Et si quelqu'un, enfin, nous faisait signe ? C'est la pensée de tous les solitaires, particulièrement en cette nuit de Noël qui voit les familles rassemblées, les touristes sous les tropiques et cependant de nombreux hommes et femmes au travail — dans les services publics, dans les transports, dans la restauration et l'hôtellerie…
Mais faut-il vraiment être seul, isolé, pour souhaiter un signe, un signe de vie, un signe d'espoir ? Une famille dans la détresse — maladie, éducation, dépression, chômage — peut demander un signe de changement. Un peuple, au sortir d'une guerre civile, au lendemain d'une révolution, dans sa recherche de la démocratie s'efforce, avec les œuvres humanitaires, avec les diplomates, avec les plus sincères de ces dirigeants de discerner et de déclencher des signes de détente et de reconstruction. Demande-le, dit l'Eternel au roi Ahaz par la voix de son prophète Esaïe — soit dans les lieux d'en-bas, soit dans les lieux d'en-haut. Notre vie est faite de hauts et de bas, n'est-ce pas ?
D'un côté, l'homme tend à monter — l'enfant encore petit déclare «quand je serai grand…» — L'homme a (un certain) besoin de voir les choses de haut; il le cherchera par la pensée, par l'art, ou, hélas, par toutes sortes de dépendances qui, après l'avoir fait voyager bien haut lui offriront des chutes douloureuses… L'homme voudrait voir loin, par-dessus les sommets; «…rasez les Alpes, qu’on voie la mer !» criait-on en 1968… l'enfant grimpe sur le mur, le sportif espère battre son record en hauteur, et l'artiste voir son nom en lettres de lumière au fronton des théâtres. L'homme cherche un signe qui le rassure sur son sort, son présent, son avenir; les bergers qui vont être témoins de la nativité étaient conscients de leur force, — il en fallait pour garder et défendre les troupeaux; les mages étaient confiants en leur savoir et ils se sont mis en route vers ce roi dont ils attendaient une faveur, quelque chose qui les grandirait eux-mêmes.
L'homme — par ses totems, ses veaux d'or, sa technologie, — veut un dieu vers lequel il puisse s'élever, un dieu-monument qui soit son œuvre et où il puisse trouver une image de (ce qu’il croit être) sa grandeur.
L'homme aimerait bien, et c'est conforme à sa nature, prendre de la hauteur. Et il est constamment tiré vers le bas. Il retombe, tel ce personnage grec, Icare, qui s'était fait des ailes pour voler, pour s'en aller bien haut, vers le soleil dont la chaleur fit fondre son équipement.
Tiré vers le bas par un échec imprévu — et ce n'est pas toujours la faute aux autres… à l'école, au travail, dans les compétitions sportives, dans la carrière artistique, et ce n'est pas toujours ma faute… Retenu en-bas, en-dessous de mon ambition, de mon désir de bien faire, de mieux faire quand je m'excuse et promets de ne pas recommencer ! — comme dans un rêve où, poursuivi, je sens mes pieds s'alourdir et ne plus me porter en avant…
Nous avons tous nos paralysies, nos handicaps; je salue ici pour leur courage, leur effort quotidien, leur patience nocturne, toutes celles et tous ceux que leur maladie retient dans un fauteuil, dans un lit, celles et ceux qu'une amputation oblige à une rééducation longue et exigeante, celles et ceux qu'une opération ratée laisse déçus et incertains… Mais je songe à ces autres poids, à ces autres boulets, à ces autres freins : les regrets non consolés, les remords qui n'ont pas trouvé le chemin de la repentance libératrice, les culpabilités au creux de la sensibilité blessée, les humiliations extérieures qui empêchent l'humilité fraîche et simple d'une âme heureuse…
Chemins de terre, déserts ou impasses; existence faite de saveurs et de langueurs, d'appétit et d'anorexie, de famine et d'indigestion, du goût d'un bon verre mais aussi des plus tragiques dépendances, nous sommes bien d'ici et d'ici-bas. Comment monter, comment trouver ou retrouver le chemin qui mène en-haut ? Quel signe nous sera donné ? Et savons-nous le demander ? Aurons-nous les yeux pour le voir, des mains pour le saisir ?
Comme dans son escalade difficile, au moment de lâcher prise, l'alpiniste, soudain de là-haut, voit se tendre une main vers la sienne, — comme du fond du gouffre où il est demeuré coincé, le spéléologue voit la lampe des sauveteurs percer sa nuit, — comme dans la mine aux galeries écroulées — rappelez-vous «Germinal» — les coups frappés sur les charpentes annonçaient la venue des secours, — ainsi en cette nuit de la nativité un signe nous est donné que le bas n'est pas irrémédiablement coupé du haut.
Parce que c'est en-bas que cela se passe; dans une maison où vraisemblablement hommes et bêtes cohabitaient; au ras de la terre où les bergers surveillant leurs moutons ont reçu le message; et la quête astrale des rois venus d'Orient les a conduits en ce lieu précis.
Le signe est en-bas : c'est à même le sol que les femmes africaines accouchent, c'était dans la chambre conjugale que jadis, chez nous, venaient les enfants, et quoi de plus concret, de plus conforme à notre société hautement performante que l'obstétrique et les maternités ?
A l'homme qui, de tous temps et surtout quand il est pris par l'angoisse religieuse, regarde en-haut, maintenant et désormais il est recommandé de regarder en-bas parce que c'est ici que Dieu a choisi de lui tendre la main. Au plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, Michel-Ange a admirablement montré la main de Dieu tendue vers la main d'Adam, signe sublime de la Création; cette image de la relation établie entre le Maître de la vie et les hommes peut aussi devenir le signe de la Rédemption, c'est-à-dire de la main tendue — et percée — du Sauveur vers ceux qui attendent de l'aide, pour cette terre comme pour le ciel.
En descendant par le truchement d'une naissance (ordinaire quoique programmée…) au niveau de l'humanité, Dieu veut que personne ne se sente jamais trop bas pour ne pas être relevé, — jamais trop embourbé pour ne pas être dépanné, jamais trop coupable pour ne pas être pardonné, jamais trop désespéré pour ne pas retrouver courage. Et le ciel sur Bethléhem n'était pas trop haut pour qu'en levant la tête on n'entende pas le chant des messagers proclamant «Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, et paix sur terre parmi les hommes qu'il agrée !»
Notre réalité est faite de hauts et de bas; nous ne devons les prendre ni à la légère, ni au tragique. A Bethléhem s'ouvre la religion du Dieu qui descend pour que l'homme monte. L'homme trouve d'ailleurs ses chances de s'élever dans la simple reconnaissance du fait qu'il est en-bas, et il découvre dans cet aveu que sa condition n'est ni absurde, ni sans issue. Marie, dans cette prière qu'on appelle le «magnificat» ne dit-elle pas «…il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles…» (Luc 1, 52).
Quand on voit que malgré leur morgue et leur insistance à se cramponner au pouvoir un certain nombre de tyrans contemporains doivent en découdre, — quand on constate la place qu'ont prise dans notre société les démunis, les marginaux suscitant des initiatives de plus en plus nombreuses et généreuses, quand on observe les mises en question des systèmes économiques de notre fin de siècle, — et si l'on peut se réjouir de voir le mouvement général aller vers le plus humain, c'est donc bien un signe de ce que le divin s'est rapproché.
Dans un petit ouvrage consacré à François d'Assise, Christian Bobin écrit qu'autre biographe du saint l'avait nommé François, serviteur du Très-Haut, il corrige cette expression ainsi :
« C'est oublier cette impatience du Christ écartant les apôtres raisonneurs pour faire place aux enfants. C'est oublier que rien ne peut être connu du Très-Haut sinon par le Très-Bas, par ce Dieu à hauteur d'enfance, par ce Dieu à ras de terre des premières chutes, le nez dans l'herbe ». (Le Très-Bas, p. 37)
Qu'en cette nuit de veille de Noël nous sachions saisir le signe que nous fait l'enfant de Bethléhem et multiplier autour de nous les signes qui font se relier les lieux d'en-bas et les lieux élevés, dans l'amour unique du ciel et de la terre.
Amen.