L’an prochain à Jérusalem, c’est la folle espérance de la diaspora juive, l’éternelle promesse répétée au cours de l’histoire depuis tant de Babylone à l’heure de l’exil, de la douleur et des larmes.
Jérusalem que déjà Jérémie et Esaïe pleuraient parce qu’elle avait été assiégée et ruinée; Jérusalem qui tue les prophètes et qui lapide ceux qui lui sont envoyés. C’est par trois fois que, dans l’évangile de Luc, Jésus l’avertit d’une prochaine destruction.
Jérusalem où s’entrechoquent, aujourd’hui comme autrefois, tant de cultures et de religions différentes. Jérusalem, microcosme du monde humain où semblent se rassembler l’énergie de Dieu, la paix et la guerre, l’amour et la haine, la vie et la mort. Jérusalem souvent rasée et toujours reconstruite.
Jérusalem où un homme, un jour, est entré monté sur un ânon; il y avait de la joie, il y avait des larmes aussi. C’est cet homme Jésus que nous allons suivre ce matin à Jérusalem. Et peut-être apprendrons-nous à voir, en cheminant avec lui, le regard que Dieu pose depuis toujours et aujourd’hui encore sur nos Jérusalem, celle de la terre et celle de nos coeurs.
Du mouvement. Il y a du mouvement dans ce récit, des allées et venues, pour un temps spécial, un kairos, le kairos d’une visite. Jésus a le visage tendu, il part en avant, on pourrait dire qu’il repart en avant dans une tension extrême qu’il a déjà manifestée il y a plus de dix chapitres dans l’évangile de Luc. Oui, Jésus est déjà parti le visage tendu vers son destin; il a marché et visité son peuple; il était comme la puissance de Dieu en mouvement sur les terrains du monde, puissance de rencontre et d’amour, de résurrection et d’avertissement : de village en village, de ville en maison, chez Marthe et Marie, à la table d’amis pharisiens, en bain de foule ou en intimité avec ses disciples, dans les synagogues ou avec des malades, une femme possédée, un homme hydropique, dix lépreux, un aveugle à Jéricho qu’il a tous guéris, et Zachée qui s’est matériellement repenti... D’enseignements en guérisons, de paraboles en malédictions, combien de rencontres et de partages où affleure une mystérieuse puissance qui semble venir d’ailleurs. Cette puissance que les foules vont saluer d’une grande clameur de louange et de joie. Mais qui est ce Seigneur ? Il a proclamé un royaume qui s’est approché, il est donc roi, et béni car il vient au nom du Seigneur, comme il est allé et venu au nom du Seigneur sur les routes de Galilée, de Samarie et de Judée jusqu’à aujourd’hui où il monte et descend du mont des Oliviers.
Quant à ses disciples, ils vont et viennent avec des ordres et un but précis; ils écoutent et ils agissent comme ils en ont maintenant l’habitude, eux qui ont précédé leur maître dans ses lieux de mission; et voilà la dernière étape du voyage, mais ils ne le savent pas encore. Ils ne savent pas non plus que l’ânon représente comme à l’envers le destin de leur Seigneur. L’ânon en effet est attaché, et les disciples doivent le détacher pour l’amener à Jésus et le recouvrir de manteaux; ce sera sa monture. Jésus, lui, il est libre; il a l’autorité et une force exceptionnelle, une foi qui déplace les montagnes et une activité qui transforme les coeurs et les intelligences... Mais c’est lui qui va bientôt être attaché dans les liens de son destin, saisi sur ce même mont des Oliviers où il est en train de préparer son entrée royale à Jérusalem, oui, conduit par les siens comme un roi qui visiterait son peuple. Et là aussi, tout est à l’envers. Car il y a quelque chose de dérisoire dans cet homme monté sur un ânon et acclamé comme un roi. Un roi dérisoire qu’on ne peut voir et recevoir qu’avec les yeux d’une foi à soulever des montagnes de suspicion, de moquerie et de convictions.
Cet homme qui entre à Jérusalem sur cet ânon dont il avait besoin, c’était donc nécessaire qu’il arrive comme à l’envers du bon sens au rendez-vous de Jérusalem avec des hommes et des femmes, une foule de suiveurs déjà convaincus; au rendez-vous aussi avec sa mort sur un chemin qui ira du mont des Oliviers au mont du Golgotha en passant par le plein coeur de Jérusalem; au rendez-vous enfin avec Dieu qui le conduira à travers la mort, le chaos et la ruine de sa jeune vie vers un Royaume de résurrection, de paix et de victoire de la vie sur la mort pour toujours et pour tous. Qu’y a-t-il à voir et à recevoir en ce roi dérisoire monté sur un ânon ?
Des chants et des larmes. Ecoutons la foule qui l’accueille à sa descente du mont des Oliviers; et qui le loue à pleine voix, si heureuse, si joyeuse, c’est ce que l’évangéliste Luc souligne tout particulièrement. Jadis, les anges avaient chanté la paix sur la terre quand ils annonçaient aux bergers la naissance de Jésus. Désormais ce sont les disciples qui chantent la paix, celle qui leur vient de Dieu, la paix du ciel. Ce roi, béni du Seigneur, il en est le messager et l’auteur. Ils découvriront vite l’étoffe de cette paix pour la vie, l’amour, la guérison et qui pourtant déclenche la violence, le rejet, le meurtre. Au Seigneur de toute humilité s’opposent les seigneurs de la terre, comme si c’était nécessaire qu’il en soit ainsi.
A la joie de la foi et de la reconnaissance se plaque l’envers des larmes. Des larmes suscitées par les blocages, les refus, la violence. Quelques pharisiens du milieu de la foule tentent de faire taire cet élan et ces chants. Alors Jésus voit derrière eux Jérusalem. Il pleure. Il pleure peut-être déjà sur la mort et le complot cruel qui l’attendent dans la ville qui tue les envoyés de Dieu. Il pleure surtout sur celles et ceux qui ne veulent pas voir l’envers du visible, sur celles et ceux qui refusent qu’un Dieu d’amour vienne transformer les relations de pouvoir bien humaines en renouveau de réconciliation et d’estime mutuelle. Il pleure sur celles et ceux qui refusent ce temps béni de la visite de Dieu au coeur de leur vie, Dieu venu les libérer des prisons de jalousie, de colère et d’accusations où ils se sont enfermés. C’est cela que Jésus exprime en pleurant sur Jérusalem alors qu’autour de lui on chante : “Si toi aussi tu avais su en ce jour trouver la paix, dit-il. Mais hélas, cela est caché à tes yeux. Tu seras assiégée, encerclée, écrasée; et pas une pierre ne te restera, car tu n’as pas reconnu le temps où tu as été visitée.”
Jérusalem. Jérusalem a été ruinée plusieurs fois, et plusieurs fois reconstruite. Elle a été et elle reste le lieu par excellence de l’humain dans toutes ses dimensions de passion, d’espoir, de violence, de soif de Dieu; lieu de conflits entre races et religions; lieu de réconciliations et de pardon; lieu de guerre et de paix.
Jérusalem, une ville qui nous fascine et que nous ne pouvons pas comprendre, où nos images de Dieu éclatent dans une palette qui va du fanatisme à la tolérance. Où trouver son chemin, vers quel Dieu, dans Jérusalem aujourd’hui ? Où est le chemin par lequel Jésus entre aujourd’hui à Jérusalem entre les juifs, les chrétiens, les musulmans et d’autres encore ? Comment voir et reconnaître un roi de paix qui vienne justement au coeur de cet équilibre précaire et explosif pour le traverser et le renverser en un avenir nouveau, sous les acclamations joyeuses de celles et ceux qui croient que Dieu travaille au centre même du mal et du chaos, qu’il y crée de la vie et de la paix ?
Et si Jérusalem, en ce jour des Rameaux, c’était un peu une parabole de notre vie. Le lieu de notre humanité dans toutes ses dimensions de passion, d’espoir, de violence et de soif de Dieu; nous aussi, lieu de conflits et de réconciliations, où Jésus entrerait aujourd’hui comme ce roi dérisoire pourtant plus puissant que nos toutes-puissances. Saurions-nous voir et recevoir ce temps, ce kairos de la visite de Dieu dans notre vie ? Saurions-nous dans la joie et dans la louange nous dépouiller de nos manteaux de protection et de surabondance pour les déposer à ses pieds? saurions-nous être nous-mêmes tout simplement, dans le bonheur d’être en relation nécessaire d’essentiel à essentiel ? Ou au contraire, pourrions-nous rester dans le blocage et le refus du “ce n’est pas conforme à mes idées”, dans le rejet du “ça me dérange”, dans l’indifférence du “ça ne m’intéresse pas, d’ailleurs c’est nul ce genre d’histoire, ça ne représente rien pour moi.”
Nous entrons dans la semaine sainte et nous faisons mémoire aujourd’hui de Jésus qui entrait à Jérusalem parce qu’il avait rendez-vous avec sa mort.
Nous entrons aujourd’hui dans la semaine sainte avec Jésus qui entre à Jérusalem et nous sommes comme la foule qui l’acclame ou comme les disciples stupéfaits de le voir pleurer sur des réactions de rejet, des guerres et des ruines encore secrètes.
Nous entrons dans la semaine sainte avec Jésus qui nous a accompagnés et rencontrés déjà depuis longtemps dans notre vie, et nous avons en nous cette part capable de reconnaître la présence de Dieu même sous des traits dérisoires, fragiles et vulnérables; et nous avons aussi cette part en nous qui bloque et qui rejette et qui refuse le kairos de Dieu quand il s’approche trop près de nos lois-cadres, de nos certitudes et de nos pouvoirs acquis.
Un homme entre aujourd’hui dans nos Jérusalem et c’est Dieu qui vient nous visiter : que son Esprit nous donne d’accueillir ses larmes sur nos champs de bataille, et aussi sa puissance de paix quand elle traverse nos passions et nos blessures pour nous appeler à la vie vivante, à la joie, à la louange.
Amen.