Mince cloison : entre le rêve et la réalité !

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J'ai rêvé que je me trouvais dans une vaste salle bruissante de monde. D'un côté de la salle, une table ronde de moyenne grandeur : la table des notables de l'endroit. J'y était assis en compagnie du curé, du président de commune, du préfet du district, du juge, de l'instituteur, du député, du directeur de l'usine, du banquier. Il y avait encore deux ou trois personnages importants dont je ne me rappelle plus le visage. Nous devisions gaiement en buvant le verre de l'amitié, et nous échangions quelques considérations pertinentes sur les problèmes aigus de notre temps.
À l'autre bout de la salle, séparée de la nôtre par une distance bien marquée, une autre table beaucoup plus grande rassemblait une foule de gens de toutes sortes et de toutes conditions. La plupart m'étaient inconnus. Il y avait là des jeunes mal en point, drogués ou sidéens, des marginaux, des paumés, des étrangers, des requérants d'asile : toute la lie infréquentable de notre société. Ils étaient bruyants à l'autre bout de la salle : nous devions presque hausser la voix pour nous comprendre entre nous. Ça parlait dans toutes les langues : dialectes africains, turc, serbo-croate. Avec surprise, j'ai reconnu parmi eux un homme de mon quartier dont j'avais entendu dire qu'il avait été licencié. Un peu plus loin, une mère et ses enfants dont le mari était décédé récemment tué par l'alcool. Et aussi ce vieillard qui marmonnait d'habitude sa solitude à l'hospice. Et ce jeune cadre dynamique qui suivait un traitement de chimiothérapie. Ces gens pourtant bien de chez nous, étaient attablés à l'autre bout de la salle avec tous ces marginaux et des étrangers. Ça me surprenait un peu. J'allais justement demander l'avis de mon voisin lorsque le silence s'abattit sur la salle. La porte venait de s'ouvrir et un inconnu s'avançait, vêtu de blanc. Il me sembla vaguement familier. Cet inconnu ne m'était pas tout à fait inconnu. Je le reconnus clairement à l'agneau qu'il portait sur ses épaules. Mais oui, c'était l'Envoyé, le Messager qui était parmi nous. Comme il s'approchait de nous, notre tablée de notables, d'un seul mouvement, fut debout. Nous nous sommes inclinés respectueusement. Quelqu'un lui avança une chaise.
Mais, surprise et désappointement, l'Envoyé passa devant nous et se dirigea vers l'autre table. Il s'assit parmi les marginaux, les étrangers, les malchanceux. Il offrit son agneau pour alimenter la fête. Il y eut à cette table-là des exclamations et des cris de joie.

Moi, j'avais des bourdonnements dans les oreilles. Je me rendis compte que c'étaient les murmures de mes amis qui sonnaient dans ma tête. "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !" Je me réveillai avec un sentiment de malaise. J'étais mal dans ma peau, mal avec moi-même. Je me suis retourné dans mon lit, et mon rêve continua. Même décor, même atmosphère. Mais cette fois, j'étais dans l'autre camp, de l'autre côté de la salle, assis entre un Turc et un Zaïrois, face à un drogué. Qu'est-ce que je faisais là ? Qu'est-ce que j'avais de commun avec ces gens ?
Et puis, l'évidence me brûla l'esprit et le coeur. "Tu es à cette table, m'entendis-je me parler, parce que toi aussi tu as des problèmes. Tu les caches aux autres, ça ne les empêche pas de te ronger. Tu as une belle famille, mais au milieu des tiens, ton coeur est en mille miettes. Tu as une bonne situation, mais tu t'agites et tournes comme une hélice, sans plus savoir où tu en es. Tu as une solide assurance-vie, mais l'avenir te fait peur. Les autres te font peur. Tu t'effraies toi-même. Ta vie est remplie, et tu te sens vide. Tu es riche, et tu te sens pauvre. Tes qualités sont appréciées, et tu te sens inutile. Tes joies sont bruyantes, mais tellement artificielles. Tu es à cette table parce que tu es toi aussi malheureux. Malheureux de devoir tricher avec toi-même". Bouleversé, je levai les yeux. Mon regard croisa celui de l'Envoyé et s'y accrocha. L'Envoyé hocha la tête, puis me sourit. C'est son sourire qui me réveilla.

Frères et soeurs, le rêve entretient de mystérieux rapports avec la réalité. Parfois, la cloison qui les sépare est bien mince. Je crains que cette tablée de notables entrevue dans mon rêve ne soit plus vraie que nature. De même que l'autre tablée à l'opposé. La distance est bien réelle qui sépare le groupe des privilégiés et des nantis de la foule des malheureux et des malchanceux de la vie. Et enfin, nous entendons encore des murmures d'étonnement et de désappointement en réponse à l'Évangile qui, manifestement, est une bonne nouvelle qui dérange...
Les scribes et les pharisiens de toujours s'offusquent de voir Jésus s'attabler avec les péagers et les pécheurs de tous les temps.
Ils ont décidé, au nom de la loi, au nom de leur loi, qu'il n'y avait plus rien à faire pour ces gens-là. Ils les considèrent comme irrécupérables. À leur avis, ces gens ne font que subir les conséquences de leurs actes mauvais, de leur paresse et de leur incapacité. Il n'y a pas de victimes de la société, il n'y a que des coupables ou des malchanceux. Voilà ce que pensent les pharisiens, confortés d'être dans l'autre camp.

Or voilà que l'envoyé de Dieu, et donc à travers lui Dieu lui-même, s'attable en compagnie des maudits et des irrécupérables. Jésus franchit la limite posée par la loi, il renverse les barrières entre purs et impurs, entre sauvés et perdus. Et il répond aux murmures de désapprobation par ces deux petites histoires qu'on appelle traditionnellement paraboles de la brebis et de la drachme perdues. Il serait plus juste de parler d'une brebis et d'une drachme retrouvées.
Ces deux petites histoires s'ouvrent par une question, à laquelle les auditeurs sont appelés à répondre eux-mêmes. Que fait un berger qui a cent brebis lorsque l'une d'entre elles s'est perdue ? La réponse coule de source : si nous étions bergers, nous irions à la recherche de la brebis perdue. Il faudrait être un bien mauvais berger pour hausser les épaules et ramener au bercail un troupeau incomplet. Que fait une femme qui perd la dixième partie de son avoir ? Si nous étions cette femme, nous n'aurions de cesse d'avoir retrouvé la pièce manquante. Il faudrait être une bien mauvaise gestionnaire pour ne pas réagir à la perte d'une partie de son capital. Eh bien, ce qu'un être humain normal est prêt à faire pour récupérer un animal ou un objet égaré, à combien plus forte raison Dieu est-il prêt à investir toutes ses forces quand il s'agit d'aller à la recherche de ses enfants perdus !

Ces deux paraboles marquent le contraste entre la passivité de ce qui est perdu et l'activité débordante de celui ou celle qui cherche. La brebis perdue ne peut pas retrouver son chemin toute seule. La pièce d'argent égarée ne peut rien faire d'elle-même pour réapparaître. L'une et l'autre ne peuvent qu'attendre, la brebis dans le taillis qui la retient; la pièce sous la commode qui la dérobe à la vue. Ce qui est perdu ne peut pas se retrouver tout seul. Il faut pour cela le travail tenace d'un chercheur. Serait-ce pareil pour l'être humain en perdition ? Pour nous, qui sommes griffés par les ronces de la vie, et qui étouffons sous nos problèmes ?
Quelqu'un vient à notre rencontre. Dieu nous recherche. Comme le berger de la parabole. Il laisse tout le reste, tous les autres, pour s'occuper de nous. Il n'a de cesse de nous avoir rejoints, retrouvés, remis en sécurité, replacés dans la communauté, rendus la vie. Chacun de ses enfants lui est précieux, aussi précieux que son propre fils. De même que Dieu est allé rechercher son fils au tombeau, il vient nous retirer de nos impasses, de nos enfermements, et il nous rend à la vie. Comme la femme de la parabole, Dieu allume sa lumière, et balaie, nettoie, purifie avec patience jusqu'à ce qu'il ait retrouvé son trésor perdu.
Le Dieu qui nous est raconté ici est un Dieu tourné vers nous. Un Dieu en quête de l'homme. Il vient chercher et sauver ce qui était perdu. Il va chez les autres, il vient aussi chez nous. Il va et vient chez tous. Il n'y a pas de quoi se mettre à murmurer.
D'autant que tout se termine par la fête. La joie a le dernier mot sur la peur et la peine. La joie du ciel descend au milieu de nous chaque fois qu'un enfant de Dieu perdu a été retrouvé. Chaque fois que nous nous laissons retrouver par Dieu quand nous nous sommes éloignés de lui. Nous sommes attendus, vous et moi et tous les autres, dans la joie de Dieu. À la fête des retrouvailles.

Nous sommes attendus. À la différence de la brebis passive, et de la pièce immobile, nous avons la possibilité et la liberté d'accueillir ou de repousser celui qui vient nous rechercher, ce Dieu qui nous veut du bien. La joie du ciel éclate chaque fois qu'un pécheur se convertit, selon l'expression des deux paraboles. Chaque fois qu'un humain égaré et angoissé se tourne vers Dieu qui s'est déjà tourné vers lui, et saisit la main qui est déja tendue vers lui. Dans l'Évangile d'aujourd'hui, tout le monde - ou presque - se convertit : tout d'abord Dieu qui se tourne vers ses enfants perdus au lieu de les abandonner à leur sort. Ensuite, les péagers et les pécheurs se convertissent en se tournant vers Jésus, en s'approchant de lui pour écouter sa parole et pour y désaltérer, purifier, renouveler leur vie blessée. Reste les pharisiens et les scribes. Ce sont les plus durs à convertir. Mais rien n'est impossible à Dieu. N'ai-je pas rêvé tout à l'heure que j'avais quitté ma place de pharisien pour me reconnaître pécheurs parmi les pécheurs ? Est-il impensable que les murmures de désapprobation se changent en chants de reconnaissance ? Il n'y a qu'une mince cloison, parfois, entre le rêve et la réalité.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Schroeter
Musique