Écouter le culte :
Tel est le titre que Marie Cénec avait donné à sa prédication de ce matin. Malheureusement, elle doit y renoncer pour raisons de santé ; je prends donc la relève en vous conviant à redécouvrir ce que les évangiles disent de Marie, mère de Jésus - conscient par ailleurs que le regard qu’un homme peut porter sur Marie diffère de l’approche qu’en aurait faite Marie Cénec en tant que femme et mère !
Mais un premier constat me semble indiscutable : Marie occupe dans les évangiles une place discrète, sans commune mesure avec ce que deviendra plus tard l’adoration de la Vierge ‘mère de Dieu’.
Ainsi, Paul ne mentionne jamais Marie - ce n’est d’ailleurs pas étonnant, l’apôtre n’accordant guère d’attention aux faits et gestes de Jésus, pour centrer son message sur sa mort en croix et sur l’annonce de sa résurrection. Comme il l’écrit aux chrétiens de Corinthe : ‘J’ai jugé bon de ne connaître parmi vous autre chose que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié’. (I Corinthiens 2/2)
L’unique allusion - et encore est-elle indirecte - à la venue au monde de Jésus se trouve en Galates 4.4 : ‘Lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et sous la Loi’. L’apôtre veut ainsi mettre en évidence la pleine humanité de Jésus, aussi bien par sa naissance (biologique) d’une mère que par son appartenance (sociologique) à Israël, le peuple de la Loi.
Dans l’évangile de Jean, Jésus est désigné comme ‘fils de Joseph’ (1/45 ; 6/42), et certains Juifs de la Galilée, pour le discréditer, disent : ‘Nous connaissons son père et sa mère’.
Jean ne cite jamais le nom de Marie, mais il lui attribue une place particulière dans deux épisodes-clés de la vie de Jésus, aux deux extrémités de son ministère public.
Les noces de Cana sont, selon Jean, le premier des ‘signes de Jésus’, après quoi ‘il descendit à Caphernaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples’. (2/1-12) A Cana, c’est sa mère qui prend l’initiative, poussant Jésus à intervenir lorsqu’elle constate que le vin manque et le lui fait savoir. Avant même que Jésus ait accompli le moindre prodige, c’est comme si elle pressentait déjà son identité secrète et l’incitait à la mettre en œuvre, d’où l’ordre qu’elle donne aux serviteurs présents : ‘Quoi qu’il vous dise de faire, faites-le !’
C’est ainsi à Cana que commence la révélation de la gloire de Jésus, qui aboutit et culmine lorsqu’il est ‘élevé’ sur la croix, et c’est justement là que se situe l’autre épisode où il est question de sa mère : ‘Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : ‘Femme, voici ton fils.’ Puis il dit au disciple : ‘Voici ta mère.’ Et dès cette heure-là, le disciple la prit chez lui.’ (19/25ss) Avant de mourir, Jésus confie ainsi sa mère à son disciple préféré, appelant ce dernier à l’accueillir et à prendre soin d’elle dans sa situation précaire de femme veuve et de mère privée de son fils…
Marc, le plus ancien des évangiles, n’évoque aussi que rarement la mère de Jésus : Marie n’y est nommée qu’à une seule occasion, à Nazareth, où le fait que Jésus soit ‘le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon’ et que ses sœurs y vivent constitue pour les gens qui le connaissent un motif pour ne pas prêter attention à son enseignement ! (6/3s) Dans un autre épisode, on vient annoncer à Jésus : ‘Ta mère et tes frères sont dehors, ils te cherchent’, après que l’évangéliste eut précisé que ‘des gens de sa parenté’ voulaient ‘se saisir de lui, se disant qu’il avait perdu la raison’ ! (3/21,31ss) D’où la réplique de Jésus : ‘Qui sont ma mère et mes frères ? (…) Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère !’
Au reste, vous ne trouverez dans l’évangile de Marc qu’une probable allusion à la présence de Marie sous la croix, puis au tombeau vide, parmi les ‘femmes qui suivaient et servaient Jésus lorsqu’il était en Galilée’ (15/40s). Or, curieusement, dans ce passage, Marc ne nomme pas Marie ‘mère de Jésus’, mais ‘mère de Jacques et de José’, peut-être parce qu’elle y est citée non pas en vertu de son lien de parenté avec Jésus, mais en qualité de croyante dont la fidélité est exemplaire jusqu’au pied de la croix.
Matthieu ajoute à l’évangile de Marc quelques récits de la naissance et de la petite enfance de Jésus, des épisodes où il est question de Marie. Mais le rôle central, en Matthieu, revient toujours à Joseph : à la fin de la généalogie, en tant qu’‘époux de Marie, de laquelle est né Jésus, que l’on appelle Christ’, c’est lui qui est appelé à recueillir l’enfant et à en faire ainsi, par adoption, un ‘fils d’Abraham et de David’ (1/1,16). C’est également Joseph qui reçoit en rêve les messages de Dieu (ou de son ange) qui commentent les événements à venir et lui indiquent les décisions à prendre.
Tout au long des pérégrinations qui suivent la naissance de Jésus confronté à la fureur du roi Hérode, - la fuite en Egypte, puis le retour à Nazareth, en Galilée -, Marie n’est quasiment pas mentionnée, si ce n’est comme ‘épouse (de Joseph)’ ; pour le reste, Matthieu dit simplement ‘l’enfant et sa mère’.
Seul évangéliste à attribuer à Marie un rôle primordial, Luc insère parmi les récits de l’enfance deux rencontres qui la mettent en évidence : la visite de l’ange Gabriel lui annonçant la naissance prochaine d’un fils (1/26ss), puis la visite de Marie à Elisabeth, sa parente et aînée, également en attente d’un enfant imprévu : si Marie n’a pas encore connu d’homme, Elisabeth est trop âgée à vue humaine pour pouvoir enfanter, - les gens la disaient stérile. (1/39ss) Par la naissance de leurs fils, Jean le Baptiste et Jésus le Christ, Elisabeth et Marie sont ainsi au bénéfice d’une faveur, d’une grâce particulière de Dieu. A deux reprises, dans l’Evangile de Luc, Marie est ainsi déclarée bienheureuse ou bénie : par Elisabeth, lors de leur rencontre : ‘Bénie sois-tu entre toutes les femmes, et béni soit le fruit de ton ventre !’ (1/42), puis par une femme inconnue qui au passage de Jésus s’écrie ‘Heureuse celle qui t’a porté et allaité !’ (11/27s), ce à quoi Jésus rétorque : ‘Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent.’ En disant cela, Jésus ne mettait pas en question la grâce divine de Marie, mais l’expliquait d’une manière différente : ce n’est pas en sa qualité de mère de Jésus que Marie est déclarée bienheureuse, mais en tant que croyante, l’une de celles et de ceux qui ‘écoutent la parole de Dieu’ et la mettent en pratique !
La réponse consentante qu’elle donne à l’ange lui annonçant qu’elle donnerait bientôt naissance à un enfant la fait passer du statut social de soumission qui était celui d’une jeune fille promise à un homme qu’elle ne connaissait pas à la liberté d’une femme adulte assumant avec confiance sa vocation reçue : ‘Me voici, servante du Seigneur : qu’il m’advienne selon ta parole !’ (1/38) D’ailleurs, comme le souligne Luc à deux reprises, Marie ne cesse d’être pleinement présente et attentive à ce qui lui arrive durant ce temps de la nativité : elle ‘retenait tous ces événements et les méditait en son cœur’ (2/19,51). Quant au ‘Magnificat’, il est le chant triomphal d’une femme de foi célébrant la grandeur de ce Dieu qui renverse les puissants de leur trône et qui relève les humbles: ‘Je magnifie le Seigneur, transportée d’allégresse en Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté ses regards sur l’abaissement de sa servante ; (…) Le Puissant a fait pour moi de grandes choses…’ (1/46ss) A côté de cet aspect glorieux, Luc souligne toutefois aussi le côté précaire de cet enfantement qui survient lors d’un déplacement imposé par un décret d’empire et dans une mangeoire destinée aux animaux. Cette dimension de précarité préfigurant les épreuves à venir de Marie est aussi évoquée dans un autre épisode, à la fin des récits de la nativité : la rencontre au Temple avec Syméon, le juste qui attendait la venue du Messie. Le vieil homme prédit à la mère de Jésus les déchirements qui l’attendent : ‘Une épée te transpercera’… (2/25ss)
Les évangiles esquissent un portrait de Marie comme celle qui reçoit et accepte l’enfant qui naît en elle, malgré la condition précaire qui s’ensuit pour elle - dans l’immédiat comme jeune fille enceinte non encore mariée, et plus tard comme mère que la vie puis une mort violente sépareront de ce fils.
La place particulière de Marie n’est pas le fruit de sa virginité ni de sa propre naissance immaculée qui en feraient une femme à part, différente du commun des mortels : son rôle unique et irremplaçable dans l’histoire du salut est d’avoir accepté l’enfant qui devait naître d’elle, de l’avoir aimé et de l’avoir suivi, fût-ce à distance, jusqu’au pied de la Croix.
Marie a assumé la responsabilité et l’épreuve d’être, non pas mère de Dieu, mais mère de Jésus, le Christ, le Fils de Dieu. Sans crainte de s’en trouver exposée aux regards suspicieux, moqueurs ou accusateurs des autres, elle a fait place à Jésus dans sa vie, l’accueillant de tout son cœur, de tout son corps de mère, avec ce que cela pouvant impliquer de douleurs et d’épreuves...
Marie n’est donc pas une déesse - dans le Nouveau Testament, il n’y en a pas d’autre que Diane, cette Artémis des Ephésiens, dont Paul et ses compagnons défient le temple et les idoles (Actes 19/23ss) ! Marie n’est pas reine ni souveraine ni surhumaine, mais femme et mère exemplaire par sa confiance et sa disponibilité, sa présence attentive.
En ce sens, ce n’est pas par hasard que le Symbole des Apôtres, ancienne confession de foi de l’Eglise datant du 2e sièce, insère deux figures humaines dans l’histoire du salut divin : l’une est Marie et l’autre Ponce Pilate.
‘Il est né de la vierge Marie (…) il a souffert sous Ponce Pilate’
- ce que le Credo de Nicée-Constantinople, deux siècles plus tard, formulera un peu différemment :
‘Il a pris chair de la vierge Marie et se fit homme’ et
‘crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il a souffert…’
Marie et Ponce Pilate symbolisent les deux réponses possibles et opposées de l’humanité à Dieu : Marie, c’est le ‘oui’ aimant et confiant de l’être humain à la venue, à la visite, à l’invitation de Dieu ; Pilate, c’est le ‘non’, le rejet, par peur ou par malice, par méfiance ou par refus de s’engager.
Marie accepte de souffrir pour et avec Jésus, quitte à s’en trouver elle-même quasiment hors la loi, tandis que Pilate, au nom de la loi, condamne Jésus à souffrir - et d’autres avec lui - par indifférence, par lâcheté ou par opportunisme…
Alors que nous nous apprêtons à fêter Noël avant d’entrer dans l’année nouvelle, telle est la question qui nous est posée : comment nous situons-nous par rapport à Dieu - et à l’humanité visitée par Dieu ? Sommes-nous parmi les artisans et les partisans du ‘oui’ ou du ‘non’ ? Du côté de l’accueil et de la confiance, ou du côté de la méfiance et du refus ?
Sans doute aucun d’entre nous ne peut de répondre de manière péremptoire à cette question et affirmer sans la moindre hésitation être du ‘bon’ côté ! Il y a en chacune et en chacun de nous, sans cesse, du ‘oui’ et du ‘non’, de l’ouverture confiante et du repli craintif…
Et c’est justement à cause de cela qu’il est important de célébrer Noël et la venue au monde de Jésus : le passage de Dieu au cœur de notre humanité pour nous faire connaître sa bienveillance et sa compréhension, son ‘oui’ accordé sans réserve et sans condition, quelles que soient nos faiblesses et nos fautes, quelle que puisse être la part en nous du ‘oui’ et du ‘non’ !
C’est ce que me semble exprimer un bref, mais lumineux poème d’Anne Perrier : en quelques mots très simples, il résume à mes yeux l’essentiel de ce que fut Marie, et de ce que nous sommes aussi, chacune et chacun de nous :
L’éblouissant me porte
Moi
Porteuse d’ombre (‘Feu les oiseaux’)
Oui : l’Eblouissant nous porte, chacune et chacun de nous, avec nos failles et nos fautes, nos faces d’ombre ou de pénombre… Et c’est justement là la Bonne Nouvelle de Noël : Dieu présent au milieu de nous, visage d’humanité semblable à nos visages… et aux visages de ceux qui croisent nos chemins de chaque jour. A nous de l’accueillir, de lui faire place dans nos vies - comme sut si bien le faire la jeune Marie, ‘servante’ pleinement humaine dans la grâce et la bienveillance de Dieu ! A l’instar de Marie, à nous de dire : ‘Me voici ! Nous voici !’ Serviteurs et servantes de Celui qui est ‘venu, non pour être servi, comme l’est un roi, un dieu ou une déesse, mais pour servir’ (Marc 10/45), pour délivrer, pour relever et pour aider à vivre…