En prenant la parole ce matin, je vais essayer de partager avec vous les questions, parfois même les remises en question qui jalonnent le quotidien de mon ministère auprès des malades du sida.
Cet engagement est issu d'une rencontre, et je ne peux pas ici, ne pas évoquer cet étudiant qui dès 1988 m'a demandé de faire un bout de route avec lui dans sa maladie. Rencontre, choc des mots, désespoir, peur, vie et mort. Toute la réalité du sida dans l'histoire d'une vie.
Oui, déjà presque 6 ans. Cette rencontre marque un début.
Et aujourd'hui en témoignant sur mon ministère devant vous, je souhaite faire mémoire. Mémoire de tous ceux et celles dont j'ai croisé la route. Pour tous ceux et celles qui m'ont appris la joie, la peine, la rencontre, la lutte. J'ai appris que l'on est vivant jusqu'à son dernier souffle. J'ai appris que le temps n'est pas seulement une suite de secondes, de minutes et d'heures. J'ai appris que l'espoir existe vraiment. J'ai sûrement aussi appris la signification du passé, du présent et du futur. Alors aujourd'hui, je deviens témoin, témoin de ces vies disparues trop vite, trop tôt, témoin de ces vies encore à vivre.
Je vais dans un premier temps vous raconter ce qu'est ce ministère. 3 mots, 3 petits mots pour le résumer. Rencontre bien sûr, mais aussi écoute et présence.
Rencontre de personnes qui vivent avec un virus, celui du sida. Virus sournois qui lentement détruit l'immunité. A ce jour, il n'a pas été trouvé de remèdes pour vaincre ce virus. On sait soigner certaines infections qui arrivent en cours de la maladie, on sait en prévenir d'autres, mais on ne sait pas guérir.
Hervé Guibert, écrivain décédé du sida définissait sa maladie ainsi : "le sida, c'est une maladie inexorable, mais elle n'est pas foudroyante, c'est une maladie à paliers. Un très long escalier qui mène assurément à la mort, mais dont chaque marche représente un apprentissage sans pareil. C'est une maladie qui donne le temps de mourir et qui donne à la mort le temps de vivre. Le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie."
Cette rencontre ne peut se faire qu'à travers l'écoute, mais pas n'importe quelle écoute. L'écoute dans la rencontre signifie laisser un espace à l'autre pour qu'il puisse me dire quand il veut et comme il veut, qui il est. Pour que l'autre se donne à connaître.
Offrir cet espace de non-savoir qui oblige celui ou celle qui écoute à faire l'effort d'entendre et d'attendre. Attendre une parole qui donne à connaître. Je n'ai pas besoin de savoir ce que tu ne veux pas me dire. Nous avons le temps de la rencontre.
Je me souviens ainsi de personnes qui au fil des semaines et des mois, arrivent à trouver les mots, leurs mots pour dire : j'ai le sida, j'ai peur, je veux vivre. Sans cette écoute, sans cet espace de non-savoir et de non-jugement, il n'y a pas de rencontre possible. Bien sûr, il faut du temps, et parfois nous n'en avons pas beaucoup. Mais dès la première fois, tout se joue. Et le lien se crée ou ne se crée pas.
Le troisième mot, c'est la présence : être là, tout simplement. Savoir que nous ne pouvons ni vivre ni mourir à la place de l'autre. Mais que par la présence nous pouvons permettre à l'autre de faire son chemin. J'ai trouvé au hasard de mes lectures, une définition de la présence que je fais mienne. "La Présence, c'est cette solitude ouverte à l'autre."
Avant d'arriver à quelques réflexions théologiques issues de mon ministère, j'aimerais m'arrêter quelques instants sur ce que cela veut dire : avoir le sida, vivre avec. Je vais essayer du mieux possible de vous dire les mots que j'ai entendu, en vrac.
Vivre avec, c'est :
Quand est-ce que je tombe malade ?
Qu'est-ce que j'ai fait ?
Je suis fatigué. J'ai de la fièvre, on ne trouve rien.
C'est injuste, je commence juste à vivre.
Il faut lutter, il faut dire, il faut témoigner.
J'ai peur, j'ai peur de souffrir.
Je n'ose plus sortir, regarde ce que je suis devenu.
J'ai envie d'aimer.
Encore un qui est parti, c'est à qui le tour maintenant ?
Le sida est présent à chaque minute de ma vie.
J'ai envie de faire un voyage l'année prochaine, tu crois que je pourrais le faire ?
Je suis si fatigué.
Je n'ai plus envie, ce n'est plus la peine. Tu ne peux pas comprendre.
Comment vais-je le dire à ma mère, à mon père ?
Mon ami est parti, c'était trop dur pour lui.
Aujourd'hui je me sens bien, je crois que c'est reparti pour un tour, c'est vrai non ?
J'ai mal, je suis fatigué.
Je pourrais continuer longtemps ainsi ma liste. Comme si je pouvais vous brancher le magnétophone de ma mémoire.
Vivre avec le sida, c'est tout ça bien sûr, mais c'est aussi plein d'autres choses, douces, tendres, tristes ou drôles.
Je ne peux pas vous parler du sida sans vous dire aussi quelques mots sur la mort, le deuil. Jacques Lacan écrivait : "Mourir ça vous soutient. Si vous n'y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? C'est cette certitude que cela finira qui nous permet de supporter cette histoire." D'ailleurs souvent ce qui fait peur, ce n'est pas la mort, mais la souffrance. Souffrance physique, mais aussi souffrance du départ. Quitter ceux et celles que l'on aime. Souffrance et peur de l'inconnu. La perte des repères, de ce qui rassure. Le courage du départ.
Et après pour ceux et celles qui restent vient le temps du deuil, temps où l'on voudrait oublier, mais aussi temps d'inquiétude, peur de ne pas se souvenir, peur d'effacer une image, une émotion, un rire.
Un indien des USA, séropositif parle du deuil en ces termes : "L'homme en deuil de ceux qu'il aime est gris comme la chenille, mais un jour les esprits le feront papillon aux vives couleurs de ceux qui ne sont plus... mais un jour vient le temps de libérer les graines et faire jaillir le futur."
Alors, à partir de toute cette vie, de toute cette réalité, quelles sont les réflexions qui surgissent, pour nous, chrétiens, chrétiennes, Eglise.
Cela a-t-il du sens ? Le sida a-t-il un sens ? Faut-il toujours du sens pour trouver une raison de vivre ? N'est-ce pas au cœur de l'absurde et de la folie que l'on trouve non pas un sens, mais des sens possibles ?
On ne peut pas parler du sida sans évoquer le thème de la culpabilité, celui de la faute. Que suis-je en train de payer ?
C'est normal, il n'avait qu'à pas...
Culpabilité, faute, jugement. Thèmes chrétiens par excellence. Je me souviens de cet ami, aujourd'hui décédé, qui avait souhaité dire à ses parents chrétiens qu'il était homosexuel et qu'il avait contracté le sida. Il avait besoin de soutien et d'amour. Il a été complètement rejeté, et seuls ses amis séropositifs sont restés jusqu'au bout avec lui. Au nom de Dieu, du péché, de la faute, ses parents n'ont pas trouvé le courage de venir lui dire un adieu. Terrible condamnation qui laisse les uns et les autres aux portes du désespoir.
Mais qui suis-je, qui sommes-nous pour condamner ?
La faute et la culpabilité ne peuvent s'entendre que parce qu'il existe le pardon. Et trop souvent il est oublié. Dieu pardonne, car c'est Dieu qui juge. Et cela signifie que nous sommes tous à égalité devant lui. Jésus n'a pas jeté de pierre à la femme adultère. Alors qui sommes-nous pour nous arroger le droit de condamner et non d'accueillir ?
Le sida m'a appris plus que tout autre chose, l'impuissance. Impuissance totale devant l'inéluctable. C'est pour cela que j'ai choisi le texte de Matthieu. Jésus lui-même en fait l'expérience à l'approche de sa mort. Les disciples n'arrivent pas à veiller, Jésus a peur et demande à Dieu son père, d'éloigner cette coupe. Mais, Dieu se tait, il ne peut rien faire. Et c'est dans cette découverte par Jésus de la totale impuissance de Dieu, qu'il trouve sa force. La toute-puissance de Dieu se trouve au carrefour de cette solitude, de cette peur, de cette impuissance.
Elle est aussi liée au doute. Le doute de la foi qui vacille. Le doute qui nous rend aveugle et sourd et nous fait dire à chaque instant : où es-tu Dieu et que fais-tu ? Le doute aussi de celui ou celle qui ne croit pas et qui dit : et si c'était possible ? et si c'était vrai ?
Impuissance, doute et enfin humilité. Il faut savoir se taire quand plus rien ne peut se dire que le silence. Il faut laisser la place à une autre parole, sans mots, celle de la présence réelle, celle du souffle comme une caresse apaisante.
Oui, le sida nous apprend l'humilité.
Voici ce qu'écrivait un archevêque sur son lit de mort :
J'ai beaucoup parlé de souffrance,
j'en ai parlé avec enthousiasme.
Maintenant je ne dirai plus rien.
Dites à mes prêtres que, de grâce,
ils se taisent devant la souffrance.
J'aimerais maintenant que ce témoignage que j'ai essayé de vous transmettre ce matin nous conduise à un réel accueil et partage dans nos églises. Que cet accueil et ce partage ne soient plus des vains mots. Il nous est possible, si nous le voulons, d'offrir des espaces de rencontre et d'écoute, sans jugement. Que nos paroisses soient ces lieux où la présence puisse se sentir. C'est mon souhait et c'est aussi une des raisons de ce ministère.
Vous avez entendu comme moi ce texte de Corinthiens. Gardons-le en mémoire. Nous sommes un même corps, chaque membre ayant la même importance. Ce qui permet la vie se trouve dans la solidarité de tous ces membres entre eux.
Voilà je laisse maintenant la parole à deux sidéens tentant ainsi de poursuivre mon chemin de témoin.
"Nous qui sommes concernés par le virus du sida, nous ne voulons pas mourir deux fois, tués par le virus, tués par notre silence. Notre maladie s'inscrit dans notre histoire et cette histoire compte. Elle est un morceau de la mémoire du monde et nous devons le dire aussi pour ceux qui ne sont pas touchés aujourd'hui et que nous voudrions voir vivre."
"Il se pourrait que l'on soit détruit par tant de pertes... il se peut aussi que l'on sache, après un temps, reporter sur les vivants l'intensité des attachements qui nous lient aux disparus. Avec ceux qui sont là, nous savons que nous ne vieillirons pas ensemble... La question : comment après ma mort ma vie aurait-elle du sens pour ceux qui continueront ?
L'espérance que nous tous, comme un corps plus vaste, survivrons à cette épidémie".
Merci.
Amen.
Ministère de Dominique Roulin
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