Écouter le culte :
« Seigneur, donne-moi un cœur de Samaritain !… »
Etrange demande que nous entendrons bientôt au cœur de la cantate, inspirée d’une parabole bien connue ! Mais qu’est-ce donc qu’un ‘cœur de Samaritain’ ?
La parabole était la réponse de Jésus à un maître de la Loi qui l’interrogeait pour le mettre à l’épreuve: « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » Relancé par Jésus, il avait mentionné le double commandement d’amour: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être, et ton prochain comme toi-même. » Jésus lui ayant alors dit: « Fais cela, et tu auras la vie ! », l’homme avait rétorqué: « Mais qui est donc mon prochain ? », et l’Evangile précise que c’était « pour se justifier ». De quoi cet homme cherchait-il à se justifier ? D’avoir posé à Jésus une question en vue de le piéger ? Ou serait-ce peut-être d’avoir parfois omis d’aimer son prochain comme lui-même ?
Quoi qu’il en soit, Jésus ne lui donna aucune définition de ce prochain qu’il devrait aimer: il raconta un fait divers qui pouvait survenir quasiment chaque jour sur les routes de Judée. Il parla d’un homme gisant à terre, blessé par des brigands, et de trois autres qui passent près de lui: les deux premiers poursuivent simplement leur route, tandis que le troisième s’arrête, s’approche du malheureux, lui prodigue les soins nécessaires, puis le confie à un aubergiste avant de repartir… Et Jésus de conclure en demandant à son interlocuteur: « Lequel des trois te semble s’être fait le prochain de l’homme tombé entre les mains des brigands ? » ; « Va donc, et fais de même ! »
De cette réponse de Jésus, j’aimerais mettre en évidence trois éléments:
Premièrement, Jésus se place délibérément en dehors des catégories morales du ‘bien’ et du ‘mal’, du ‘bon’ et du ‘méchant’. Il ne fait pas le moindre reproche au prêtre ni au lévite qui sont passés à côté du blessé sans s’arrêter. Tous deux avaient d’ailleurs une excellente raison d’agir ainsi: s’ils avaient touché le malheureux et que celui-ci était venu à décéder, cela les aurait rendus impurs aux yeux de la Loi divine, et de ce fait inaptes à rendre à Dieu le culte dont ils étaient chargés. Le Samaritain, lui, n’avait aucun scrupule de ce genre: dissident du judaïsme, il ne considérait pas le Temple comme un lieu sacré qu’il faudrait préserver d’un sang d’impureté - d’ailleurs, il ne s’y rendait sûrement pas ! Il était donc libre d’intervenir à la vue du blessé, sans réticence ni appréhension. Voilà pourquoi Jésus ne parle pas d’un ‘mauvais prêtre’ ni d’un ‘méchant lévite’, pas plus qu’il ne loue de sa bonté le Samaritain: le ‘bon Samaritain’ est une pure invention de la morale et de la tradition ! Cela ne signifie d’ailleurs pas que le mal serait absent du monde qu’évoque la parabole: ce sont bien des ‘brigands’ qui avaient agressé le malheureux en le laissant à moitié mort. Le monde dans lequel Jésus nous appelle à vivre et à agir n’est pas le Paradis sur Terre, mais bien celui dont les violences et les accès de haine meurtrière heurtent notre conscience et blessent notre humanité: le mal et la malice humaine font partie de notre quotidien, images et cris d’avant-hier l’attestent…
Ma deuxième remarque sur la parabole concerne l’intervention du Samaritain: l’Evangile précise que c’est par ‘compassion’ qu’il s’approche et prend soin du blessé. Il réagit spontanément en voyant l’homme en détresse qui gît là, devant lui. Il se porte à son secours, accomplit les gestes de première nécessité, le conduit en un lieu où il pourra se rétablir, puis il poursuit sa route, laissant l’aubergiste assurer le relais après lui avoir avancé une somme d’argent pour prendre soin du blessé. Il évite ainsi de nouer entre cet homme et lui une relation de dépendance durable: après s’être approché au moment opportun, il rétablit entre eux une distance garante de liberté pour l’un comme pour l’autre, à l’opposé de toute forme perverse d’assistance qui enferme dans un nœud malsain de dettes et de devoirs de gratitude…
Mieux encore que compassion, c’est le mot confiance qui me semble qualifier l’attitude du Samaritain: confiance envers l’homme blessé, qui aurait pu feindre d’être mal en point pour lui tendre un piège avec l’aide de quelque complice caché qui surgirait à l’improviste pour le dévaliser ; confiance envers l’aubergiste, qui aurait pu s’accaparer les deux deniers qu’il lui avait remis pour prendre soin de l’homme jusqu’à son plein rétablissement ; confiance envers lui-même enfin, en sa capacité de prodiguer à l’homme blessé les soins appropriés, sinon, il se serait rendu coupable d’avoir aggravé l’état du malheureux plutôt que de l’aider… N’est-ce pas le manque d’une telle confiance en autrui comme en nous-mêmes qui nous retient souvent d’agir, par crainte de mal faire et de nous retrouver à notre tour en situation précaire ?
J’en viens ainsi au troisième et dernier élément que j’aimerais mettre en évidence dans la parabole de Jésus et sa manière de parler du prochain: le décentrement. Rappelez-vous: au départ étaient les deux questions du maître de la Loi: « Que dois-je faire pour hériter (ou mériter) la vie éternelle ? » et « Qui est mon prochain ? » Au centre de l’une comme de l’autre, il y avait le ‘moi’, ‘moi’ qui devrais ou pourrais faire quelque chose pour plaire à Dieu et être en règle envers les autres, mes ‘prochains’. Mais à la fin de l’entretien, Jésus demande: « Lequel de ces trois passants te semble être devenu le prochain de l’homme blessé sur la route ? » Le centre, ce n’est plus ‘moi’ au cœur d’un cercle à tracer, plus ou moins large, ‘moi’ bien-portant qui pourrais ou devrais faire ceci ou cela pour certains de mes semblables en détresse. Le ‘moi’, c’est l’homme blessé sur les chemins du quotidien où guette le malheur, et dont quelqu’un s’est approché au moment décisif. Le ‘moi’, c’est l’être humain dans sa faiblesse, qui a besoin des autres pour vivre, pour se relever lorsqu’il se trouve à terre, reprendre force et courage lorsqu’il n’en peut plus…
Mon prochain n’est pas celui ou celle dont je pourrais ou devrais m’approcher pour lui venir en aide, mais ce sont ceux qui se sont approchés de moi, un jour, celles et ceux sans la présence et l’assistance, sans l’accompagnement desquels je ne serais peut-être pas là aujourd’hui…
Comme l’Evangile, la vie nous apprend à conjuguer le verbe aimer en commençant toujours par le passif et le passé: « j’ai été aimé » bien avant même que je comprenne le sens du mot amour et devienne à mon tour capable et désireux d’aimer. Voilà pourquoi l’amour n’est pas de l’ordre de la morale ni du mérite ni du devoir ; il relève du don, d’une grâce reçue, comme le souligne le récitatif de la cantate que nous entendrons dans un instant, implorant Dieu de nous donner un ‘cœur de Samaritain’: « Donne-moi de haïr l’égoïsme, de n’être pas moi-même le centre, le critère unique de mes actes ! Donne-moi ainsi de vivre dans la joie, selon mon vœu, et cependant par grâce. » En matière d’amour, rien n’est à mériter: tout est donné, tout est à accueillir dans la reconnaissance… Face à la violence aveugle de ceux qui prétendent aimer et servir Dieu en mettant à mort leur prochain, c’est cela qui nous permet et nous enjoint de ne pas céder à la haine, de ne pas perdre espoir en l’humain, notre semblable qui a besoin pour vivre de plus d’amour qu’il n’en aura jamais mérité. (*)
(*) Inspiré d’une parole de feu le Conseiller fédéral Willy Ritschard: « L’Etat est comme chacun de nous: il a besoin, pour vivre, de plus d’amour qu’il n’en a mérité. »