Écouter le culte :
Ira Jaillet
« Vous serez revêtus de la puissance d’en-haut ». Du début à la fin, le mouvement de la venue du Seigneur sauveur est un mouvement de descente, d’en-haut, du ciel, vers en-bas, la terre des hommes, auquel répond un mouvement d’élévation, de louange. « Ne l’avons-nous pas reconnu, au moment où, après avoir rendu grâce, il rompait le pain ? »
En Jésus, le Dieu d’Israël vient visiter l’humanité avec tout ce que cela signifie dès lors : être conçu, naître, grandir, exercer un métier, faire acte de repentance par le baptême de Jean-Baptiste, être tenté dans le désert, souffrir, expérimenter hostilité et impuissance, et mourir. Jésus a un destin à la fois exemplaire du passé d’Israël et confronté au présent d’Israël de son temps : l’occupation romaine, les fractions religieuses et le peuple qui souffre.
Un destin qui se tisse comme une partie du grand tissu de paroles réunies autour des écrits d’Israël. Sans ces paroles, on ne peut pas le comprendre, on reste à la surface. L’évangéliste Luc le répète sans cesse. Il nous force presque à prendre le chemin des Écritures. C’est une urgence : ouvrir l’intelligence des Écritures pour comprendre le destin de Jésus, par elles et avec elles.
D’ailleurs, l’évangéliste Luc, s’il fallait l’associer à l’un de ces personnages merveilleux qu’il nous confie par son évangile, je verrais Siméon : l’homme âgé, juste et fidèle, qui attend la consolation d’Israël, et l’Esprit saint est sur lui. Quand il voit l’enfant Jésus au temple à Jérusalem, il voit le salut, la lumière pour éclairer les nations. Avec ses yeux qui ont lu et relu les Écritures, qui les ont scrutées, il voit Jésus et il voit qui est Jésus. Il voit davantage, pourrait-on dire, il voit plus loin que les disciples qui doivent digérer pas à pas leurs rencontres avec le Ressuscité, entre joie et trouble profond.
Luc comme Siméon, voit. Il voit plus loin. Et il voudrait tant que les disciples voient, eux aussi, et ceux qui entendront les disciples, qu’ils voient... C’est une urgence. Luc voit un destin comme un canal de lumière dans une pièce obscure, comme une irruption de paix au cœur de la guerre. Pour un temps, la lumière est présente, se promène, balaye, révèle et illumine le pays, ses habitants, ce qui s’y passe.
Lumière venue d’une source céleste, divine, éternelle, lumière d’avant la lumière. Lumière révélée et concentrée en Jésus de Nazareth, lumière vive et victorieuse. Lumière venue, non pour une parenthèse heureuse, puis malheureuse, mais pour être partagée, pour continuer son chemin, à commencer par Jérusalem, jusqu’au bout du monde. « Que la paix soit avec vous. » Shalom alechem.
Et Luc voit : « Et incarnatus est », pour reprendre l’air de Mozart. Il, le Très-Haut, a pris corps et destin d’homme. Il est entré dans le tissu du monde par le tissu humain. Luc n’en fait pas un dogme, il ne développe pas une doctrine de la relation entre Jésus et Dieu, entre le Fils, le Père et l’Esprit Saint, si présents dans son évangile. Mais il nous fait comprendre du début à la fin, dès la visite de l’ange à Marie, dès l’action de cette puissance d’en-haut en Marie jusqu’aux rencontres avec le Ressuscité : en Jésus, Dieu le Très-Haut, le Vivant, est pleinement présent.
Un esprit, un fantôme, qui surgit au milieu des disciples avec Jésus ? Non. « Je suis lui-même», comme le formule bizarrement le grec. Je suis qui je suis, je suis qui je serai. Et je suis celui qui est marqué à jamais par les supplices, par les blessures, par les traces de ce monde violent et meurtrier, qui tue l’homme, qui tue Dieu. Cela restera vrai même quand vous ne me verrez plus, quand vous ne verrez plus mon corps.
Je suis l’un et l’autre, l’Éternel et le présent, le supplicié et le victorieux, mort et ressuscité. Mon corps est lui. Moi, Jésus, suis Lui. La mort n’a pas de pouvoir sur moi, car je suis la Vie. Le mensonge n’a pas de pouvoir sur moi car je suis la Vérité. L’obscurité n’a pas de pouvoir sur moi car je suis la Lumière.
Pour preuve, il mange du poisson grillé. Pour comprendre, il faut se déplacer, il faut laisser l’intelligence se déplacer.
« Et incarnatus est », écrit Éric-Emmanuel Schmitt dans « Ma vie avec Mozart ». Et il poursuit : Cet air-là m'accompagne depuis longtemps. Lorsque je ne croyais pas en Dieu, je le goûtais en tant que musique pure, une des plus belles que je connaisse. Déjà Dieu m'enchantait. Maintenant que je crois, il figure ma foi, un chant qui s'élève vers le ciel, au-dessus de cette terre provoquant tant de larmes, un chant heureux, reconnaissant, pur, sans cesse renouvelé, un vol d'alouette dans l'azur. Cette musique se rapproche d'une source, conduit à une tendresse originelle, une tendresse d'où tout vient, un amour profus, diffus, la tendresse du créateur.
Monika Bovier
Oui, Dieu peut se révéler à travers une musique. À travers ce qui ne se voit pas, mais qu’on peut ressentir parfois, lorsque notre âme cherche l’harmonie au-dedans. Insaisissable mais pas moins réel. Lorsque l’on écoute de la musique et qu’on est touché, on n’est pas fou. Lorsque l’on reconnaît Dieu dans l’invisible, est-on fou ? « La folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes. » (1 Corinthiens 1, 25)
Lorsque les disciples d’Emmaüs ont pris le repas avec Jésus, leurs yeux se sont ouverts : « C’est lui ! » C’était lui… À peine l’ont-ils reconnu que leur foi est mise à l’épreuve. Ils n’attendent pas pour partir sur Jérusalem et annoncer celui qu’ils ont vu. Reconnaître le Christ quand il est là (de corps) le fait disparaître mais reconnaître le Christ sans qu’il soit là (comme ce témoignage à Jérusalem) le fait apparaître ; qui lui-même fait apparaître la paix. Cette sensation qui vient détrôner nos divisions intérieures.
Mais attendez… c’est quand même assez flippant ! Il y a un esprit qui débarque, et c’est ce fantôme-là qui leur souhaite la paix ?! Ben oui, en principe, les esprits, c’est ce qui, sorti tout droit des ténèbres, vient nous tourmenter, nous effrayer même. C’est normal d’avoir peur devant un mort qui apparaît de nulle part et qui parle.
Jésus prouve qu’il n’est pas un fantôme car il a un corps, qui plus est, meurtri. Il invite à toucher et regarder. À éveiller ses sens, à ressentir autrement. À revenir vers ce qui est de l’ordre de la vie. Est-ce déjà ce changement de vie dont il parle plus tard ? Ce retournement, cette conversion : changer pour être pardonné et se pardonner toutes les fois où on a oublié ou négligé d’être amour. Un changement de vie s’accompagne d’un changement de regard, incite à changer de strate pour renouveler sa vision de ses propres croyances et de ses propres peurs. De ses conceptions aussi de ce qui est vivant ou mort.
Et là, Jésus, qu’est-ce qu’il fait ? Il les invite à revenir sur la strate terrestre, à laisser l’esprit pour revenir au corps, au terre-à-terre, au palpable, au connu, à la preuve de l’existence physique, au tangible. À ce stade il ne faut pas voir pour croire, mais toucher pour croire. Mais ça ne suffit pas. Leur joie les met en état de choc.
La révélation n’est pas encore totale. Ils ont besoin de goûter ensemble. Il est dit que Jésus mange du poisson grillé, on peut imaginer qu’ils étaient déjà à table en train de partager un repas. Manger comme preuve ultime de son existence. Si l’on ne mange pas, on meurt. Donc manger prouve la vie. Et moi je trouve quand même rigolo que ça soit du poisson – ça reste le symbole du Christ. Goûter à une expérience déplaçante et enivrante pour prouver la vie. Jésus nous appelle à réorienter nos émotions pour passer de la peur à la joie, et de la joie à la foi.
C’est quand même grandiose ce qu’il se passe ensuite. Jésus parle des Écritures, soit la Loi de Moïse, des prophètes et des Psaumes, et apparemment, dans ces écrits sacrés, c’est bien de Jésus qu’on parle. Il vient accomplir les écrits sacrés. Il est un peu taré de dire ça. C’est impossible à comprendre en tous cas : mort, ressuscité, pardonné, devenir témoin, se revêtir de la puissance d’en-haut...
Jésus sait que c’est impossible à comprendre. Il est dit qu’il leur ouvre l’intelligence pour comprendre. Il parle des Écritures, mais à mon avis, également de l’intelligence du cœur. Cette compréhension du dedans pour laquelle les mots ne suffisent pas. La loi de Moïse se résume finalement à « aime ». Et c’est en cela que le Christ se révèle pleinement. Aimer par-dessus la mort.
C’est aussi une manière d’aimer lorsqu’il est apparu sur le chemin d’Emmaüs. S’il disparaît une fois reconnu, c’est pour nous inviter à explorer notre monde intérieur et à intégrer sa vie au-dedans de nous. Une nouvelle intelligence, une nouvelle sensibilité, une nouvelle vie.
Lorsque nous le voyons (savons), il nous appelle à garder la foi sans la vue du corps, sans la vue terrestre, pour que nous passions à une vue spirituelle. Mais lorsque nous ne le voyons pas (ne savons pas), il se présente à nous pour nous aider et nous apprendre à croire. Ce jeu de cache-cache du corps nous apprend à nous enraciner dans une vision spirituelle, tout en restant physiquement ici et maintenant.
Être témoin de la résurrection et de l’accomplissement des Écritures nécessite un corps pour aller vers l’autre et un esprit pour être. S’ancrer dans les Écritures permet alors de faire apparaître ces mots, ces paroles, et de les incarner ici-bas.
Pour laisser le Souffle s’installer dans le corps des disciples et leur donner une vie connectée à Dieu, il n’est pas nécessaire de demander. C’est une promesse. Il suffit d’attendre là où ils se trouvent déjà.
On peut faire de même. Et ensuite seulement, se mettre en marche, en porteur des Écritures à la hauteur des vibrations d’une symphonie, incarné de la terre d’en-bas et du Ciel d’en-haut.
Amen.