Un coeur largement ouvert

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Combien de familles sont divisées pour une affaire d'héritage ! Combien de frères et soeurs ne se parlent plus à cause d'un partage dans lequel ils ont l'impression d'avoir été frustrés ! La question n'est pas d'aujourd'hui, puisque Jésus a déjà été interpellé à ce sujet : "Dis à mon frère de partager avec moi notre héritage".

Apparemment, le frère aîné de celui qui s'adresse ainsi à Jésus avait contrevenu aux lois alors en usage. Il avait tout gardé pour lui.

Le plaignant vient trouver Jésus, parce qu'il voit en lui un homme juste, en qui il peut avoir confiance. Il ne craint donc pas de lui demander d'intervenir dans un domaine qui n'est pas tout à fait le sien.

Il n'est pas rare aujourd'hui que prêtres, pasteurs, médecins, enseignants ou responsables du personnel dans une entreprise soient consultés par leurs paroissiens, par leurs clients, par leurs élèves ou leurs parents, par leurs employés, sur des questions qui débordent du cadre de leur activité spécifique. C'est un signe de confiance accordé à ces professions qui ont en commun de placer le souci de la personne avant celui de l'efficacité ou du rendement.

On aurait donc tort de dire, comme prêtres, pasteurs, médecins, enseignants ou responsables du personnel : ces questions ne sont pas de mon ressort. Je me refuse d'y répondre. Souvent, c'est vrai, les questions qu'on nous pose ne sont pas de notre compétence. Il faut avoir l'humilité de le reconnaître. Mais souvent aussi, ce que demandent les personnes qui viennent versnous, c'est d'être écoutées, de pouvoir se dire à d'autres. Heureux sommes-nous, si nous pouvons rendre aujourd'hui ce service : prendre le temps d'écouter, prendre le temps de comprendre celles et ceux qui se débattent dans des difficultés qu'ils ne peuvent pas surmonter seuls.

"Dis à mon frère de partager avec moi notre héritage". La réponse de Jésus paraît au premier abord un peu dure : "Qui m'a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ?"

On s'est beaucoup interrogé sur le sens à donner à cette réponse qui semble manquer d'humanité. Jésus mépriserait-il les questions qui ne relèvent pas de son domaine propre : "Moi, c'est les questions religieuses. Pour les problèmes d'héritages, il existe des juges..." Ou Jésus cautionnerait-il l'injustice en refusant de prendre parti ?

Je crois plutôt qu'en ne répondant pas directement à la question posée, Jésus manifeste une intuition très fine. Il discerne derrière la question relative à l'héritage une attitude spirituelle qu'il a envie de démasquer et de discuter.

En fait, il n'y a guère de question matérielle qui n'ait aussi une dimension spirituelle, que ce soit dans le domaine du travail, de l'éducation, de la relation de couple, de l'attitude à adopter face à l'argent... Chaque fois, parce qu'elles touchent au sens même de la vie, ces questions mettent en jeu un certain nombre de valeurs, qui sont révélatrices d'une certaine spiritualité, au sens large du terme.

En ne répondant pas directement à celui qui vient l'interroger, Jésus élève en fait le débat. Il transforme une question juridique, et de plus , tout à fait privée, donc sans grand intérêt pour nous aujourd'hui, en une question fondamentale et qui touche au sens même de l'existence.

"La vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses."

Voilé, au fond, la réponse que Jésus donne à celui qui réclamait sa part d'héritage. "La vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses."

On pourrait dire : ce qu'on est ne dépend pas de ce qu'on a. Il n'est pas nécessaire d'avoir pour être... La qualité d'une vie n'est pas proportionnelle à la quantité des biens que l'on possède...

Et pour illustrer son propos, Jésus donne un exemple, il raconte une parabole qui met en scène un homme riche. Cet homme ne sait pas trop que faire de tous ses biens. Alors, il décide d'agrandir pour entasser tout ce qu'il possède. Puis, assuré d'avoir le nécessaire pour de nombreuses années, cet homme jouit de la vie : il se repose, il mange, il boit, il profite de tout.

Cet homme est connu dans les milieux d'Église comme le riche insensé. Insensé? C'est encore à voir ! Il a travaillé et cela lui a rapporté gros. On ne saurait le lui reprocher ! Il s'organise ensuite pour que le produit de son travail lui assure une sécurité pour l'avenir et une vie agréable. Il n'est à charge de personne. Chapeau !

Mais voilà que Jésus vient jeter un pavé dans la marre ! Il vient faire des vagues et troubler l'océan de bien-être que cet homme s'était constitué pour y naviguer tranquille !

Le pavé que Jésus jette, c'est celui-ci : un jour, sans crier gare, la mort viendra nous surprendre. Et alors, nous aurons à répondre de notre vie devant Dieu.

Ah! si nous étions entièrement maîtres de nos vies, si nos vies n'appartenaient pas à Dieu, notre homme aurait parfaitement raisonné. Il aurait eu raison d'amasser tout ce qu'il pouvait pendant sa vie active, pour en profiter dans ses vieux jours et vivre sans aucun souci.

Mais son raisonnement est un peu court. Car le Christ nous met en présence de Dieu, d'un Dieu d'amour, qui nous invite à répondre à son amour en l'aimant lui le premier, et en aimant nos frères.

C'est là que le bât blesse. Devant Dieu, ce qui compte, c'est ce qu'on est, et non ce qu'on a. "la vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses".

Dieu regarde non pas à la quantité de nos biens, mais à la qualité de nos vies. Or, notre homme a tout misé sur l'avoir. Il n'a eu en vue que son bien-être, son confort, sa sécurité.

Ce n'est pas sa richesse que le Christ conteste. C'est ce qu'il en a fait. Car être riche aux yeux de Dieu, c'est mettre ce qu'on possède au service des autres. La richesse, la vraie, c'est de savoir partager, d'être solidaire. Dieu nous a d'ailleurs montré en Christ le chemin de l'amour, du dépouillement, du don de soi...

"La vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses".

Cette affirmation est Parole d'Évangile. Elle est Bonne Nouvelle pour nous aujourd'hui. Elle l'est tout particulièrement pour les malades qui n'ont pas la santé, qui sont cloués dans un lit d'hôpital ou contraints de se déplacer dans une chaise roulante, mais qui peuvent cependant avoir une vie et un rayonnement extraordinaires, parce qu'ils sont riches d'une richesse que personne ne peut leur enlever.

Cette affirmation est aussi Bonne Nouvelle pour celles et ceux qui se savaient condamnés par un mal inexorable, mais dont la vie peut être un témoignage de confiance, de foi, de courage.

Cette affirmation est enfin une Bonne Nouvelle pour toutes celles et pour tous ceux qui, aujourd'hui sont touchés - parfois très sévèrement - par des difficultés d'ordre matériel: difficultés financières, hausse des taux hypothécaires, chômage, nécessité de se recycler et d'accepter des postes moins bien rétribués. Il ne s'agit pas ici de les inviter à se résigner ou de leur apporter des consolations faciles, mais de leur proposer de s'appuyer sur cette Parole du Christ : "La vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses".

Cette Parole laisse une chance à toutes celles et à tous ceux qui ne sont pas "gâtés par la vie", comme on dit. Car elle nous rappelle que nous sommes plus que ce que nous possédons. Nous sommes plus que ce que nous gagnons. Notre valeur, elle est en nous, car Dieu regarde à notre coeur.

Notre compte en banque, notre salaire mensuel, notre fortune ne l'intéressent pas. Devant lui, nous sommes tous égaux, que nous soyons riches ou moins riches, malades ou bien portants, travailleurs ou chômeurs. Nous avons tous devant lui les mêmes chances, parce que tous, à notre manière, selon nos possibilités, nous sommes appelés à aimer, à partager - même le peu que nous avons - , à offrir aux autres une oreille attentive, un regard aimant, un coeur largement ouvert.

Amen.