Les corps se balancent. Les voix emplissent le lieu. Les regards comme les mains s’élèvent vers le ciel. Le rythme de la louange guide le pas des fidèles, invités un par un à rejoindre les bancs. C’est un dimanche estival. Il est 13h. Dans le temple de Châtelaine à Genève, on assiste à un cortège de couleurs. Cent personnes sont venues assister au culte. Des jeunes femmes apportent à qui le désire des bouteilles d’eau fraîche. Il fait chaud. Une heure durant, les fidèles de la Mission évangélique protestante s’adonnent à l’adoration au son du chœur. Une femme, ses lunettes de soleil sur le nez, se lève, étend ses bras devant elle et murmure une prière. Un couple chante les paroles qui s’affichent sur les écrans face à eux. Un homme prend le micro. On entend à peine ce qu’il déclame pourtant à haute voix. «Nous sommes là pour élever et adorer le nom de Jésus-Christ!» «Amen! Alléluia!», répond l’assemblée. Au bout d'un moment, les lumières se tamisent. Deux hommes entrent à pas décidés et rejoignent la scène. Ce sont les pasteurs.
L’heure d’adoration prend fin. Le pasteur Martin Yongo se lève. La foule applaudit. Il délivre son message, traduit simultanément en lingala, langue parlée en République démocratique du Congo (RDC) et par la majorité des fidèles, tous d’origine africaine. Il y a tout juste 24 heures, six membres de la communauté ont vécu le baptême par immersion dans le lac Léman, c’est le thème de la prédication du jour. «Le baptême est un engagement de bonne conscience», déclame et répète le pasteur avant de se plonger dans la Bible. Le texte est cité, répété, symbolisé, peu actualisé. «Nous devons être en Christ», affirme le pasteur, alors que la foule hoche de la tête. «Marcher selon l’Esprit, c’est la première dimension du baptême», ajoute-t-il. L’assemblée prie à haute voix. Une odeur de cuisson pénètre dans la salle par les portes restées ouvertes. Dans le hall, les enfants jouent, des femmes mettent en place, à l’extérieur, le repas qui suivra le culte. Dans la salle, les chants ont repris de plus belle. Les corps se libèrent. Les fidèles dansent. Les gens sourient. On ressent une joie simple et immense qui habite chacun. Le second pasteur se lève et délivre dans les cris et les applaudissements les certificats de baptême aux six nouveaux «frères et sœurs» vêtus de blanc. On sert ensuite la cène. Des morceaux de crackers et un petit godet de vin sont partagés en guise de communion. Il est 16h. Dehors, en musique, les fidèles remplissent leur assiette de bananes plantains, morue et autres délicatesses faites maison. Dans leur bureau, les deux pasteurs mangent seuls. Rien de protocolaire, juste le besoin de s’isoler, après un culte intense. On lit à peine l’épuisement sur le visage de ces deux quinquagénaires.
A l’autre bout de la Suisse romande, la communauté vietnamienne de Bienne se retrouve dans les locaux d’une maison de paroisse. Une vingtaine de personnes participent à une étude biblique donnée par le fils du pasteur, alors que les enfants courent dans tous les sens. Dans leurs discussions en vietnamien, on peut reconnaître parfois un mot comme "Nazareth" ou "Bethléem". Grâce au support visuel sur rétroprojection, on pourrait presque comprendre de quoi il s’agit. Après une courte pause, tous s’installent pour la célébration. Des chants aux sonorités asiatiques, interprétés par un chœur de jeunes filles et repris par l’assemblée, agrémentent les différentes lectures. A l’approche de la prédication, les enfants sortent. Les adultes s’installent plus posément, l’ambiance devient plus sérieuse. Un homme d’un certain âge, resté assez discret jusqu’à présent, s’avance vers la tribune. C’est le pasteur et fondateur de l’Eglise, Trieu Thai-Son. Il fait partie de ces milliers de boat people qui ont fui le régime communiste à la fin de la guerre du Viêtnam, en 1975. Il commence sa prédication: ne pas se détourner de Dieu, et l’importance d’avoir des guides dans sa vie. La célébration se clôt par le Notre père en vietnamien.
En moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, la salle se transforme. Des tables sont installées. De nombreuses victuailles typiquement vietnamiennes sont mises en place et on prépare un gâteau pour un anniversaire. On fête les dix-neuf ans d’un jeune membre de la communauté. Tous entonnent le chant «Happy Birthday to You» en anglais.
Chrétiens et missionnaires: ce sont là les deux principes qui résument la vocation de la communauté vietnamienne de Bienne et de la Mission évangélique protestante de Genève. A Bienne, on suit les principes de l’Alliance chrétienne et missionnaire, un regroupement d’Eglises évangéliques issu du Mouvement de Sanctification, dérivé du méthodisme, et selon lequel les croyants sont sauvés par la grâce divine et libérés du péché volontaire. Qualifiée de pentecôtiste par le Centre intercantonal des croyances (CIC), la Mission évangélique protestante à Genève se défend d’être dans une veine «plus classique, proche des milieux évangéliques suisses». Bien qu’un premier contact ait été pris avec le responsable de "Témoigner ensemble" et pasteur de l’Eglise protestante de Genève, les liens avec les Eglises réformées suisses ne sont pas une priorité. Pour le pasteur Martin Yongo de la Mission évangélique protestante, c’est plutôt la volonté d’ouverture à d’autres communautés africaines (membres de la Conférence des Eglises évangéliques africaines en Suisse et aux Eglises locales évangéliques suisses, qui est affichée. Quant aux responsables de l’Eglise vietnamienne, ils préfèrent favoriser des échanges avec les communautés vietnamiennes de Suisse et d’Europe.
Chacune de ces deux communautés a sa propre histoire. Si elles n’ont aucun lien, on décèle des similitudes dans leur parcours. La Mission évangélique protestante et l’Eglise vietnamienne de Bienne voient le jour il y a vingt ans, dans des locaux loués aux paroisses réformées de Suisse romande, et se constituent en association. Les membres sont issus de l’immigration. Plus qu’une nationalité, c’est une histoire commune qui les mène à vivre leur foi chrétienne ensemble. «Nous avons tous vécu des moments difficiles dans notre pays, qui nous ont obligés à le fuir. Ces difficultés nous rassemblent. La foi chrétienne se vit en communauté. Je trouve ici un lieu sécurisant et soutenant», explique Françoise, arrivée en Suisse il y a vingt ans de RDC, avec le statut de requérante d’asile. La Mission évangélique protestante basée à Genève rassemble cette première génération de migrants, et leurs enfants. Joao a 24 ans, il est responsable du département jeunesse. Arrivé de RDC à l’âge de cinq ans, il s’est rapproché du Christ et en même temps de sa culture africaine en venant à l’église. «Il est important pour moi d’être proche de ma culture, sans l’imposer ni même opérer un repli sur soi. Le Christ est présent pour toutes les nations.»
Sur la rampe de béton qui mène au lac, six jeunes gens, vêtus de blanc, attendent en ligne que les pasteurs immergés jusqu’aux hanches les appellent. Chacun leur tour, ils rejoignent prudemment les deux hommes, se retournent pour faire face à la foule et se laissent entraîner dans les eaux du Léman, par les mains habiles des hommes d’Eglise. En ressortant, chacun ouvre les yeux, passe sa main sur son visage et se laisse submerger par l’émotion. Ils retrouvent ensuite leur parrain et marraine sur la berge avant d’entamer une prière à haute voix, sous les yeux des familles et dans un brouhaha mêlé de cris, de chants et de son de percussions africaines. Les jeunes ont passé la nuit à prier, accompagnés de l’un des pasteurs et du responsable du département jeunesse, qui dans un quasi état de transe incite à la prière avec ferveur et rythmant les murmures de chacun par l’acclamation «Au nom de Jésus!», qu’il répète comme un mantra. Sur le quai, des badauds intrigués s’arrêtent un instant pour assister à cette inhabituelle procession. Une heure plus tard, après une bénédiction à genoux et imposition des mains sur les baptisés, les familles se réunissent pour immortaliser l’instant, puis chacun repart chez lui. La Mission évangélique protestante procède à des baptêmes, toujours par immersion, une à deux fois par année, selon le nombre de candidats. Un des fils du pasteur a demandé le baptême cette année. Il a treize ans. Ses parents ont préféré attendre une année supplémentaire, pour lui permettre «d’acquérir de la maturité et d’être sûr de faire ce choix de lui-même». Marie Destraz.
La participation active des membres à la vie de la communauté est primordiale dans la vie et la survie des Eglises issues de l’immigration. Faute de moyens, les pasteurs travaillent bénévolement pour leur Eglise parallèlement à un emploi à temps plein. Martin Yongo est peintre en bâtiment, Trieu Thai-Son est retraité du secteur horloger. A Bienne, plusieurs membres occupent un rôle actif lors du culte qui rassemble une vingtaine de fidèles. Chaque dimanche, la célébration est présidée par une personne différente. Les membres interviennent pour des lectures. Dans la cité de Calvin, il en va de même. Le pasteur Yongo, à son arrivée, a réorganisé entièrement l’Eglise. Il a mis en place plusieurs départements, parmi lesquels on retrouve des fidèles chargés des médias, de la musique, de l’administration, de l’évangélisation ou encore de la préparation et du déroulement du culte. Pour éviter tous «dérapages», des formations théologiques ont été créées pour les diacres et pasteurs. Le développement de ces communautés reste limité, faute de temps et de moyens. La Mission évangélique protestante paye 2 500 fr. de loyer, charges comprises, pour occuper le temple de Châtelaine. On recourt à l’offrande des fidèles, qui possèdent de faibles moyens.
Autre élément important : au sein des Eglises issues de l’immigration, le pasteur joue un rôle crucial. A la création de l’église vietnamienne de Bienne, les premières célébrations se faisaient au sein de la famille du pasteur. Au fil des années, plusieurs ressortissants vietnamiens se sont joints à la communauté. Aujourd’hui encore, une part importante des membres fait partie de la famille du pasteur. En témoigne Trieu Thai-Phong, fils du pasteur, qui se prépare à assurer la relève. Il s’occupe des études bibliques et prêche régulièrement au culte. Il juge important de pouvoir continuer l’œuvre de son père. A Genève, seule l’arrivée du pasteur Yongo en 1997 a permis à la Mission protestante de survivre au départ de son ancien pasteur, retourné en RDC. La communauté profite de son expertise théologique et pastorale en Angola et au Brésil ainsi que de son ancien poste de secrétaire général de la CEAS. Mais Martin Yongo met en garde : « Il y a dans les communautés issues de l’immigration à boire et à manger. Beaucoup de leaders s’autoproclament. Ils n’ont aucune formation théologique. C’est dangereux. Il y a un risque de ’prise d’otage’ de la communauté. »