Qui suis-je ? Il nous est peut-être déjà souvent arrivé de nous poser cette question. Qui suis-je ? Je suis cette personne-là, avec cette histoire-là… Il y a des éléments de mon histoire, de ma personnalité que je comprends très bien. Il y a des éléments de mon histoire, de ce qui se passe en moi qui me dépassent, que je ne comprends pas, que je ne maîtrise pas.
Qui suis-je ? Souvent, les autres me font des compliments, ils admirent ma manière d’être, ma manière d’agir. Mais peuvent-ils imaginer les combats intérieurs qui m’habitent, les ombres avec lesquelles je me construis, les blessures qui font partie de moi et avec lesquelles je devrai toujours vivre ?
Qui suis-je ? Suis-je cette personne que les autres voient et cette personne que je vois dans le miroir et à l’intérieur de moi ?
Dietrich Bonhoeffer, théologien, croyant engagé, a été habité par ces questions. Alors qu’il est emprisonné à cause de sa résistance au régime nazi, ces questions resurgissent plus profondément encore. Il les partage avec Celui en qui il puisait la force de vivre. C’est en lui qu’il croyait. Il aurait pu faire sienne la prière que Jésus a exprimée avant de mourir : Père, éloigne de moi cette coupe de douleur, non pas ce que je veux mais ce que tu veux.
Il aurait pu faire siennes la prière insistante de Paul et la réponse reçue, à savoir : délivre-moi de cette dure souffrance ! Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans ta faiblesse.
Si Bonhoeffer vit pendant la guerre 39-45, l’apôtre Paul, lui, vit au début de l’ère chrétienne. Il naît dans un milieu honorable. On lui reconnaît une sensibilité à la fois très vive et très délicate. Certains dons intellectuels, certains traits de caractère font de lui quelqu’un de considéré, de cultivé.
Pourtant, il vit le fait que tous ces dons, toutes ces faveurs, toutes ces « grâces » dont il bénéficie naturellement se révèlent insuffisants. L’apôtre Paul est un mystique au bon sens du terme, à certaines heures, il sent l’Esprit descendre en lui, on comprend alors qu’il vit un élan libérateur, qu’il vit le mystère de la grâce, mystère qu’aucun mot ne peut expliquer.
Adrienne :
Dans quel contexte se trouve Paul pour parler de sa faiblesse, de la puissance, pour évoquer la grâce ?
Paul est à Corinthe. Il est victime d’une concurrence déloyale. Il a des adversaires. Certains se considèrent comme des super apôtres, ils vantent leurs pouvoirs spirituels : ils parlent la langue des anges, peuvent transmettre des messages reçus de Dieu, font des miracles.
Paul aurait de quoi se faire valoir : il parle aussi sous l’influence de l’Esprit saint, il discerne certaines réalités divines, il fait des miracles. Mais il refuse de passer pour un initié. Il veut simplement partager sa foi, même si une écharde laboure sa chair.
Adrienne :
Une écharde est dans sa chair.
Ses amis savent à quoi il fait allusion quand il parle de cette dure souffrance imposée à son corps. Nous pas. Fait-il allusion à un handicap physique, à une maladie chronique ? Nous n’en connaissons pas les détails.
Adrienne :
Toujours est-il qu’il demande avec insistance d’en être délivré.
Et qu’il ne l’est pas.
Adrienne :
Sa prière n’est pas exaucée…
Et Paul ne se fait pas de reproches pour autant. Il ne se culpabilise pas, il ne s’accuse pas d’avoir mal prié. Il découvre que ce qu’il vit douloureusement n’empêche pas à la grâce divine de faire son chemin, sinon comment expliquer la puissance insoupçonnée de son témoignage ? Il y a des douleurs par rapport auxquelles il faut lâcher prise et qui nous obligent à nous abandonner.
Adrienne :
Mais c’est quand même une sorte de combat intérieur.
Oui, d’ailleurs il le dit dans ses lettres avec d’autres mots que ceux-ci : en prenant de l’âge, j’endure des souffrances comme tout le monde. Mais j’ai cette confiance que même si mon être extérieur va vers sa ruine, mon être intérieur se renouvelle de jour en jour par la grâce de Dieu.
Cela ne veut pas dire que je prends plaisir aux difficultés, aux souffrances. Je veux dire que ce ne sont pas les actes de piété, ni les guérisons, ni les actes spectaculaires qui épatent les foules qui attestent la force de la foi. Je sais que je dois vivre à l’école d’un mal, d’une souffrance.
Quand je rencontre les autres, enraciné dans le Christ, ils me font découvrir qu’une force me traverse et dans ces moments-là, humblement, je me sens habité par ma « grâce te suffit ».
Adrienne :
Dieu travaille à travers Paul, avec ses limites, ses faiblesses. Est-ce qu’on peut dire qu’il se sert de nos personnes, de nos limites, de nos défaillances ?
Paul a eu des moments de découragement, on sait qu’il a connu des conflits, des échanges malheureux, il n’a pas toujours été compris. Il a vécu ces faits-là dans la conviction que Dieu ne le laisserait pas tomber, que rien ne pouvait le séparer de la source divine inépuisable.
Bien sûr, l’expérience de Paul n’est pas une loi, mais elle peut nous faire prendre conscience que Dieu se sert de nos personnes, de notre histoire, de nos limites, de nos défaillances. La persistance de certaines échardes, dans notre corps, dans notre vie, reste un mystère insondable. Paul a cherché à comprendre les raisons du non-exaucement à sa prière, cela lui a permis d’approfondir encore la relation à Celui qui le dépasse.
Adrienne :
Nos échardes peuvent faire de nous des résignés, mais elles peuvent aussi nous inviter à de plus grandes découvertes.
Oui, il arrive qu’une infirmité, qu’une fragilité ait une grâce pour envers. Un temps de désert intérieur, une souffrance tenace, une épreuve récurrente peuvent devenir, dans le souffle de Celui qui est vivant, des espaces où se révèlent des valeurs insoupçonnées, des richesses invisibles, des puissances difficiles à comprendre ou à expliquer.
Ces valeurs, ces richesses, ces puissances peuvent être vécues comme des dons de la grâce divine, elles ne dépendent pas de notre volonté, la raison ne peut pas les maîtriser.
Adrienne :
Transforme le monde, Dieu par ta grâce. C’est le thème abordé par le Conseil œcuménique des églises à Porto Alegre. Que pouvons-nous en dire ?
Je répondrais par une image : dans les champs du monde, des personnes se mêlent humblement aux terreaux des différentes réalités humaines. Elles y œuvrent bien souvent sous le couvert de l’anonymat. Elles discernent les besoins du monde, sont ouvertes à la vie et ses facettes claires-obscures, voient la souffrance et les joies de ceux et celles qu’elles rencontrent.
Reliées à Celui est source de vie, elles déposent, souvent sans le savoir, au plein cœur des autres, des éclats de la grâce divine. En communion avec d’autres, elles s’investissent dans des situations désespérées pour que l’inespéré refleurisse. Dieu travaille à travers ce que ces personnes sont. Avec leurs faiblesses, avec leurs limites, leurs erreurs, les champs du monde sont aérés, des vies retrouvent de l’élan, des situations gelées sont touchées par les rayons du soleil de la grâce.
Adrienne :
L’homme ne peut empêcher les oiseaux noirs de voler sur sa tête. Il peut les empêcher de faire leur nid dans ses cheveux, dit un proverbe indien. Y’a-t-il un lien entre ce proverbe et notre manière d’être au monde ?
Nous ne pouvons pas empêcher la réalité d’être la réalité. Mais nous pouvons choisir de vivre dans la réalité en prenant le Christ comme exemple, en cherchant à rester reliés à sa vie. Paul a vécu ses années de ministère en entretenant la relation à son Père et en vivant ce lâcher-prise déroutant: non pas ce que je veux, mais ce que tu veux.
Jésus, Paul, Bonhoeffer et d’autres nous renvoient au fait que le mystère de la grâce, c’est vivre dans ce Souffle qui laboure nos terres intérieures, qui les aère, les renouvelle et les transforme. Comment cela n’aurait-il pas de répercussions sur les personnes que nous rencontrons, sur les situations par rapport auxquelles nous nous investissons ?
Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans ta faiblesse, cette réponse à notre prière peut devenir la nôtre que nous soyons à Porto Alegre, au Val-de-Ruz ou ailleurs !
Amen !