La nature

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C'est le temps des vacances qui s'annonce enfin ! Voyages, sorties, balades et fêtes pour les uns; temps de repos pour la plupart et de ressourcement avant d'affronter une nouvelle année d'école, d'usine ou de bureau. Un temps d'arrêt qui ne fait que se prolonger, pour d'autres : chômeurs en recherche d'un emploi assuré, malades retenus à l'hôpital alors qu'ils aspirent au plein air, résidents de nos homes qui se rappellent les étés d'autrefois. Et il y a ceux qui vont passer l'été à travailler - pour le voyage des uns, pour le repos des autres, pour le bien-être et la santé de tous : certains travaillent, ce matin même ! Leurs vacances sont déjà finies, ou elles viendront en automne, plus tard. Les uns et les autres, quels que soient notre âge, notre situation, nos dates de vacances, nous consacrons une partie appréciable de notre temps à des activités que nous appelons loisirs. Loisirs créatifs ou passifs, de groupe ou solitaires, loisirs uniques ou coutumiers.

Je vous propose, ce matin et les deux prochains dimanches, de prendre un peu de temps et de recul pour réfléchir à nos loisirs : même à l'heure du culte, même quand il s'agit de notre vie au regard de Dieu, ils ont peut-être bien plus d'importance que nous n'aurions pensé !

Et pour en parler en connaissance de cause, j'ai retenu trois formes de loisirs que je pratique moi-même : je ne serais pas trop surpris qu'ils aient aussi, d'une manière peut-être à peine différente, leur place dans notre vie. Actualité oblige, il y aura le sport, l'activité physique comme exercice ou comme compétition. Nous en parlerons dans quinze jours, quand le "Mundial" approchera de son dénouement, de sa finale tant attendue !

Il y a la beauté artistique - peinture, musique, par exemple : ce sera notre sujet de réflexion pour dimanche prochain. Et ce matin, c'est de nature qu'il va être question, la nature comme lieu où l'homme se refait une santé, une joie, une sérénité de vivre : les excursions et les jardins, la pêche ou la cueillette, - pour les gens de chez nous, c'est une partie, souvent bénie, de leur histoire !

Lectures bibliques : Psaume 8 - Romains 8 - Matthieu 6 : 26-30

"Moi, si je veux être près de Dieu, je n'ai pas besoin de culte ni d'église : je m'en vais seul dans la nature, c'est là que je prie Dieu et je sens sa présence !"

En ces dimanches d'été, combien êtes-vous, amis auditeurs, à faire "l'église buissonnière " ? Et je vous comprends bien ! Combien encore d'entre vous, dans leur lit d'hôpital, sur leur fauteuil d'aînés, se rappellent-ils les dimanches d'antan, lorsque vous fréquentiez aussi cette église en plein air ? (Souvenir du soleil éclairant la montagne, d'un chant soudain d'oiseau dans les bois ou du murmure des feuillages que fait vibrer le vent...)

"Quand je contemple le ciel, la lune et les étoiles, je me dis : qu'est-ce que l'homme, Seigneur, pour que tu t'en souviennes ? Qu'est-ce que l'humain, pour que tu t'en soucies ? " (Psaume 8)

Avec l'auteur du Psaume, les Ecritures nous ouvrent le livre de la création comme une révélation possible, une reconnaissance du grand oeuvre de Dieu. Paraboles de très simples semences tombées sur des terrains divers, ou d'arbres qui offrent aux oiseaux l'abri de leur feuillage. Jésus ouvrant les yeux de ses amis sur la fragile magnificence d'une fleur dans les champs ou l'insouciante légèreté d'un moineau dans les airs... Matthieu 13 : 6).

Nature parcourue, visitée, observée. Nature jardinée, non de ceux seulement qui en font leur métier, leur peine quotidienne, dimanche inclus, mais de tous ceux qui se reposent l'esprit et se refont des forces à faire fructifier encore un coin de fraises ou de salades frisées.

Pour ma part, c'est à chercher des champignons que je consacre volontiers quelques heures de loisirs dans les forêts voisines. Et il m'arrive parfois, au détour d'un chemin de lisière, de passer imperceptiblement de mes sentiers de champignonneur à d'autres voies, plus intérieures. Ce matin, j'aimerais partager avec vous quelques notes de ce passage, comme une invitation au regard, au recueillement, à la reconnaissance. Une brève leçon de choses dans cette "église buissonnière", vous y reconnaîtrez peut-être l'esquisse d'une vérité de lumière sur nos traces d'humains, quelque reflet fugace de ce Royaume que Jésus annonçait tout proche, "parmi nous" et "en nous". (Luc 17-21)

Est-ce d'ailleurs sans raison, par pure coïncidence, que tant de champignons évoquent dans leurs noms mêmes cette autre dimension au-delà du visible : la corne d'abondance (qui est curieusement aussi la noire trompette-de-la-mort !), les oreilles de Judas et le bolet Satan, sans oublier le lactaire très commun ni la fine coulemelle, lactaire, coulemelle : n'annoncent-ils pas cette terre promise et espérée où "couleront le lait et le miel" (cf. Exode 3: 8) ?

Mon premier constat d'expérience, c'est que partir cueillir des champignons, c'est avant tout... partir ! Me sortir de chez moi ! Les livres et leurs illustrations ont pu m'apprendre le nom et l'apparence, la taille, la couleur, la consistance, l'odeur de chaque espèce et ses vertus alimentaires, mais la recherche seule et la vision, le toucher de chaque champignon sur son terrain particulier ont formé mon regard, nourri mon expérience... et rempli mes paniers ! Le plus savant des livres n'est jamais qu'un prélude, une préparation, une possible incitation à me mettre en chemin, écolier des herbiers du monde. Et l'autre, le grand Livre que nous nommons en majuscules, n'est-il pas aussi un appel à sortir de nous-mêmes à la rencontre du Vivant ? Un appel au voyage, plutôt qu'une somme de réponses figées ?

Champignonner est également affaire de persévérance et de disponibilités. Il faut apprendre à perdre parfois une journée ou deux, apprendre à se détourner, à s'approcher pour voir - même sans qu'un buisson flambe - (Exode 3 : 3) apprendre à revenir sur ses pas avant de repartir "par un autre chemin" (Matthieu 2 : 12) comme les mages de l'Evangile. A la boussole des coins repérés du passé s'ajoute ainsi la surprise possible, la joie de la trouvaille inattendue, pour autant que je porte encore sur ces bois familiers le regard de l'enfant qui s'étonne ! L'enfant qui reçoit le Royaume ! (Marc 10 : 15 )

Champignonner, c'est apprendre encore à ne pas s'en tenir aux apparences ni aux réputations : les plus modestes même d'entre les comestibles peuvent enrichir les saveurs d'un mélange, et ils sont d'autant plus fréquents que les gens ignorent. Celui qui cueille avec des préjugés, des attentes par trop exclusives risque de revenir le panier vide... ou presque ! Et l'expérience élargit le choix : à la méfiance envers tant d'espèces inconnues, elle substitue peu à peu une prudence avertie des rares vrais dangers, il en est même des mortels, mais l'immense majorité est parfaitement inoffensive, amère parfois ou trop marquée à notre goût. C'est un apprentissage de la confiance envers Dieu et ses créateurs, confiance qui élargit notre seuil de tolérance, notre respect et notre accueil, non seulement des champignons, mais de bien d'autres dans leur diversité !

Par ailleurs, plus j'aurai parcouru les bois d'alentour, plus je reconnaîtrai les limites de mon regard, je n'aurai jamais récolté qu'une infime partie des champignons du coin ! Tout proches cependant, bolets et chanterelles auront échappé à mon attention : un autre aura la joie de les cueillir au détour de sa marche. Mais c'est ainsi que le trésor me reste à découvrir encore, quand bien même j'aurai suivi tel sentier familier depuis trois ou trente ans ! Et c'est peut-être un autre indice encore de ce Royaume qui disparaît, nous devient invisible au moment même où nous croyons l'avoir reconnu et saisi... (comme le Ressuscité pour les compagnons du côté d'Emmaüs (Luc 24)

Une autre constatation, c'est que les champignons s'aperçoivent souvent mieux d'en bas, à remonter la pente : il m'aura fallu me pencher, m'abaisser à leur rencontre, à fleur de terre est leur royaume ! Ni le regard hautain ni la vision lointaine ne sauraient y avoir accès. "Faire voir d'en haut tous les royaumes d'un unique coup d'oeil", c'est toujours l'oeuvre du Tentateur, l'Ennemi de la création ! La voie des champignons nous renvoie à nos limites, à notre humilité, à notre "humus" d'humains" : "Qu'est-ce donc que l'homme, ô Créateur, pour que tu t'en souviennes, que tu en aies souci ?..."

Bien davantage qu'une échappée dans les splendeurs d'un paradis quelconque, bien davantage qu'illusion d'être dieu, mes chemins d'église buissonnière me rappellent sans cesse la fragilité qui me lie aux oiseaux du ciel et aux lys dans les champs, notre commune attente au coeur d'un monde en espérance et en douleur d'enfantement (Matthieu 6 , Romains 8 ). Chemins, non point d'extase, mais bien d'incarnation ! Avec la création entière, j'espère une plénitude qui me reste invisible encore.... Cette limite reconnue, cet aveu de notre imperfection marquent aussi la frontière entre une cueillette dans le respect et le massacre par qui se croit seul maître !

Mais l'impression étonnante du champignonneur que je suis, c'est qu'une sorte de progression s'opère néanmoins à mesure que l'expérience affine le regard. L'oeil s'exerce à voir, à repérer, à reconnaître le "nébuleux" caché dans une touffe d'herbes hautes, et il en vient à le deviner, à le pressentir bien avant même de l'avoir aperçu... et parfois même avant qu'il soit sorti de terre ! Etrange apprentissage d'un regard qui passe de l'univers visible à l'invisible encore, dont il sent la présence.

Cela reste vrai bien au-delà de la seule quête de champignons ! C'est l'école buissonnière du Royaume qu'évoquait admirablement un poète de notre temps : "Nous revenons de la vie comme autrefois rentrait d'école, à travers les dorures qu'un soir d'octobre étalait sur la route, l'enfant émerveillé d'avoir appris quels mots contiennent le monde. Est-ce qu'une cassure de roche, une larme d'eau, un débris d'astre au creux d'un vieil étang ou l'aile perdue d'un insecte sur l'herbe ne s'entêtent pas à redire dans leur nuit le trait de clarté qui les frôla ?" (Jean Grosjean : "Elégies" )

Et il arrive ainsi parfois, chemin faisant, que mon regard s'inverse : de champignonneur que je suis, je m'entrevois moi-même, champignon, champignon sur les chemins du Christ ! N'aura-t-il pas été le champignonneur par excellence d'enfants de Dieu, cueillant et recueillant à travers champs les femmes et les hommes les plus fragiles, les plus insignifiants, sans se laisser jamais décourager par leur aspect ni leur réputation ? Bien avant que je m'aventure à la cueillette dans les forêts des environs, n'est-ce pas un AUTRE qui s'est abaissé le premier pour me prendre, et nous prendre, avec lui, nous mettre les uns et les autres à la saveur de la bonté de Dieu ?

Telle est pour le champignonneur amateur que je suis, l'expérience de ce que l'un de nos poètes romands appelait "l'amitié des forêts".
"Dans l'amitié des forêts. Pourquoi pierres, mousses tendres, lierre, bois mort, champignons, tout ce qui compose ces sols de sous-bois, semble-t-il avoir tant de bonté pour nous ? Comme si nous étions portés dans une main, soutenus et accueillis" (Philippe Jaccottet " "Semaison ").

"Etre portés par une main" invisible, "soutenus et accueillis" : j'espère que vous en ferez l'expérience aussi sur vos sentiers d'été !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Pierre Dubois
Musique
Annie Kraus, guitare & chant