Nous avons débité la vie comme on tronçonne un arbre, nous l'avons découpée en morceaux, comme on tranche un salami. Et c'est ainsi que, de la naissance à la mort, il y a pour nous tous : le temps de la petite enfance et celui de l'école; le temps des études ou de l'apprentissage et celui du travail; le temps de la retraite et de la vieillesse.
Nous avons débité la vie comme on tronçonne un arbre. Et c'est ainsi qu'on trouve dans notre humanité un nombre infini de catégories : il y a les manuels et les intellectuels; les pauvres et les nantis; les marginaux; les chômeurs; les "fin de droits"; les malentendants; les malvoyants; ceux du Nord; ceux du Sud, de l'Est ou de l'Ouest. Et l'on pourrait continuer ainsi, comme une longue litanie...
Mais à tant compartimenter la vie, à la définir par tranches, catégories ou classes, ne risquons-nous pas de passer à côté des personnes, des hommes, des femmes qui se trouvent derrière ces mots? Ces mots que par commodité et simplification nous utilisons
pour les qualifier en bloc, sans les distinguer les uns des autres.
A l'évidence, la vie, elle n'est pas dans ces catégories qui enferment et figent l'autre à tout jamais, qui font de lui un être sans visage, un simple cas ou un dossier.... parmi tant d'autres.
Pour que circule la Vie parmi nous, l'évangile de ce matin nous propose une piste. Et curieusement, cette piste, c'est celle d'un apprentissage : un apprentissage à l'école du Christ.
Vous l'avez remarqué peut-être, dans ce récit, tout commence par un regard : "Jésus regarda et vit qu'une grande foule venait à lui". Et parce qu'il regarde avec attention et amour cette foule, non seulement il la voit, mais il discerne son attente.
Oui, tout commence par un regard, un regard d'amitié que nous portons sur les autres. Et c'est ainsi qu'ils nous deviennent plus proches au point que nous devenions capables, comme Jésus et à sa suite, de discerner ce qui les préoccupe, ce qui les agite, leurs espoirs, leurs craintes.
Sans ce regard que Jésus porte sur cette foule, pas de rencontre possible, pas de relation, pas d'avenir, pas de vie. Sans ce regard de Jésus, la foule serait restée sur sa faim, renvoyée à ses problèmes, à ses angoisses...
Aujourd'hui, comme hier, une foule de gens s'offre à notre regard : dans nos rues, sur nos lieux de travail et de loisirs, dans nos paroisses. Une foule de gens. Mais aussi que de rencontres ratées parce que nous détournons les yeux, nous regardons ailleurs, nous regardons sans voir ou parce que tout simplement nous fermons les yeux pour ne pas être dérangés. Que de rencontres ratées aussi, à force de regarder seulement ce qui est brillant, sensationnel, tape-à-l'oeil. Ainsi, nos yeux éblouis par les apparences perdent trop souvent la capacité de voir l'essentiel.
Justement, cet essentiel que Jésus voit. Cette foule a faim. Elle a faim de pain, de nourriture quotidienne, mais aussi de travail, de dignité reconnue, d'amitié, de bien-être, de paix.
"Où pourrions-nous acheter de quoi leur donner à manger à tous?". Jésus prend donc au sérieux la misère matérielle et spirituelle de ce monde. Et par sa question, il ne permet pas à ses disciples, à ceux qui se réclament de lui, à son Eglise d'éluder les questions concrètes, de se débarrasser des problèmes auxquels les hommes et les femmes d'aujourd'hui sont confrontés.
Et c'est bien à cause de lui, ce Seigneur dérangeant, ce Seigneur qui veut que nous nous souciions de tous ceux qui ont faim et de toutes les faims de ce monde, c'est bien à cause de Jésus, que notre Eglise et nos paroisses lancent des groupes de rencontres avec des chômeurs et des salariés, créent des ministères d'accueil, d'écoute parmi la jeunesse marginale, organise les assises des apprentis, ou soutient les activités du centre social protestant.
Bien sûr, cela ne va pas tout seul. Vous l'avez remarqué, sans doute, les disciples ne sont guère enchantés par la question de Jésus et la réponse ne se fait pas attendre : "même avec l'argent à disposition, nous n'aurions pas de quoi acheter assez de pain pour que chacun d'eux en reçoive un petit morceau".
On ne le sait que trop : face à l'attente de la foule, à cette attente qu'ils perçoivent immense, les disciples d'aujourd'hui comme d'hier sont tentés de dire : c'en est trop, on n'a pas les moyens, pas les forces, pas les compétences, pas le temps. Dans ce récit, comme dans la vie de tous les jours, il y a souvent disproportion entre les besoins de la foule et les possibilités et les moyens dont disposent les disciples, l'Eglise. Aux prises avec la détresse et la misère humaines, les croyants, mais bien d'autres aussi se bornent à constater l'aspect dérisoire des moyens d'action par rapport à la tâche à accomplir.
Et l'on finit par dire : à quoi bon ? Et c'est bien ainsi que nous vivons souvent nos relations avec les autres. Dans un sentiment de défaitisme qui nous décourage et qui laisse l'autre à sa solitude, à ses problèmes, à son désarroi.
A quoi bon continuer le dialogue avec cet adolescent qui n'en fait qu'à sa tête et qui erre sans buts apparents ?
A quoi bon aider cet apprenti qui a tant de peine dans sa formation et qui ne sait pas toujours bien ce qu'il se veut ?
A quoi bon être solidaire avec ces chômeurs, il y a tant de problèmes dans le monde du travail, il y a tant de jeunes qui ne trouvent pas de travail, tant de personnes de plus de 50 ans qui n'en retrouvent plus. Dans les foules de visages qui nous entourent, il y a tant d'attentes, de souffrances, d'injustices, à quoi bon ?
Mais Jésus regarde et il nous apprend à regarder. Et il ne permet pas à ceux qui se réclament de lui de justifier leur inaction par leur impuissance et leur pauvreté en moyens d'action en disant : Seigneur, t'es sympa, on est avec toi, mais nous on n'a pas de quoi répondre à tant d'attentes, on ne peut rien y faire.
Jésus regarde et il nous apprend à regarder. Et ce regard ouvert à l'autre, au prochain a une grande portée pour son existence et pour la nôtre. Il est seul capable de la nourrir. Là où l'homme et la femme, là où la communauté chrétienne prennent au sérieux l'autre, celui qui, comme la foule a faim, faim de pain, de travail, d'amitié, de compréhension, de reconnaissance, en acceptant de porter sur lui un regard bienveillant, là, Dieu est présent et là peuvent survenir des choses nouvelles, étonnantes, miraculeuses...
Et en fait, c'est bien ce qui se passe : des cinq pains et des deux poissons portés par une jeune, Jésus va nourrir la foule tout entière et chacun en particulier. Pour répondre aux attentes de ce monde, Jésus part de la réalité. Non pour dire qu'il n'y a rien à faire, mais pour faire quelque chose. Cette réalité, il la prend en compte, contrairement à ses disciples. Parce qu'eux aussi, ils ont bien vu ce jeune avec sa part de pains et de poissons. Mais eux, il leur suffit d'un coup d'oeil pour dire : "qu'est-ce que cela pour un si grand nombre de personnes ?" Et s'il n'en avait tenu qu'à eux, les choses en seraient restées là, devant ce constat terrible et définitif.
Qu'est-ce que cela ? Et la question finalement vaut autant pour ce qu'il y a dans la corbeille que pour le jeune qui la porte.
Qu'est-ce que cela ? Pas grand-chose, trois fois rien, quantité négligeable, sans importance. Et lui, ce jeune dont on ne nous donne même pas le prénom ? Tout juste bon à porter la corbeille, un peu parfois comme l'apprenti de première année qu'on envoie faire les courses ou balayer l'atelier. Et le regard des disciples glisse déjà ailleurs, comme si ce jeune et sa corbeille n'existaient plus. Du reste, Jean l'évangéliste est le seul à en parler. Matthieu, Marc et Luc n'en font même pas mention. Ce jeune et ce qu'il a ? Face à la faim de cette foule : quantité négligeable.
Et nous voilà, disciples d'aujourd'hui avec les mêmes erreurs et tentations que ceux d'hier : considérer les autres comme des gens sans importance. Cet adolescent, cet apprenti, ce manuel, ce chômeur, ce réfugié, ce retraité, ce marginal, qu'est-ce que cela pour répondre aux attentes de ce monde ? Qu'est-ce que cela ? Justement, à y regarder de plus près, dans cette histoire, ce jeune, il est le seul à posséder une chose qui fait cruellement défaut et à la foule et aux disciples. Fort peu pour nourrir cinq mille hommes et autant de femmes et d'enfants, certes. Mais de ce "peu", de ce "dérisoire", Jésus va faire un miracle. Nous voilà donc appelés à reconsidérer les autres, parce que c'est justement du "peu" que nous discernons souvent en eux que Jésus opère un signe. Le signe d'un monde nouveau, différent, où chacun trouve sa place et peut donner ce qu'il a d'unique en lui, où chacun reçoit sa part de nourriture, de travail, d'affection, de dignité, où chacun est important et compte pour son vis-à-vis, qu'il soit son maître d'apprentissage, son contremaître, son chef de bureau ou son patron.
Au contraire de ses disciples, Jésus ne tient pas pour nul ce que possède ce jeune. Il tire de ce qu'il a une chose qui aurait pu ne pas être . Ainsi, il nous invite à voir l'autre comme le terreau du miracle, comme le lieu où le miracle est possible. Et c'est bien à partir des moyens dérisoires, que nous avons souvent, que Jésus partage le pain, qu'il partage la vie. Et à sa suite, nous avons à partager les rencontres, les travaux, les espoirs, les luttes, les soucis et les enjeux de ce monde, comme on partage un morceau de pain. Partager, parce que tous veulent être nourris, logés, visités, vêtus, réchauffés et aimés.
Peut-être, si nous savions mieux être à l'école du Christ, si nous savions mieux regarder l'autre, l'encourager, le mettre en valeur, lui faire place, peut-être y aurait-il dans ce monde davantage de miracles ?
Ne pas regarder seulement les insuffisances, les maladresses, les erreurs, regarder plus loin. Regarder pour changer les clichés que je porte en moi sur les jeunes, les vieux, les étrangers, les marginaux... sur tous les autres. Regarder la nouveauté de ceux qui vivent avec moi chaque jour ou de ceux que je rencontre et côtoie. Regarder pour découvrir en eux ce dont le Seigneur pourra faire un miracle. Regarder avec amour pour que se réalisent ici et maintenant les promesses de résurrection et de vie.
Amen.
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Texte : Seigneur, éclaire-moi.
Seigneur,
j'ai envie de tout faire et je n'ai envie de rien.
Certains jours, je veux être électricien ou informaticien,
mais d'autres jours, je n'ai plus envie de rien d'autre que de tout envoyer promener, de me laisser aller ou de partir voir d'autres horizons.
Je suis devant un choix et ce choix, parfois il m'enthousiasme, parfois il me fait peur.
L'apprentissage, la formation, le travail, c'est important, je le sens, important pour trouver ma place dans ce monde, y être reconnu et entendu.
Mais il m'arrive aussi de penser : à quoi bon, si je dois aboutir à un échec ou si la voie que j'ai choisie fait de moi un chômeur de plus.
Je voudrais réussir ma vie, faire un métier qui me plaît, être bien dans ma peau.
Dans ce monde attirant et inquiétant tout à la fois, vais-je trouver une place?
Tant de bras neufs demeurent inoccupés et tant de têtes pleines attendent d'être employées.
Ce monde, il me réjouit et il me déroute.
J'entends les éclats de rire et je vois les plaisirs, mais
j'entends aussi les immenses clameurs des souffrances humaines et je vois les blessés de la vie.
Je cerne tellement difficilement l'avenir, je ne sais pas ce qui m'attend. Je suis partagé entre espoir et inquiétude.
Oui, Seigneur, je suis partagé entre confiance et peur. J'ose me l'avouer et j'ose te le dire maintenant.
Mais j'ai envie de vivre et d'être heureux.
Donne-moi la joie d'être cet Humain debout que tu désires et que tu appelles à grandir pour partir libre sur la route de l'existence.
Accorde-moi d'accueillir la vie à plein coeur, à pleines mains, et donne-moi de pouvoir en faire une fête avec les autres.
Aide-moi à marcher, à vivre au jour le jour en acceptant la part d'inconnu qui m'effraie et m'attire.
Que dans l'angoisse ou dans la paix, je me souvienne que tu marches avec moi.
Amen.
A l'école du Christ
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