Les faits
-Quatre démissions. La présidente du Conseil synodal (organe exécutif de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud, EERV) a annoncé sa démission ce vendredi 16 décembre, qui sera effective en août 2023, qui survient une semaine après l’annonce de celui de son collègue Emmanuel Jeger, et quelques mois après celui de Jean-Baptiste Lipp. En août 2021, c’est Perry Fleury qui avait annoncé son départ, en même temps que d’autres responsables internes chargés des finances et des ressources humaines. Lors d’une conférence de presse tenue avec l’ensemble des membres du Conseil synodal, ce vendredi 16 décembre, les trois démissionnaires toujours en poste se sont expliqués sur les motifs de leurs départs. Des soucis de santé sont invoqués (Marie-Claude Ischer, qui aura 62 ans la semaine prochaine, avait déjà été tenue éloignée de l’institution ces derniers mois pour des soins et s’interrogeait depuis l’été, Jean-Baptiste Lipp, qui préside aussi la Conférence des Églises romandes a expliqué se remettre d’une maladie et devoir discerner le temps consacré à ses différents engagements ecclésiaux).
-Des blocages. Mais très clairement, la présidente a aussi mis en avant des « difficultés récurrentes » dues au fonctionnement de l’institution, « structure trop fermée au changement alors que l’Évangile nous invite à la vie ». Elle a expliqué être « impactée par la dureté du système ». La présidente a également estimé «que nous pourrions, au nom du Conseil synodal, envisager un avis externe pour nous sortir de difficultés récurrentes, que j’entends depuis vingt ans. » Emmanuel Jeger a lui aussi motivé sa décision par les « incohérences » entre le système de décisions ecclésial et le projet de législature, qui prévoyait une série de réformes, ainsi que par l’impossibilité d’effectuer ses missions dans le temps de travail imparti, et le rejet de projets qu’il avait personnellement portés.
Les réactions
-Questionnements. Dans le milieu protestant, cette décision, qui suit d’une semaine, ces départs font l’effet d’un choc. Parce qu’ils interrogent la capacité de l’exécutif à mener à bien son mandat, lequel était notamment basé sur la transformation de l’institution vers davantage de « bienveillance », terme cher à Marie-Claude Ischer qui avait œuvré pour davantage de protection des collaborateurs contre le harcèlement, son domaine d’expertise. Mais surtout, le Conseil synodal voulait transformer l’institution en lui apportant plus d’«agilité», terme cher à Emmanuel Jeger. Ce dernier incarnait également la stratégie de transition écologique –jusqu’à l’arrivée récente de la pasteure Marie Cénec, domaine dont l’EERV s’est emparé tardivement, mais qui commence à porter ses fruits.
-Continuité. Vincent Guyaz, Anne Abruzzi, Laurent Zumstein et Christian Daenzer, les conseillers synodaux restants « souscrivent au diagnostic », établi par leurs collègues. Mais se sont employées à afficher leur volonté de continuer les réformes engagées. « Ces démissions pointent du doigt quelque chose de complexe dans le fonctionnement du système, mais n’est pas un constat d’échec. Notre programme de législature est là, tout le monde y bosse », affirme Vincent Guyaz. Anne Abruzzi et Laurent Zumstein sont notamment engagés dans un groupe de travail sur la réforme de la gouvernance, dont la dynamique illustre qu’« il y a quelque chose à faire ensemble », a souligné Laurent Zumstein. « Ce que nous avons vécu depuis le début de la législature me nourrit, notre programme a encore tout son sens », a complété Anne Abruzzi. Du côté du Canton, ces modifications n’ont pas d’impact : « l’Etat subventionne l’EERV mais n’intervient pas dans sa gouvernance », rappelle Jean-Luc Schwaar, directeur général du Département des institutions, dont relève les Affaires religieuses.
Le contexte
-L’EERV vit depuis plusieurs années une transformation profonde. Si pendant quatre siècles elle était une Église d’État, et pouvait se consacrer uniquement à la question du sens et de la vie spirituelle de ses ouailles, son rôle a changé en 2008 (à la suite de l’entrée en vigueur en 2007 de la Loi sur les relations entre l’État et les Églises reconnues de droit public). Reconnue comme une institution de droit public par la Constitution de 2003, elle est désormais financée par l’État au moyen d’une subvention basée sur la dotation en nombre de postes, qu’elle est chargée de répartir et d’organiser en fonction de missions qui lui sont fixées par l’État. Auparavant, c’est l’État qui employait directement les collaborateurs de l’institution. L’EERV a donc connu une double transformation. L’institution est devenue un employeur à part entière, ce qui a modifié toute sa culture, notamment ses rapports de travail et hiérarchiques. Elle est également devenue un véritable service public, avec une série de mandats étatiques, et donc un certain nombre de standards à respecter.
-Ces mutations structurelles ont fortement touché l’Église comme institution : elles ont donné lieu à des conflits internes homériques, notamment lorsque l’EERV a décidé de procéder pour la première fois à un licenciement (depuis la fusion de l’Église libre et de l’Église nationale ayant donné lieu à la naissance de l’EERV en 1966), sous le mandat du Conseil synodal alors présidé par Xavier Paillard.
Que l’institution puisse exclure professionnellement une personne après lui avoir reconnu une vocation spirituelle valable à vie (ce que signifie la consécration d’une ou d’un ministre), semblait alors inédit, voire impossible pour certains. Des tensions sont aussi apparues avec l’apparition d’interrogations nouvelles autour des fonctions hiérarchiques : si l’Église devient un employeur, qui sont les supérieurs hiérarchiques des pasteurs, diacres, et autres employés? « Il y a confusion entre supports RH et responsabilité hiérarchique », explique le rapport sur la gouvernance récemment produit par l’institution (voir plus bas). Face aux nombreuses situations conflictuelles en interne suscitées par ce changement, une commission de médiation est donc intervenue dès 2010. Elle était animée par une spécialiste en médiation formée auprès de l’Association vaudoise de médiation de voisinage : Marie-Claude Ischer.
-En 2019, un nouveau Conseil synodal est élu, avec à sa tête Marie-Claude Ischer. Son équipe souhaite visiblement réformer l’institution et sa culture interne. Son programme de législature présenté à l’été 2020 souligne qu’il est « essentiel de changer notre manière de faire ». Le CS souhaite alors « réorienter la dynamique de l’Église dans un mouvement d’expérimentation », entretenir une « biodiversité ecclésiale » en « favorisant des formes innovantes de communautés et de paroisses ». Prenant acte que « le système paroissial ne répond qu’à une partie des exigences d’une société plurielle et individualisée », il veut le compléter par « de nouvelles manières de faire. » Il se dit « convaincu que la question du renoncement est essentielle (…) qu’il n’est pas possible à la fois de maintenir le fonctionnement actuel, renouveler et créer du neuf » et suggère de « réduire les offres paroissiales traditionnelles pour (…) donner du temps pour des manières innovantes de vivre l’Église. » Il interroge aussi le système presbytéro-synodal (qu’il souhaite plus « quotidien et décentré », avec des « structures moins formelles », encourageant le travail partagé et les prises de décision au niveau régional, même si les « régions » ne sont pas dotées de structures juridiques propres (contrairement aux paroisses). Pour conduire le changement, il se dote d’un tableau de bord prospectif. Parmi les mots-clés qui fixent le cap et la méthode choisies, se détachent les termes « agile », cher à Emmanuel Jeger, et « bienveillant » cher à Marie-Claude Ischer qui a par ailleurs une solide expérience dans la lutte contre les abus de pouvoirs.
Qu’est-ce que le système présbytéro-synodal ?
Ce terme désigne le fonctionnement décisionnel de l’Église protestante. De manière synthétique, il est basé sur des paroisses, regroupées en assemblées et conseils, un organe exécutif, le Conseil Synodal et une assemblée délibérante, le Synode, générant « d’inévitables tiraillements entre ces instances légitimes », selon une observatrice.
Pourquoi l’Église prend tellement de temps à se transformer en institution publique autonome ?
-D’abord car devenir employeur a impliqué d’intégrer des compétences nouvelles: l’Église dispose historiquement de professionnels d’abord formés en théologie. Or gérer un budget, des ressources humaines, ou la comptabilité institutionnelle d’un organisme de droit public demande d’autres savoir-faire. Recruter les personnes chargées de ces responsabilités n’est pas allé de soi. Après plusieurs départs et démissions ces dernières années, les postes ont finalement été pourvus, mais entre-temps les dégâts humains dus à cette transition ont été importants selon certaines sources. « Les salaires sont versés et l’administration suit son cours, ce n’est pas le problème. Mais les collaborateurs sont bloqués dans leur évolution professionnelle. Contrairement à d’autres institutions ou entreprises, ils ne sont confrontés qu’à peu d’exigences ciblées personnellement, découlant par exemple d’entretiens d’appréciation ou bilans réguliers, encore moins à d’éventuels objectifs à atteindre, alors que leur charge de travail est importante et qu’ils sont en profonde demande de reconnaissance », constate un connaisseur de l’institution, souhaitant conserver l’anonymat. Plusieurs ministres vaudois ont en effet connu des situations de burn-out et de surmenage, la souffrance professionnelle est une réalité dans l’institution. Elle a été une des priorités de la législature de Marie-Claude Ischer, qui a engagé plusieurs initiatives pour la protection des collaborateurs mais a a précisé que beaucoup restait à faire en la matière.
-Ensuite, parce que l’institution est face à un changement culturel. En tant qu’organisme de droit public, l’EERV doit aborder des questions de gestion comme n’importe quel structure, mais elle conserve – historiquement et comme communauté religieuse – une culture théologique et démocratique. Ce qui peut provoquer des hiatus dans la mesure où deux logiques s’opposent parfois dans l’institution. Un exemple datant d’il y a quelques années : à la suite de ces licenciements, l’EERV s’est dotée d’une nouvelle commission, appelée Commission de traitement des litiges (CoTL), « qui ajoute encore à la complexité des règlements et processus internes en vigueur, au lieu de simplifier ce qui pourrait l’être », notre un observateur.
-Finalement, car l’EERV comporte différents organes à différents échelons. Ces changements prennent du temps et ne sont pas absorbés à la même vitesse par tous les échelons de l’institution, qui ne sont pas tous professionnels. Ainsi, le Parlement de l’Église, le Synode, composé de personnes laïques et de ministres, déléguées par les lieux d’Église, qui n’ont pas l’expérience et la connaissance technique de chaque dossier – au même titre que les délégués d’un conseil communal.
Enfin parce que ces transformations ont été insuffisamment anticipées, ou ne pouvaient tout simplement pas l’être « dans le fond, nous avons dû inventer à partir de 2003 un nouveau modèle d'Église, à la fois public et autonome de l'État, et cette réalité ne pouvait s'adosser à un historique ou une tradition quelconque », observe Simon Butticaz.
Est-ce que l’Église est par nature « incapable de se réformer » ?
Un des arguments évoqués par Perry Fleury tout comme Emmanuel Jeger lors de leur départ seraient la contre-productivité du système « presbytéro-synodal », à savoir les rapports entre un organe exécutif et son pendant législatif, une assemblée qui se réunit une fois par trimestre. Souci de temporalité, professionnalisme, rapport de forces rendraient le dialogue entre les deux instances improductif. Pour plusieurs observateurs, « Il faut absolument dissocier les discussions concernant la gestion de l’institution et les questions théologiques. Lorsqu'une assemblée de 80 personnes discute de problématiques d’entreprises, certains enjeux échappent à bon nombre ! Nous sommes une institution démocratique, pas la démocratie elle-même! Ce processus est compréhensible et souhaitable dans une démocratie qui représente l’État au sens large (communes cantons et confédération). Mais l’EERV est devenue une institution autonome assimilable à une fondation ou une association subventionnée, avec tout ce que cela implique en terme de processus, exigences légales, etc..», estime un protestant, observateur depuis plusieurs années de ces échanges.
-« Au contraire, cette organisation est le reflet d’une culture parlementaire qui n’est pas du tout obsolète, mais dans l’air du temps », estime Simon Butticaz, membre du Synode et par ailleurs professeur de théologie à l’Unil. « A l’heure où l’Assemblée nationale française redécouvre le parlementarisme, que l’Église catholique romaine se lance dans la synodalité, force est de reconnaître que l’EERV a un processus de décision qui convient à ses enjeux. Notre époque est celle d’une gouvernance moins ‹top down›, plus participative et plus collective, quoi de plus élémentaire que la démocratie ? », interroge Simon Butticaz. Par ailleurs, note Sylvie Arnaud parmi les membres démissionnaires de l’exécutif, « autant Perry Fleury qu’Emmanuel Jeger viennent du secteur privé, et portent un autre regard sur l’institution. Ils ont une moindre expérience de son fonctionnement, et sont peut-être plus vite agacés par sa lenteur qui a mis à mal leurs projets.»
Reste que cette capacité de prise de décision collective, pertinente sur les grands enjeux, est de l’avis de nombreux membres de ces instances « un poids ». « C’est vrai qu’il y a eu un temps de décalage entre l’exécutif et le législatif au début du mandat du Conseil synodal actuel », remarque Sylvie Arnaud, la présidente de l’assemblée délibérative. « Parfois le Synode n’a pas les réponses qu’il souhaite et peut en une décision annuler tout un projet, il n’a pas la finesse d’en refuser juste un aspect », ce qui peut faire perdre trois mois à l’exécutif, chargé de revoir sa copie détaille la présidente. Qui estime cependant qu’après trois ans, « on arrive à mieux se comprendre. La preuve : l’ensemble du Synode a validé le rapport du Conseil synodal sur la gouvernance dans l’EERV. Les deux instances travaillent main dans la main sur ce processus, qui est calé sur les synodes à venir, dans une bonne compréhension mutuelle», considère Sylvie Arnaud.
La refonte de la gouvernance de l’EERV tout juste entamée est-elle menacée?
-Effectivement, le chantier sur la gouvernance paraît sur de bons rails, ce qui a été rappelé par tous les interlocuteurs lors de la conférence de presse du 16 décembre. « C’est même dommage qu’Emmanuel Jeger s’en aille car enfin ce processus se met en route », pointe Sylvie Arnaud. Où en est ce chantier? Lors du dernier Synode ordinaire (novembre 2022) un rapport sur la gouvernance de l’institution élaboré conjointement par des membres des deux instances a été présenté à l’assemblée avec des propositions concrètes : ouverture d’une réflexion sur des révisions réglementaires, continuation du travail d’optimisation du Conseil synodal en matière de communication, de ressources humaines, de finances, ouverture d’un « processus participatif pour adapter la gouvernance (rôles, compétences décisionnelles) » et penser le rôle des Régions, élaboration d’un document-cadre pour faciliter la mise en œuvre de projets.
L’assemblée a pris acte de ces pistes, et des initiatives devraient voir le jour en janvier. Reste qu’il s’agit une fois encore de « réflexions qui s’ouvrent» et de « processus participatifs ». Ce qui fait dire à certains que rien ne changera. « Il y a 22 ans l’Église avait créé le processus Église Avenir qui devait tenir compte des évolutions sociétales et ouvrir des restructurations importantes. Cela n’a pas modifié grand-chose à son fonctionnement. Une institution aussi séculaire reste conservatrice par nature, il lui est difficile de se réformer », assène cet observateur externe, avec colère.
A noter que, cette fois-ci, le Conseil synodal se fait accompagner par un cabinet de conseil (Strategos) pour cette transformation. Et que le départ de quatre de ses membres, même s’il n’est pas motivé par les mêmes raisons, peut agir comme un électrochoc pour l’institution. Ou comme un signal négatif entraînant des départs en cascade.