A l'heure où l'on brûlait l'encens

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Et si c'était par la fin qu'il fallait la raconter, aujourd'hui, l'histoire du vieux Zacharie, avec de simples mots, sans ange pour les proclamer, mais avec vous qui les écoutez. Et ces mots, les voici : "N'ayez donc pas peur ! ni de votre âge, ni de votre fin de carrière; ni d'avoir travaillé pour rien; ne craignez pas d'être stérile, de vous être dépensé sans compter sans avoir rien engendré d'essentiel; ne portez pas comme une honte ce vide qui vous habite. N'ayez pas peur de vos sentiments. Et surtout, ne gardez pas vos larmes pour vous ! Il y a longtemps que vous ne pleurez plus ? Vous ne pouvez plus prier ? Qu'importe : Dieu lit dans vos larmes autant que sur le bord de vos yeux secs; il déchiffre votre complainte tout comme il reçoit le cri de votre silence. Dieu perçoit même les soupirs qui s'échappent de la retenue parfaite dont vous avez habillé votre détresse. Et au creux de votre être Dieu connaît et recueille le besoin si intime dont vous taisez le nom : à cet enfant caché en vous il donnera la vie, et un nom; et que naisse enfin de vous ce qui vous est le plus profondément nécessaire !

Vous n'êtes pas convaincus par ces mots ? Ce ne sont, dites-vous, que des mots, et vous avez appris à vous en méfier dès que vous avez expérimenté qu'ils peuvent blesser quand ils ne savent combler. C'est vrai : il y a de quoi se méfier des paroles, parfois, car elles peuvent mentir. Mais ne vous méfiez jamais des odeurs : il n'y a pas de tromperie possible, il n'y a pas même de barrière linguistique au langage des odeurs... celle des croissants, ce matin, de la couche encore tiède; et du repas, tout à l'heure, de l'apéro, de l'amitié. L'odeur d'une chevelure, l'odeur du bonheur. Vous savez bien les reconnaître, n'est-ce pas, ces parfums de la vie ?

Et l'odeur de la poudre, aussi, qui se dégage des titres de votre quotidien, ce matin, l'odeur grise des caves humides, celle de l'intolérance, ne parlent-elles à personne, celles-là ? Et l'odeur du café froid au fond de cette tasse, seule, dans votre évier, vous savez ce qu'elle raconte; l'odeur aigre de la solitude, l'odeur froide du lundi matin, le parfum frais des jours de marché; l'odeur de la mort, celle de l'amour; celle de la haine qui mouille la peau, celle de l'effort; celle de la peur; d'une si ardente attente qu'elle vous assèche la bouche.

Oui, le langage des odeurs, vous connaissez ! Et vous savez reconnaître, sans les confondre, les émotions, les accidents, les joies et les histoires que ces parfums racontent. Alors, écoutez l'histoire de Zacharie, en ce premier dimanche de l'Avent; écoutez-la à cause de ses odeurs et de ses parfums particuliers. Parmi lesquels vous reconnaîtrez peut-être ceux qui vous parlent de votre parfum, de votre histoire à vous.

Zacharie est un homme plus très jeune. Qu'est-ce qu'être vieux, au temps de Zacharie ? Avoir cinquante, ou soixante-dix ans...? C'est un prêtre. Et ce qu'il fait là, dans le temple, à l'abri des regards, il le fait régulièrement, soigneusement, chaque fois que c'est son tour de le faire; depuis longtemps. Comme d'autres, du même groupe de prêtres que lui; après beaucoup, beaucoup d'autres prêtres avant lui : depuis Aaron, au temps de Moïse. Ce qui fait une grande tradition, et pour lui, toute une vie de fidélité : envers Dieu et envers son peuple. Et aussi envers Elisabeth, sa femme.

La foule se tient au-dehors du sanctuaire, à l'heure de la prière. Et lui, Zacharie, est debout dans le lieu saint du temple, à côté de l'autel des parfums où brûle de l'encens, comme une représentation de tout ce qui peut monter du coeur de l'homme et s'en aller en prière, à la rencontre de Dieu. C'est l'espérance de tout un peuple qui s'exprime à cette heure où brûle le parfum, l'attente d'un Messie, annoncé depuis si longtemps. Mais l'espérance peut-elle être celle de tous si elle ne porte pas en elle un peu des espoirs de chacun ? Et qui sait si cette prière dite au nom de tous, pendant que brûle le parfum, n'emporte pas d'autres élans que celui d'une foi nationale ? Des attentes toutes simples, des besoins personnels qui ne trouvent pas, ou plus, le chemin des mots pour s'exprimer...

Or justement, Dieu s'y connaît en odeurs et en parfums. Et il repère très bien, sous la magnificence des lieux, et la richesse des prières, et la dignité de son prêtre, et la solennité de son peuple rassemblé, le parfum particulier de chaque intention, de chaque soupir, de chaque besoin. Même non déclaré.

D'ailleurs, sait-il encore le nom de cet étrange sentiment qui l'assaille parfois, le vieux Zacharie, lorsqu'il retourne à la fin de son temps de service, vers Elisabeth sa compagne, dans la région montagneuse où ils habitent ? Au fil des années, la vie de Zacharie a été comme un bouquet de saveurs et de parfums entremêlés : le goût de l'honneur, car il y a bien de l'honneur à exercer cette fonction; le parfum apaisant d'une existence vécue dans la recherche du bien, ou celui du partage d'une vie de couple depuis longtemps lié. Parfois, c'est vrai, parfois se mêle à ce parfum d'ensemble un relent insidieux, un peu amer, rappelant leur union sans relève, leur ménage sans enfants. Comme tant d'autres.

Mais quoi ? On ne peut pas tout avoir ! Et sans doute qu'autour d'eux on a pensé quelquefois, et murmuré tout bas, "qu'il y avait suffisamment de bonheur pour ce couple à être dans cette situation sociale élevée, enviée, et qu'on ne pouvait décemment prétendre tout posséder, et qu'enfin cette absence de maternité gardait opportunément les yeux d'Elisabeth modestement baissés...". Et toc !

...Comme si la souffrance des uns pouvait calmer la frustration ou la jalousie des autres. Comme si Elisabeth n'aurait pas tout donné - fille de Juda, de sa culture et de son temps -, pour connaître le simple et fier bonheur d'être mère.
Alors, cette plaie secrète, depuis longtemps Zacharie et Elisabeth n'en parlent plus autour d'eux; ne l'évoquent peut-être même plus entre eux. Et il y a longtemps qu'elle a cessé d'interférer dans la prière que le prêtre Zacharie adresse à Dieu pour son peuple, à côté de l'autel des parfums où brûle l'encens. C'est à peine si, de temps à autre, le souffle aigrelet d'un soupir, d'un regret, d'une absence, s'élève, fugitif, d'une maison d'un village des montagnes de Judas.

Mes amis, ici et au loin, c'est justement à cause de ce souffle fugitif et de ce que raconte cette odeur aigrelette qu'il vaut la peine d'écouter l'histoire de Zacharie, prêtre du temple de Jérusalem, au temps d'Hérode-le-Grand, et entre ses tours de service, mari d'Elisabeth, dans un pays de montagnes de Judas. A cause de ce tout petit parfum, perdu dans le va-et-vient et les senteurs mêlées de la vie. Mais pour lui, pour Dieu, reconnaissable entre mille.

Il n'y a pas pour Dieu une prière de la campagne et une prière de la ville, une prière de la maison et une prière du temple, l'une éclipsant l'autre; une prière de bonne odeur, qui s'élève dans les formes - celle que Dieu reconnaîtrait pour sienne -, et une prière silencieuse, une prière sans mots, sans accent de foi comme on écarte les bras et secoue la tête sans rien dire quand il n'y a rien à dire, un pauvre murmure dont l'odeur désespérée déplairait à Dieu.

Non ! Dieu ne se bouche jamais le nez sur les odeurs du monde, du monde des hommes. Et toutes les odeurs lui parviennent, sans qu'il en écarte aucune. Car elles sont celles de notre vie. Dans le parfum somptueux, estompé ou âpre d'une prière collective, ou muette, ou d'un geste sans voix, Dieu sait retrouver et reconnaître toujours la trace de nos plus profonds besoins.

Alors, Jean, c'est cela : c'est la réponse de Dieu - la réponse bonne de Dieu - à la prière d'un peuple et à son besoin. Et Jean, c'est aussi la réponse de Dieu à la prière, muette ou non, d'un couple. Et à son besoin.
Jean veut dire : "le Seigneur fait grâce". Jean, c'est le Précurseur : c'est celui qui court au-devant du peuple, en lui criant : "mettez-vous au clair, mettez-vous au propre, mettez-vous en fête, car il vient maintenant celui que Dieu vous donne comme une grâce".
Et c'est aussi, Jean, un simple enfant venu sur le tard dans la vie d'un couple qui, sans même peut-être le savoir, en avait tant besoin.

Réponse à tous, et réponse à chacun : réponse au double besoin et au double parfum qui s'élève toujours de la vie des humains, de notre vie; notre vie la plus concrète et la plus quotidienne : la vôtre et la mienne.

Besoin d'exister en tant que peuple, et besoin d'exister en tant qu'individu, en tant que grand groupe et en tant que couple. En tant que communauté et en tant que personne. Dans cette double sphère se manifestent tous les registres de notre histoire : nos recherches, nos frustrations et nos plus profondes aspirations à participer au mystère de la vie, de sa plénitude, de sa bonne odeur; notre besoin de donner la vie, ou de donner notre vie pour accueillir celle des autres; besoin de comprendre la vie, de la reconnaître là où elle s'exprime, de l'accueillir quand sa venue est compromise, de la protéger lorsqu'elle est menacée.

Besoin de participer à des projets audacieux; besoin de croissance personnelle; besoin souvent tu et toujours présent d'être entendu, reconnu, compris, respecté; besoin d'être aimé. Besoin de survivre.
Chaque besoin dans son authenticité. Chaque besoin avec son aspiration à se réaliser; avec son expression propre et son cri particulier, avec son inimitable odeur, amère ou douce, que Dieu connaît si bien.

Et puis, vous le savez : la venue du Seigneur s'est entourée de multiples odeurs, de l'étable de Bethléem au dépotoir de Golgotha : des odeurs très profanes, très humaines; très vivantes : odeur de joie, de haine, d'amour ou d'amitié : toutes les odeurs de notre existence. Chacune avec son message propre. Et toutes accueillies par Dieu, comme une manière de serrer sur son coeur notre humanité tout entière. Sans en rien retrancher, sans en rien oublier.

D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que le nom de Zacharie veut dire "serment de Dieu", et celui d'Elisabeth : "Dieu se souvient".

Oui, Dieu se souvient toujours de vous. De vous son peuple, et de chacun de vous. Si ce n'est à cause de vos prières et de vos paroles - vous pourriez bien être muet -, du moins à cause de votre odeur. Celle qu'en son amour il accueille. Qu'il accueille toujours, comme s'il s'agissait d'un parfum. En Jésus-Christ.

Amen.