annoncer la mort de l'enfant. La mort a vaincu, tout est fini, l'enfant de toutes les promesses est entrée dans le froid de son dernier hiver. Plus la peine d'ennuyer le maître, résignation et lamentation. Mais encore une fois, Jésus demeure serein. Il exhorte Jaïros à la confiance. Et à tous ceux qui pleurent, il dit :"Ne pleurez pas : elle n'est pas morte, elle dort". Cette remarque d'ailleurs suscite les moqueries de la foule :"C'est ça, rêve toujours ! Nous savons bien qu'elle est morte ! Es-tu aveugle ? Ne vois-tu pas la réalité ? Elle est morte, bien morte. C'est toi qui dors, comme tout récemment au fond de la barque en péril! Réveille-toi ! Regarde la réalité en face : il n'y a que la mort, la fin, l'hiver partout".

"Mais lui, prenant sa main, l'appela : "Mon enfant, réveille-toi! Son esprit revient et elle se leva à l'instant même".

Bouleversement des parents : quel est-il, celui-ci ? Non seulement il rend la vue à l'aveugle; non seulement il apaise la tempête déchaînée, mais il fait même revivre ce qui était mort. Bouleversement : jusqu'ici, la vie ne pouvait qu'aboutir à la mort, à la fin, au froid du dernier hiver des hommes. Logique naturelle que celle de la mort qui nous marque tous. Mais voici que le mouvement s'inverse : de la mort renaît la vie, ce qui était tombé est relevé, ce qui était courbé est redressé, ce qui s'était arrêté est remis en marche. C'est ce même retournement qui nous est raconté encore et encore dans tous les récits de miracles des évangiles. Message bouleversant. Quel est-il, celui-ci, pour retourner ainsi la marche normale de nos vies ? Message de libération : ces récits de miracles font revivre ceux qui étaient morts, redressent ceux qui étaient résignés, soulagent ceux qui portent le poids des puissances qui les oppressent. "Réveille-toi" : réveil, réveil à la vie, à la joie, la liberté, l'élan, le courage.

Nous avons chanté tout à l'heure notre attente de l'Avent :
"Viens mettre fin à nos hivers, Fais reverdir tous nos déserts !
O terre, accueille en tes sillons, le grain jeté pour les moissons : que le salut fleurisse enfin, et l'équité dans tes chemins!"

En ce dimanche d'hiver, ce récit du réveil de la fille morte peut-il faire reverdir nos déserts, jeter en nos sillons le grain de la vie nouvelle, nous sortir de nos léthargies de mort ?
C'est que nous avons tous nos morts, nos hivers, nos fins : celle qui nous attend tous, bien sûr, mais aussi toutes ces ombres qu'elle vient jeter maintenant déjà sur nos vies et c'est là que le récit nous interpelle : "A toi qui t'es tari, desséché, réfugié sous la carapace d'une indifférence froide, pour ne plus te laisser atteindre par rien : tu n'es pas mort, tu dors. Réveille-toi !" "A toi qui, inquiet de tous les doutes, t'es accroché aux certitudes infaillibles de grands maîtres qui peu à peu t'exploitent et te prennent toute ton humanité : tu n'es pas mort, tu dors. Réveille-toi!" "A toi qui ne supportes plus ta vie, ce présent creux et insignifiant, et qui t'es laissé prendre au jeu d'illusions qui te possèdent de plus en plus et t'entraînent vers des hauteurs toujours plus mortelles: tu n'es pas mort, tu dors. Réveille-toi!" "A toi qui redoutes l'avenir et ses incertitudes, à toi qui es pris de vertige à la vue des profondeurs de l'inquiétude et qui te sens tomber dans un abîme : tu n'es pas mort, tu dors. Réveille-toi!" "A toi qui subis la domination de la résignation et de la fatigue, parce qu'il y a cette culpabilité irréparable, cette destinée implacable, cette solitude lancinante, cette horreur infinie dans le monde : tu n'es pas mort, tu dors. Réveille-toi !"

N'est-ce pas là la bonne nouvelle de Noël ? Là où la mort étale toutes ses ombres, elle inscrit la naissance à la vie, lumière dans les ténèbres, confiance dans le doute. Et c'est par elle que nous pourrions dire avec Paul : "J'en ai l'assurance : ni la mort, ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs, ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien, RIEN ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ".

Mais que signifie cette assurance très concrètement ? Il serait dangereux qu'elle nous conduise à une sorte d'enthousiasme euphorique, une certitude sans limites, au-delà de tout doute, une gloire qui nous ferait ignorer tout obstacle. Nous pourrions soudain, après avoir subi l'impuissance et la résignation, penser dans une sorte d'illumination religieuse que nous pouvons maintenant tout faire, que plus rien ne nous est impossible. Mais comme le disait l'écrivain sud-africain André Brink dans un roman :"il n'y a que deux espèces de folies contre lesquelles il faut se protéger, celle de croire que nous ne pouvons rien faire et celle de croire que nous pouvons tout faire". (extrait de : "Une saison blanche et sèche", page 303).

Entre ces deux extrêmes, l'assurance de la foi est celle d'une sérénité lucide ou d'une lucidité sereine. Elle prend en compte les limites de notre condition, s'inscrit dans les tensions de la vie, se confronte aux ombres de la mort sans les renier, mais aussi sans capituler, sans désespérer d'elles. Elle s'ouvre à l'humain en toute liberté sereinement et lucidement en même temps.

C'est ce qui ressort d'ailleurs d'emblée de notre récit de miracle. Le réveil de la fille de Jaïros n'a rien d'une victoire spectaculaire, d'un événement sensationnel. Bien au contraire. En fait, tout se passe très simplement : pas de grands gestes dramatiques, pas de formules magiques ou de rites extraordinaires. Un bref appel suffit :"Mon enfant, réveille-toi!" En même temps, tout reste très discret : le réveil s'effectue devant un cercle restreint, loin de la foule, et Jésus donne l'ordre de ne dire à personne ce qui est arrivé. Pas de spectacle, donc, et pas de sensation ! Et immédiatement, Jésus porte le souci du quotidien, de la vie qui reprend. Lui qui en a nourri 5000, il donne l'ordre de donner à manger à la fille. La vie reprend; il faut reprendre l'élémentaire du quotidien, le manger et le boire, que nous allons célébrer tout à l'heure.

Une fois de plus : n'y a-t-il pas là aussi quelque chose de la simplicité et discrétion de Noël ? La vie nouvelle commence en bas, dans l'incarnation, dans les limites de la vie humaine, dans les gestes simples et élémentaires qui l'accompagnent, dans les détails du quotidien. "Dieu git dans les détails", comme le souligne un récit de Marie Depussé. Mais en même temps, tout cela se trouve placé sous le signe de la sérénité de Jésus, qui ne nous dispense pas de la lucidité, mais vient l'éclairer d'une confiance nouvelle. C'est elle qui nous donne la force, le courage de résister sans cesse à la logique de la mort, de relancer sans cesse le réveil à une vie nouvelle. Cela vaut à l'égard de notre vie quotidienne. Notre présent aussi difficile soit-il, est le lieu où se dit aujourd'hui encore la promesse d'une présence qui l'habite, d'une présence qui nous donne d'être pleinement présents à nous-mêmes. Cela vaut aussi dans nos rapports à autrui. Nous sommes tentés de nous fermer à l'autre lorsqu'il nous dérange, lorsqu'il nous inquiète, de nous abriter derrière des mesures de contrainte. Notre récit de réveil nous invite à résister aux contraintes par des actes simples, discrets, lucides et sereins, d'accueil des petits, des exclus, des refoulés, de ceux que l'on considère comme quantité négligeable. Le soutien d'un réfugié paniqué, la visite d'une personne seule, l'accompagnement d'un mourant : autant de réveils à la vie. Cela vaut finalement du point de vue du monde. Nous sommes aujourd'hui paralysés par les ambiances de fin du monde, au point de ne plus rien pouvoir faire, ou alors de vouloir soudain tout faire, dans une sorte de délire de pouvoir. Un vieil aphorisme aux origines peu connues précise bien ce qu'est ici la lucidité sereine ou la sérénité lucide :"la fin du monde serait-elle pour demain, je n'en planterais pas moins un petit pommier aujourd'hui!"

Il reste quelques petits pommiers à planter, pour marquer simplement et discrètement la victoire de la vie sur la mort. Je nous souhaite qu'en ces jours de décembre, ces petits pommiers viennent reverdir nos hivers.
Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Guy Bovet
Musique