La prédication d'aujourd'hui portera sur ces deux textes avec comme arrière-plan l'année anniversaire de 1992, ce qu'on appelle depuis l'Europe la découverte de l'Amérique, mais ce qui a représenté, pour les Indiens, l'invasion d'un continent.
Le premier texte que je commenterai, c'est la parabole du banquet. C'est ce texte qui, au XVIe siècle, a servi de légitimation à la conquête de l'Amérique. Voyez comment ils interprétaient ce texte: le Seigneur a préparé un banquet auquel il a invité des gens; mais ces gens ne voulaient pas venir. Comme il y avait encore des places, les serviteurs sont sortis dans la rue et ont invité un groupe. Vous avez noté comment dans l'évangile, ils ont contraint, ils ont obligé les gens à venir au banquet. Et bien les Espagnols, les Portugais, et après eux les puritains de la Nouvelle-Angleterre (qui devint les États-Unis) ont repris ce mot (le Seigneur a obligé les gens à venir au banquet) comme la possibilité d'utiliser la coercition et la violence pour faire apprendre l'Évangile.
Cette parabole du banquet a été pour Pulvera, un grand théologien du XVIe siècle, l'argument théologique pour dire qu'on pouvait faire la guerre aux Indiens afin de les obliger à écouter l'Évangile. Cette parabole du banquet est un texte majeur pour la justification de trois siècles de colonialisme dans le Tiers-Monde, et même si ce texte a été mal interprété, c'est cette interprétation qui a toujours prévalu.
Je voudrais maintenant faire une liaison entre ce que je viens de dire sur la conquête par la violence des Indiens et la prise, aussi par la violence, de plus de 13 millions de noirs d'Afrique vendus comme des bêtes en Amérique. Liaison aussi avec l'or et l'argent que les Indiens sortaient des mines d'Amérique. Une fois l'or et l'argent sortis des mines, ils étaient envoyés en Europe. Arrivés en Espagne, ils passaient en Flandre pour être accumulés par les Habsbourg (avec les banquiers Fuger) assurant ainsi le développement prodigieux de la finance européenne. C'est ce développement qui, aux XVIe et XVIIe siècles entraîna l'écroulement d'un monde arabe qui ne possédait pas une telle quantité d'argent en provenance d'Amérique. C'est ainsi que le monde a changé, que l'Europe a pris le monopole de la culture, de la civilisation, de l'économie et de de la force. Ainsi, les 500 dernières années, l'Europe est devenue le centre du monde, alors que l'Afrique, l'Amérique latine et l'Asie en sont devenues la périphérie, ce qui suppose une grande domination de leur culture.
J'en viens maintenant au second texte. C'est un texte peu connu, du livre du Siracide, qui date de trois siècles avant Jésus-Christ. C'est le texte d'un prêtre qui affirme qu'on ne peut pas offrir à Dieu le pain volé aux pauvres. Pourquoi ai-je choisi ce texte? Parce que ce texte a été lu en 1514, trois années avant la juste rébellion de Luther à Erfuhrt. En 1514, donc, il y avait à Cuba un prêtre, nommé Bartholomé de las Casas, un grand prophète, peut-être le premier grand prophète de toute la modernité. Bartholomé de las Casas a reçu la première vocation de prêtre de tout le continent américain. Il était dans sa paroisse de "Saint-Esprit", une petite communauté. Ses biographes racontent que Bartholomé de las Casas exploitait les Indiens, qu'il les envoyait dans les champs travailler pour lui et dans les mines pour extraire l'or. Un jour, le gouverneur lui demanda de célébrer la messe. Bartholomé de las Casas lut justement ce texte de Siracide 34 qui affirme: "offrir en sacrifice les produits de l'injustice, c'est une offrande défectueuse." En tant que prêtre, Bartholomé de las Casas devait célébrer l'eucharistie, c'est-à-dire offrir à Dieu le petit morceau de pain et le vin. Mais ce pain était le produit du travail des Indiens. C'est ce texte du Siracide qui est à l'origine de la conversion de ce prêtre des indigents en ce que l'on peut appeler le plus grand prophète de la modernité; prophète parce qu'il a compris ce qui allait arriver jusqu'à présent, jusqu'en 1992.
Ce texte du Siracide dit : "le pain, c'est la vie des pauvres. Celui qui les en prive est un meurtrier". Pourquoi le pain est-il la vie ? Parce que les gens qui travaillent utilisent un certain nombre d'heures de leur vie pour faire un produit : la vie est ainsi objectivée dans le produit du travail. Pour la Bible, le pain est le symbole des produits de tout le travail humain. C'est ainsi que l'on comprend pourquoi Jésus est né à Bethléem, c'est à dire en hébreu "Beth-Lehem", la "maison du pain". Rappelons-nous aussi cette parole de Jésus : "je suis le pain de vie". Alors, le pain, c'est où nous mettons la vie, parce que c'est la vie que nous utilisons pour produire quelque chose, tous les jours, en travaillant.
Et lorsque je peux manger ces produits, je récupère ma vie; je produis le pain et ensuite je le mange. C'est ainsi que Jésus dit: "Prenez et mangez" et ensuite: "J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger". Manger est donc très important parce que c'est subjectiver ce qu'on a mis dans les produits. Regardez ce que dit la Bible: "le pain, c'est la vie des pauvres, celui qui les en prive est un meurtrier". Lorsque quelqu'un a mis par le travail la vie dans le pain, et que je vole ce pain, je le tue, car il a mis sa vie dans le pain et qu'il ne peut pas la récupérer en le mangeant. Pour la Bible, si je prive le travailleur du fruit de son travail, je suis un assassin, je le tue.
Bartholomé de las Casas était un conquérant espagnol (après viendront les Portugais, les Hollandais, les Français, les Anglais et aujourd'hui les Américains); il privait les pauvres du Tiers-Monde du produit de leur travail. Les Indiens allaient à la mine, produisaient de l'argent; ils mouraient dans la mine, et l'argent partait pour l'Europe constituer le capital initial de tout le capital financier qui se trouve aujourd'hui dans les banques. Si on demandait à l'Europe de payer les intérêts de l'argent et de l'or volés aux Indiens, il n'y aurait pas assez de capital dans le monde pour payer ces intérêts à ces pauvres gens morts dans les mines. Mais l'Europe ne prenait pas l'argent et l'or à crédit; elle les volait pour les prêter ensuite à crédit et bénéficier des intérêts.
Bartholomé de las Casas avait des Indiens; en prenant leur pain, il les a tués. Que dit la Bible ? "C'est immoler un fils en présence de son père qu'offrir un sacrifice prélevé sur le bien des pauvres". Si je prends le pain que j'ai volé aux Indiens, et après dans l'autel du sacrifice, je l'offre à Dieu, qu'est-ce que j'offre à Dieu ? Le pain que j'ai volé aux pauvres; et comme voler le pain au pauvre, c'est le tuer, alors je tue le fils en présence de Dieu. C'est un acte idolâtrique, car il signifie que Dieu a besoin du sang des pauvres; le texte dit en effet: "c'est verser le sang que de priver le salarié de son salaire", "c'est tuer son prochain que lui ôter ses moyens de vivre".
Bartholomé de las Casas comprit alors qu'il n'avait pas de pain pour célébrer l'eucharistie avec le gouverneur, parce que le pain en sa possession avait été volé aux pauvres Indiens. Et s'il offrait à Dieu le pain volé aux pauvres, il immolait le fils en présence du père. L'eucharistie était donc idolâtrique.
Bartholomé de las Casas n'a pas pu célébrer la messe; il laissa sa paroisse de "St Esprit" à Cuba, vendit le petit cheval qu'il avait, ainsi que d'autres objets pauvres, prit son bâton et partit en Espagne. Il alla voir le roi et lui dit: "tout ce que nous avons fait dans les Indes occidentales (c'était l'Amérique) est une injustice totale et un péché."
Et c'est le commencement du colonialisme et de l'ordre qui prévaut jusqu'à maintenant. Le Tiers-Monde encore est pauvre, il est encore exploité et encore le travail, le fruit du travail des gens du Tiers-monde, l'Afrique, les esclaves, l'Amérique latine, les Indiens, l'Inde avec la guerre de l'opium et toute cette longue histoire sont des pains que l'on vole aux pauvres. Et après, il faut savoir si l'on peut offrir à Dieu ce sacrifice.
Bartholomé de las Casas comprit qu'il n'avait pas de pain pour le sacrifice; il commença alors tout de suite la lutte pour la justice; il alla en Espagne et montra comment les Indiens étaient traités; il obtint le changement des lois. Il lutta pendant 52 ans, de 1514 à 1566.
Offrir en sacrifice les fruits de l'injustice, de l'injustice internationale, de l'injustice économique internationale... On vend très cher des choses achetées bon marché. On donne des crédits très élevés et les pauvres doivent payer les intérêts. De plus, les riches de ces pays pauvres mettent leur argent dans les banques des pays très riches; de ce fait, le sang des pauvres, qui a été objectivé dans le produit de leur travail, se retrouve à la fin dans les mains de ceux qui dominent les pauvres. "Offrir en sacrifice les produits de l'injustice, c'est une offrande défectueuse. Le Très-Haut ne prend pas plaisir aux offrandes des impies; après ce n'est pas le nombre des victimes qui pardonne les péchés, c'est immoler un fils en présence de son père qu'offrir en sacrifice, c'est prélever le bien des pauvres, le pain, c'est la vie des pauvres, celui qui les en prive est un meurtrier. C'est tuer le prochain et lui ôter les moyens de vivre, c'est verser le sang que de priver le salarié de son salaire."
Ce texte du Siracide a été le texte de la conversion d'un grand prophète au commencement de la modernité. Par ce texte, Bartholomé de las Casas a découvert la relation entre les structures économiques injustes (il était un exploiteur de l'indien) et les structures de l'eucharistie, de la célébration liturgique (le pain qu'on offre à Dieu dans l'eucharistie, c'est le pain produit par les pauvres dans son travail). Voler aux pauvres ce pain, c'est le tuer en présence de Dieu.
Amen.
Le pain, c'est la vie des pauvres
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