Dans la tourmente de Vendredi Saint, les disciples de Jésus ont vécu une expérience traumatisante. Avec la mort en croix de celui qui les avait entraînés à sa suite, leur espérance s'est écroulée. Ils avaient cru pourtant en ce monde nouveau suscité par les paroles et les gestes d'amour de leur maître; un monde où les humains découragés et abattus peuvent revivre allégés, relevés, rendus à la joie.
Au lieu du Royaume attendu, ce fut la défection de Judas, le reniement de Pierre, la dispersion du groupe. Il y eut ces huées de la foule, la rudesse des soldats, le bruit des marteaux. Il y eut en plein jour ces ténèbres sur le monde. Il y eut ce cri d'effroi: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné" ? Le dernier mot sur notre vie appartiendra-t-il donc toujours au rejet, à la haine, à la mort ?
A ce monde qui crucifie l'amour, à ce monde qui rejette, blesse, tue, Dieu dit non. L'événement de Pâques est la protestation de Dieu. Non, l'espérance ouverte et offerte au monde par Jésus de Nazareth n'est pas morte. Non, le dernier mot n'appartient pas aux puissances de la mort. Le dernier mot appartient au Dieu d'amour qui fait vivre et revivre. Le dernier mort est une parole d'amour plus forte que la mort.
Les disciples traumatisés par Vendredi Saint expérimentent maintenant le contre-traumatisme de Pâques. Cette fois, c'est un événement qui relève, rétablit, reconstruit. Pâques replante l'espérance déracinée, Pâques reconvoque le Royaume congédié.
Dans les derniers versets de son évangile, Matthieu a sa façon à lui de dévoiler le sens et la portée de la résurrection de Jésus. Les disciples sont réunis sur une montagne de Galilée, où Jésus ressuscité leur apparaît. Ils sont partagés entre l'adoration et le doute, tant l'événement est inhabituel, divinement inhabituel, et tant ils ont pris, eux, l'habitude de mêler des doutes à leur foi. Il est vrai que la résurrection n'est pas un événement qui va de soi pour notre entendement humain; le doute accompagne la foi, comme l'ombre va de pair avec le soleil. Sur la montagne, lieu symbolique des révélations divines, le ressuscité transmet un dernier message à ses disciples. Un message en forme d'envoi. Une conclusion en forme d'ouverture. Le groupe des disciples d'alors et de tous les temps y puisera sa raison d'être l'Eglise du Christ au coeur du monde.
Que dit ce message ? Les derniers mots du ressuscité veulent guérir les disciples du traumatisme de l'abandon : "Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin des temps". Il faut que les siens le sachent : leur Seigneur ressuscité est un absent qui est paradoxalement présent. "Je suis avec vous". Matthieu conclut son Evangile comme il l'a commencé en annonçant au premier chapitre la venue de celui qu'on appellera "Emmanuel", c'est-à-dire : "Dieu avec nous". L'Evangile nous l'a raconté. Dieu est présent à travers les gestes et les paroles de son Envoyé. Dieu est présent dans l'amour que Jésus porte aux mal-aimés de son temps. Dieu est présent dans l'engagement qui va jusqu'au don de soi pour ceux que l'on aime. Dieu est présent sur la croix. Dieu est présent dans le cri même de celui qui se sent abandonné. Dieu est présent là où les disciples désemparés n'ont vu qu'une absence, que le vide. Le Dieu dont Jésus nous a montré le visage a été présent tout au long de l'histoire de son peuple. Il était présent en Egypte au temps de l'esclavage et dans l'exode vers la liberté. Il était présent dans le désert au temps des fatigues et des murmures. Il était présent au temps de l'installation dans la Terre promise comme au temps de l'humiliation de l'exil à Babylone. Tout au long de l'histoire d'Israël retentit le refrain de l'alliance de vie : "Vous serez mon peuple, et je serai votre Dieu" (cf. Ez. 36.28). Tout au long de cette histoire, Dieu déploie sa fidélité, et la ténacité de son amour, envers un peuple insatisfait qui voulait un Dieu plus visiblement présent, et moins exigeant à l'égard des siens. La fidélité de Dieu s'est révélée de façon claire et forte dans l'histoire de Jésus et bien sûr dans l'événement de Pâques, où cette histoire rebondit en une promesse offerte aux disciples de tous les temps, à l'Eglise de partout et de toujours: "Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin des temps"".
Dans la finale de son évangile, Matthieu a télescopé les événements que Luc par exemple a étalés dans le temps. Pour Matthieu, Pâques, c'est déjà l'Ascension : le ressuscité se présente en effet comme celui qui a reçu tout pouvoir au ciel et sur la terre. Il est Seigneur, il a désormais le pouvoir de déployer partout et en faveur de tous, la force d'aimer et de guérir qu'il a manifestée auprès des blessés de la vie sur les chemins de Palestine. Il n'y a donc plus aucun lieu dans ce monde qui soit à l'écart de son action de salut. Et pour Matthieu, Pâques, c'est déjà Pentecôte, l'envoi des disciples en mission : "Allez, faites des disciples de toutes les nations". Le ressuscité veut que son pouvoir d'aimer et de guérir soit répercuté partout et auprès de tous. Même auprès des païens adonnés à leurs idoles, et empêtrés dans leurs mythologies. Il n'y a donc plus aucun humain que Dieu ne veuille convier à son Royaume. On le sait : l'Eglise au cours des siècles a obéi de façon parfois bien massive à l'ordre d'envoi de son Seigneur. Elle a engrangé des nations par la force et par la peur. Elle a martelé l'Evangile par la contrainte. Elle a laissé des traces sanglantes de contre-témoignage. L'Eglise n'est pas dispensée de faire son autocritique historique, mais elle n'est pas dispensée non plus de remplir sa vocation missionnaire. Seulement, c'est du pouvoir de son Seigneur, du pouvoir d'aimer, de guérir et de servir les hommes qu'elle doit témoigner, et pas de son propre pouvoir mondain.
Il y a ici pour nous chrétiens d'aujourd'hui un grand défi à relever: ce Jésus qui est absent, nous avons à le rendre présent à travers notre foi, dans la cohérence de nos paroles et de nos actes. Jésus est présent quand les siens pratiquent sa Parole, gardent et observent ses commandements, et le suivent sur le chemin de vie qu'il a balisé.
L'homme est dans ce qu'il dit, et aussi dans sa façon de le dire. Le chrétien s'investit dans sa façon de dire et de manifester son Seigneur aux autres. Il est lui-même quand il est témoin.
La parole du témoin a deux fonctions qui me paraissent aussi essentielles l'une que l'autre. Tout d'abord, notre parole et notre engagement témoignent d'une présence d'amour à celles et ceux qui aujourd'hui se sentent abandonnés. Notre mission est de rendre l'espérance de Pâques aux crucifiés d'aujourd'hui, à tous ceux qui sont humiliés, délaissés, démunis, souffrants. Personne n'est exclu de l'amour de Dieu. Personne n'est si éloigné que Dieu ne puisse le rejoindre d'une façon ou d'une autre, par le geste, la parole, ou simplement par la présence d'un témoin. Vous qui peinez aujourd'hui dans les contradictions de la vie, qui êtes peut-être découragés, qui vous heurtez à des murs qui vous blessent, sachez que la situation que vous êtes en train d'affronter n'est pas le dernier mot qui est prononcé sur votre vie. Le dernier mot du Christ crucifié et ressuscité, c'est : "Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin des temps". "Je suis avec vous", avec vous dans les déserts de la vie, là où l'amour s'est raréfié, asséché; avec vous les malades, les mal-aimés, les angoissés, les isolés. Il existe dans notre société des lieux où des hommes et des femmes vous accueillent, vous écoutent, vous respectent. Des fleurs peuvent repousser dans le désert de l'amour. Comme Pâques après Vendredi Saint, l'histoire de vie de tous les mal-aimés peut rebondir vers un autre avenir.
Notre parole de témoin a aussi, en même temps que cette dimension d'amour et d'accueil, une fonction critique. Elle interpelle. Elle commence par nous mettre en demeure d'être nous-mêmes en accord avec ce que nous croyons, et avec notre façon d'en rendre compte. Le témoin du Christ est le premier auditeur de la Parole qui lui est confiée. Bien sûr qu'à l'écoute de l'Evangile du Christ, nous ne sommes et ne serons toujours que des disciples faillibles, avec une foi mêlée de doutes, d'accrocs, de peurs et d'hésitations. Ce n'est pas une raison pour délaisser notre mandat de témoins. Chacun de nous — et notre Eglise avec nous — a sans cesse besoin d'être réengagé sur le chemin de l'obéissance. Alors seulement, nous avons le droit et le devoir d'interpeller avec amour celles et ceux qui maltraitent et blessent leur vie et celle des autres. Les interpeller pour les inviter à mieux s'aimer eux-mêmes, à se respecter davantage eux-mêmes, à se décider si nécessaire pour un autre genre de vie, à marcher vers un avenir différent. Seule la conversion, le changement de cap, peut nous faire sortir des impasses où nous nous sommes enfermés.
Notre parole de témoins du Christ ressuscité a aussi le droit et le devoir d'exercer une fonction critique envers les responsables des pouvoirs publics et autres. Notre société actuelle frileuse et inquiète n'est-elle pas en train d'oublier la nécessaire solidarité qui doit la lier à ses membres les plus défavorisés ? Dans les décisions que prennent les instances dirigeantes, est-il envisageable que l'être humain passe avant le critère de la seule rentabilité économique ou de la défense égoïste des intérêts particuliers et des privilèges ? Où sont les brèches par lesquelles le pouvoir d'aimer peut se faufiler dans les lieux des autres pouvoirs ? Une société qui méprise le malheur des petits et des plus faibles de ses membres a besoin de guérison. Lui offrir le Christ, et lui rappeler l'Evangile, c'est lui rendre service.
Frères et soeurs, dans l'événement de la résurrection de Jésus-Christ, Dieu a recommencé le monde. Nous en devenons les témoins quand nous accueillons en nous ce monde nouveau. Nous en devenons les témoins quand nous répercutons autour de nous les paroles de vie et les gestes d'amour que Jésus de Nazareth a eus pour ses frères humains. C'est ainsi qu'il est avec nous, avec vous et avec tous les autres, tous les jours, jusqu'à la fin des temps.
Amen.