Richesse & pauvreté, c'est le thème de la prédication de ce matin. Une prédication qui s'inscrit dans un cycle de 5 cultes qui ont pour thème général : être chrétien dans la cité, quel témoignage, quels enjeux ?
Richesse et pauvreté, 2 mots qui évoquent de nombreuses images. Richesse fait penser à Hollywood et ses villas, à Monaco et son prince, aux belles voitures, à l'aisance et au bien-être dans la vie, à la popularité, peut-être même au bonheur, allez savoir ! Et tout cela éveille bien des envies.
Pauvreté fait penser à Calcutta et à Mère Teresa, aux bidonvilles de Rio, aux personnes qui dorment dans des cartons à la gare de Genève, aux salaires de misère et à la difficulté de nouer les 2 bouts, à la solitude et à l'isolement.
Richesse et pauvreté, 2 mondes qui cohabitent, mais qui bien souvent s'ignorent voire s'opposent dans une logique d'affrontement, parfois même violent. Guerre entre le marxisme et le capitalisme.
Et derrière ces images, en embuscade, la question de l'argent, son pouvoir mystérieux, fascinant et destructeur tout à la fois.
Il me revient à l'esprit une expérience qui date de ma première année professionnelle. Avant d'être pasteur, j'ai eu une carrière d'ingénieur. En 1970, fraîchement diplômé de l'EPFL, me voilà engagé dans un important bureau d'ingénieurs de la place de Lausanne. Engagé, à vrai dire, quasiment à titre de stagiaire pour un temps limité à 2 ans.
Mais voilà, au cours de cette première année professionnelle, la configuration du bureau change complètement; beaucoup de mes collègues s'en vont. Je me trouve paradoxalement être l'un des plus anciens ingénieurs du bureau. Me voici investi de responsabilités importantes que mon patron veut honorer en s'assurant de mes services à long terme. Il me présente un plan de carrière qui prévoit de majorer immédiatement mon salaire de 50 %, puis de Fr. 500.- tous les 6 mois.
J'y prends goût. Une fois ces objectifs atteints, vous imaginez mon contentement. Mais curieusement, à peine le nouveau salaire obtenu, me voilà à nouveau plongé dans l'envie d'une nouvelle augmentation. Aussi me suis-je posé cette question : comment se fait-il que je sois toujours insatisfait alors que j'avais obtenu ce qui était censé me rendre heureux ? Cette expérience s'est reproduite à plusieurs reprises et m'a fait beaucoup réfléchir.
C'est bien plus tard que j'ai trouvé la réponse à cette question. Je vous laisse découvrir cette réponse dans le livre de l'Ecclésiaste, appelé aussi Qohéleth au chapitre 5, verset 10 : "Celui qui aime l'argent n'est pas rassasié par l'argent, et celui qui aime les richesses n'en profite pas. C'est encore là une vanité."
Richesse et pauvreté, comment les articule ? Comment les articuler dans l'Église, dans nos vies, dans la société ?
Revenons aux textes bibliques qui nous ont été lus. L'histoire se passe dans la maison d'un certain Simon. Un homme riche. On l'imagine propriétaire d'un patrimoine important. Il invite Jésus à sa table. Le Nouveau Testament nous apprend que Jésus, né dans une étable, n'avait pas de résidence. Il dépendait du soutien de ses proches. Jésus fait partie de la famille des pauvres. Néanmoins Jésus intrigue Simon; aussi celui-ci l'invite, probablement pour apprendre à mieux le connaître avec l'arrière-pensée de le mettre à l'épreuve et de vérifier sa qualité de prophète en observant s'il pratiquait la Loi.
Mais attention, c'est Simon le maître. Simon est un leader, un chef d'entreprise. C'est lui qui impose les règles du jeu. Au mépris des usages de l'époque, il ne lave pas les pieds de Jésus, ce qui aurait été un geste d'accueil, de reconnaissance et d'estime. Simon ne fait pas l'accolade à Jésus. Il ne parfume pas sa tête. Jésus est surpris du peu d'honneur qui lui est fait, mais il accepte. Jésus laisse faire, comme il laissera faire sur la croix quelques jours plus tard.
Aussi le maître et les invités s'installent-ils à la romaine, autour de la table, étendus sur des lits. On imagine que la conversation s'engage. Survient une femme qui s'approche et se place aux pieds de Jésus. Peut-être une prostituée, pas obligatoirement. Aux yeux des pharisiens, le seul fait de ne pas respecter la loi suffisait à être qualifié de pécheur.
Cette femme porte avec elle un vase de parfum valant 300 deniers. 300 deniers, c'est une année de salaire. Disons 60'000.- de nos Francs. Une jolie somme ! Que feriez-vous avec une telle somme ? J'imagine que les professionnels de la finance trouveraient matière à mettre en valeur un tel capital. Logiquement, avec une telle somme, cette femme devrait se sentir plus proche du riche Simon que de Jésus, le pauvre. Et pourtant c'est à Jésus qu'elle s'adresse. C'est lui qu'elle veut honorer.
Elle offre à Jésus ce que Simon lui a refusé : elle pleure, ses larmes baignent les pieds de Jésus. Elle sèche les pieds mouillés de larmes avec ses cheveux, puis elle répand du parfum sur eux. Ces gestes d'une grande profondeur, d'une telle intensité vont provoquer un retournement de la situation. Ce retournement dont l'Évangile a le secret. Cette femme va rendre Jésus riche, riche d'amour partagé, riche de l'amour qu'il reçoit de Dieu, son Père, au travers d'elle. Cette femme va rendre Simon pauvre, pauvre de tout ce qu'il n'a pas offert à Jésus.
Cette femme transgresse les conventions sociales, oui, mais c'est pour mieux rejoindre l'essentiel. C'est pour être le "révélateur" des vraies valeurs. Elle dévoile le sens profond de la vie qui n'est autre que la tendresse, la bonté, l'accueil de l'autre, le respect en un mot : rejoindre et valoriser la dimension humaine de l'existence. Elle ne dit rien, elle ne prononce aucune parole, mais Jésus reconnaît que ses gestes sont l'expression même de l'amour agapé qui vient de Dieu.
Face à ces gestes, les spectateurs ne comprennent pas ce qui se passe. Eux restent à l'apparence, à la surface des choses. Les disciples parlent de gaspillage. "On aurait pu donner cet argent aux pauvres." Une logique comptable qui prétend que tout se calcule, tout se comptabilise, tout se mérite, tout se négocie. Aussi condamnent-ils le geste gratuit de cette femme.
Précisément, cette femme n'est pas dans une logique comptable. Elle a accompli un acte gratuit qui échappe à la logique comptable. Simon, au vu de ce qu'il observe, pense détenir la réponse à ses questions : Jésus n'est pas un vrai prophète, il usurpe ce titre. Si Jésus était vraiment prophète, il aurait repéré qui est cette femme et l'aurait renvoyée.
A vrai dire, Simon, tout comme la femme sont l'un et l'autre aimés de Dieu. Mais Simon ne le perçoit pas. Il est trop enfermé dans sa logique comptable de possédant, enfermé dans sa suffisance de propre juste. Il ne voit pas les êtres humains qui sont là devant lui et leurs besoins essentiels.
Par contre, la femme elle, a accueilli l'amour du Père et elle en vit. L'amour de Dieu lui a été manifesté par le Christ. Cet amour a bouleversé, littéralement retourné sa vie. Désormais sa vie en est toute retournée, sa vie est inscrite dans une nouvelle dynamique.
"Tout vient de toi…" disait le roi David "Tout vient de toi…" c'est ce que cette femme découvre. La vraie vive, c'est connaître le Christ, et en vivre. La vraie vie, c'est être relié au Christ, s'attacher à lui, et vivre en communion avec lui. Aussi les larmes, le geste ambigu des cheveux dénoués, et le parfum ne sont pas de trop pour dire la valeur de cette vraie vie.
C'est alors que Jésus peut lui annoncer le pardon. "On dit de toi que tu es une pécheresse…" Eh bien ! moi, lui répond Jésus, moi je te déclare : "Tes péchés sont pardonnés", ce qui fracture ta vie, ce qui te met en rupture par rapport aux hommes, par rapport à toi-même, ce qui t'a mis en rupture par rapport à Dieu, de tout cela tu en es déchargée, pardonnée, libérée."
Richesse et/ou pauvreté : C'est l'alternative que nous posons habituellement lorsque nous jetons nos regards sur la société. Et nous posons cette alternative avec tout ce qu'elle implique. A vrai dire, cette alternative n'est pas juste. Il ne s'agit pas de savoir si nous sommes riches ou pauvres; il s'agit de repérer les vraies valeurs. Cette femme nous apprend que les vraies valeurs ne sont ni dans la richesse, ni dans la pauvreté. Les vraies valeurs sur cette terre sont dans la personne humaine et dans les relations que nous pouvons tisser les uns avec les autres.
Entre cette femme et Jésus, il y a un rapport de personne à personne et non pas un enfermement dans des rôles. Elle a refusé de se laisser enfermer dans un rôle. Ni le rôle de la pécheresse rejetée de la société, qui n'aurait pas eu le droit de rejoindre la table de Simon. Ni le rôle d'une femme riche, admirée pour sa richesse.
Dans sa soif de vie, elle, l'insignifiante pécheresse, mise au ban de la société, peut-être déçue, écœurée d'elle-même, dans sa soif de vie elle rencontre celui qui lui restitue sa dignité : "Tes péchés ont été pardonnés."
Ce qui fracture ta vie, ce contre quoi tu te bats, ce que tu cherches à camoufler sous ton vernis de richesse, tout cela est ôté, pardonné. Cette rencontre la bouleverse. Aussi décide-t-elle d'engager sa vie, toute sa personne dans une relation nouvelle avec le Christ !
Cette femme nous fait découvrir que l'alternative richesse et/ou pauvreté est cassée. On n'est plus dans une logique d'affrontement. On est dans une logique de retournement, de dépassement. Dépasser les catégories de riche, de pauvre pour rejoindre l'essentiel, pour s'ouvrir à la grâce de Dieu et vivre le projet de Dieu pour aujourd'hui. Alors richesse et pauvreté vont changer de camp. Ce sont les pauvres qui deviennent riches et les riches qui risquent de se retrouver pauvres.
Dans les 3 autres Évangiles, ce récit - pour autant que ce soit le même - se situe juste avant la Passion de Jésus. L'Évangile de Jean nous apprend que Jésus va offrir à ses disciples ce que Simon lui a refusé. "Pendant le repas, le dernier repas avec ses disciples, Jésus se leva de table, ôta son vêtement de dessus et prit un linge dont il s'entoura la taille… et il se mit à laver les pieds des disciples, et à les essuyer avec le linge."
Le geste de l'amour par excellence. Le geste du Serviteur. Le don de soi qui se vit d'ailleurs dans les deux sens. Le don du Serviteur qui lave les pieds des autres, mais aussi le don d'accepter d'offrir ses pieds pour qu'ils soient lavés par autrui.
Jean 13, 13 - 17 :" Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison, car je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné un exemple pour que vous agissiez comme je l'ai fait pour vous. Oui, je vous le déclare, c'est la vérité : un serviteur n'est pas plus grand que son maître et un envoyé n'est pas plus grand que celui qui l'envoie. Maintenant, vous savez cela; vous serez heureux si vous le mettez en pratique.
Les évangélistes Matthieu et Marc placent ce récit juste avant celui de la Passion. Simon a refusé à Jésus l'accolade. Jésus, lui, va offrir sa propre vie pour le salut de l'humanité. Le signe le plus accompli de la grâce.
Richesse et pauvreté : Malgré toutes les tentatives louables qui sont entreprises, nul ne pourra abolir ces statuts sociaux. Tout au plus pouvons-nous et je rajouterai, devons-nous les atténuer, ce qui n'est déjà pas si mal. Mais les abolir, nous ne le pourrons pas. Le pauvre reste souvent autant prisonnier de sa pauvreté que le riche de son opulence. Le pauvre et le riche ont l'un et l'autre besoin du même renversement. Il ne s'agit pas d'avoir, d'avoir peu ou d'avoir beaucoup; il s'agit d'être et de devenir, d'entrer dans une relation, de développer un autre regard.
On ne peut pas abolir les statuts de richesse et pauvreté. On peut tout au plus les dépasser, les renverser dans la dynamique de la grâce, la dynamique du don de Dieu qui, lui seul, construit des relations nouvelles. "Nous avons tout reçu de toi, et nous ne pouvons t'offrir que ce qui nous vient de toi."
En ce dimanche de la Réformation, c'est notre privilège de redire la seule vérité qui fonde l'Église de tous les temps, et qui fonde nos vies : seule la grâce fait vivre.
Amen !