Le commandement nous dit : "tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit" et aussi : "tu dois aimer ton prochain comme toi-même".
Sans doute, ce commandement est-il beau, fort, bon, nécessaire au bonheur de l'homme.
Pourtant, à tort ou à raison, nous le ressentons facilement comme une parole sans vie, froide, impersonnelle. Car il exige, sans donner le moyen de l'accomplir. Il s'impose, sans chercher à se faire comprendre. Il ne nous demande pas notre avis, il ne se laisse pas interroger. On ne dialogue pas avec un commandement ! On l'exécute ou non.
Vraiment, pris tel quel, il donne l'impression d'être gravé définitivement et pour l'éternité sur la pierre des tables de la loi.
Quand Jésus demande à Pierre : "M'aimes-tu ?", à l'impératif du commandement s'est substitué la fragilité d'une question. Fragile, car la question suppose quelqu'un qui la formule et qui s'expose à la réponse qui sera donnée. Réponse qui le fera réagir, qui touchera son intelligence, mais aussi sa sensibilité.
Fragile la question qui dit : "M'aimes-tu ?", car il est possible d'y opposer le silence, de dire "non" ou "je ne sais pas", d'être évasif, tout autant que de dire "oui"; d'où il résultera peut-être joie et émotion, mais peut-être aussi déception, tristesse et amertume pour l'auteur de la question.
Si le commandement écrit sur la pierre vient de Dieu, c'est-à-dire pour beaucoup de "on ne sait où", la question de Jésus, elle, est sortie d'une bouche, elle a un visage et le visage d'un ami. Elle porte toute la chaleur, la vie de l'être connu, connu car côtoyé, car compagnon avec lequel le pain et le vin ont été partagés.
Pourtant, ne nous y trompons pas, en entendant la question de Jésus "m'aimes-tu ?". Si elle engage notre sensibilité, elle ne fait pas pour autant exclusivement appel à nos sentiments. Elle est exigeante : les derniers mots de Jésus à Pierre "suis-moi" en sont la preuve. Le "m'aimes-tu ?" contient la question "es-tu prêt à me suivre ?", "Es-tu d'accord d'engager ta vie derrière moi ?".
Non, ne nous y trompons pas. La question de Jésus est plus exigeante qu'il n'y paraît au premier abord. Elle est au moins aussi exigeante que le commandement qui dit "tu aimeras...". Car elle expose celui qui la prononce comme celui qui y répond; elle les situe, sans protection, l'un en face de l'autre.
Ceci précisé, intuitivement, je dirais pourtant que je préfère la question de Jésus à l'impératif d'une loi. Et je pense ne pas être le seul. Car la voix d'un ami m'emmène toujours plus loin qu'un commandement ressenti comme abstrait et sans visage.
Et face à cet homme, à ce Jésus, dont le regard me pénètre, face à cet homme qui a donné sa vie pour ses amis, je suis bien obligé de peser ma réponse, une réponse difficile, car je la devine ne pas être à la hauteur de la demande.
D'ailleurs, Pierre, le premier a eu de la peine à donner sa réponse. Pensez : c'est un Christ crucifié qui lui demande "m'aimes-tu?". C'est le Christ auquel il avait assuré sa loyauté et que, malgré tout, il a lâchement abandonné pour sauver sa propre peau. Le Christ lui demande par trois fois : "M'aimes-tu ?" Comment Pierre ne se rappellerait-il pas alors, avoir nié par trois fois le connaître ? Incapable de répondre par un "oui, je t'aime", clair et net, Pierre ne peut que répondre un "oui, tu sais que je t'aime", mal assuré, qui, du fond de son être, demande l'aide, un peu comme l'a fait ce père qui espérait la guérison de son fils et qui dit à Jésus : "Je crois, aide-moi, car j'ai de la peine à croire.
En disant ces choses, je n'aimerais pas pour autant donner à penser qu'un ordre tel que "tu aimeras ton prochain comme toi-même" n'a plus de valeur aujourd'hui et qu'il vaut mieux lui substituer la question de Jésus "m'aimes-tu ?".
Je pense simplement que la parole prononcée, la parole qui a un visage, la parole qui a un corps qui la met en pratique, est supérieure à toute parole anonyme, aussi belle soit-elle.
Mais je constate aussi que les plus belles paroles une fois écrites ont tendance à mourir, comme le commandement de la loi perd sa force une fois le visage de Dieu méconnu, puis oublié. Et de fait, même la question de Jésus "m'aimes-tu?" a de la peine à garder la fraîcheur d'une parole venant d'être prononcée, et à rester vivante de la vie de Celui qui l'a dit !
Et dire qu'elle a été écrite dans l'évangile, pour que l'on s'en souvienne et que l'on en vive !
Que faire alors ! Comment garder la vie à cette parole, à cette question "m'aimes-tu ?" portant le meilleur de la vie des femmes et des hommes ?
Comment lui garder la vie ? Comment le faire, sinon en en retrouvant les mots dans notre bouche et sur les lèvres de ceux qui nous entourent. Et d'y répondre en engageant notre vie - comme Pierre l'a fait finalement malgré ses hésitations. En engageant toute notre vie, nous avec lui, à la suite du Seigneur, de ce Seigneur qui a donné corps à la parole d'amour au point de traverser la mort !
Que la parole qui demande l'amour vienne de la bouche du Seigneur ou du plus petit d'entre les humains, qu'importe. Venant d'une femme, d'un homme, elle est toujours vivante. Et elle demandera toujours une vraie réponse, une réponse exigeante et parfois impossible à donner.
Par ailleurs, dans la foi - j'ai envie de dire dans le coeur, car ici c'est la même chose - la question d'autrefois, ce "m'aimes-tu ?" que Jésus a demandé à Pierre, est toujours une parole vivante qui peut être entendue aujourd'hui de la bouche du ressuscité. Justement, par la foi, par le coeur...
"M'aimes-tu ?" a demandé Jésus à Pierre. Pierre lui a répondu "oui Seigneur, tu sais que je t'aime" et Pierre a engagé sa vie à la suite du Seigneur. C'était un dialogue de vivants.
Avec ceux qui nous entourent, puissions-nous être aujourd'hui, nous aussi, des vivants ! Avec Jésus, avec Pierre, en donnant à notre existence la force de résurrection que possède un amour qui s'engage pour les autres.
Amen.
Seigneur, Tu sais que je t'aime !
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