L'Invisible Bienveillance

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" Elle vaut plus que lui ! " ; " Il se croit supérieur. " ; " Elle n'arrive pas à sa cheville. " ; " Je suis nul(le), je ne te mérite pas. " Dès la naissance, nous baignons, nous nageons, nous essayons de faire surface dans le monde de la comparaison, de la rivalité, de la compétition. Même sur les rives du Jourdain, la prophétie a les couleurs de ce monde-là : aux nombreux pharisiens et sadducéens, pourtant venus confesser leurs fautes et se faire baptiser, Jean- Baptiste crie : " engeance de vipères, mais pour qui vous prenez-vous ? " Et il n'annonce pas la venue de Jésus, mais d'un " plus fort que lui ", dont il n'est même pas, dit-il " digne d'ôter les sandales ".
On est - et on reste - dans le monde de la comparaison : les autres sont plus ou moins intéressants, plus ou moins importants et celui dont la venue est annoncée n'aura pas d'autres tâches que de départager les valables de ceux qui ne valent rien : le bon grain au grenier, ajoute Jean-Baptiste, et la paille dans le feu qui ne s'éteint jamais !

Alors, on accourt de toutes parts pour se faire laver de tout soupçon par l'homme de Dieu. On fait ce qu'il faut, mais on s'en retourne avec le sentiment diffus d'avoir toujours des comptes à rendre, avec une espèce de mauvaise conscience chronique - comme s'il était interdit de se sentir valable tel que l'on est, bien avec soi-même, sans devoir toujours se comparer aux autres pour en tirer valorisation ou dévalorisation.
" Alors paraît Jésus ", dit notre texte, et c'est comme une sortie de l'anonymat. Noël et le prodige de l'étoile, personne ne s'en souvient. Il y a trente ans qu'on n'a plus entendu parler de lui, hormis une petite histoire de ses douze ans, rapportée par Luc. " Alors paraît Jésus ", s'exposant tel qu'il est aux regards des autres, poussé par on ne sait quelle force à prendre la parole, à prendre sa place dans la foule des humains, se mêlant à toutes ces femmes, et tous ces hommes venus demander, selon le récit parallèle de Marc, " un baptême de conversion en vue du pardon des fautes. "
Qu'est-ce que Jésus avait pu faire pour avoir besoin d'un baptême de repentance ? Selon la tradition chrétienne, il était sans péché : pourquoi aurait-il dû se convertir ? Pourtant, on l'imagine mal demander un baptême pour la forme, un " baptême sociologique ", comme on dit aujourd'hui.
Non, il ne demande pas le baptême pour faire comme tout le monde. N'aspire-t-il pas à être comme tout le monde ? Il ne parle jamais de lui-même comme du " fils de Dieu " ; il se dit le plus souvent " fils de l'humain ", héritier, comme chacun(e) de nous, de cette humanité à laquelle Dieu ne cessera jamais de croire. Aucun évangile ne dit qu'il était parfait, miraculeusement préservé du mal. Le récit de son baptême fait suite au massacre des enfants de Bethléem par le roi Hérode qui voyait déjà en lui un rival. Si l'on en croit Matthieu, dès sa naissance, Jésus a failli mourir de ce fléau de la compétition, et d'autres en sont morts à sa place. Ne devait-il pas noyer aussi dans le Jourdain ce malheur dont il n'était pas directement, mais indirectement responsable ? N'était-il pas solidaire de ce monde de rivalité où tour à tour nous sommes une menace pour autrui et autrui une menace pour nous ?

" Alors paraît Jésus ", au milieu de son peuple, au milieu de toutes les sociétés de tous les temps, venu s'immerger lui aussi dans la comparaison qui nous dresse les uns contre les autres, partageant la misère constante d'une humanité qui se coupe de Dieu à force de ne pas croire en elle-même. Alors paraît Jésus en proie à la même soif que tous les humains, peu ou très croyants : la soif de l'Invisible Bienveillance. Il s'y prépare depuis tant d'années ! Jadis, de toute son âme d'enfant, il voulait, comme il disait " être chez son Père céleste ". L'Invisible Bienveillance, il n'en sait rien encore, mais ses pas l'ont conduit, comme malgré lui, au bord du Jourdain. Il a reçu de plein fouet les cris de Jean-Baptiste, ses paroles de sang et de feu, la menace d'une colère divine sans rémission. Il a vu le mouvement de recul de Jean-Baptiste, son besoin de l'idéaliser et de se maintenir, lui, Jean-Baptiste, dans l'infériorité : moi - qui " ne suis pas digne d'ôter tes sandales " - " moi j'ai besoin d'être baptisé par toi, et c'est toi qui viens vers moi ? "
Alors, c'est comme une supplication qui jaillit du plus profond de Jésus : " Laisse maintenant ! " On pourrait traduire littéralement : " laisse aller, pardonne, lâche ! " Mais laisse aller qui ou quoi ? Laisse tomber tes bons et tes méchants, ton besoin d'évaluer autrui, de le juger plus ou moins valable ! Laisse aller maintenant ces images d'un Dieu qui ne garderait que les purs et durs. Laisse tomber tout cela et donne-moi l'eau vive du baptême !
" Car c'est ainsi ", ajoute Jésus " qu'il nous convient de parachever toute justice. " Ainsi et pas autrement : cela se passe entre toi et moi, deux êtres humains à part entière, dont l'un ne vaut pas plus que l'autre. La justice, c'est Dieu qui s'en charge. Elle existe déjà, elle est dans Ses mains et elle n'est pas menacée. A nous deux il revient seulement de parachever - compléter par un geste concret - ce qui est juste devant Dieu. Il est juste devant Dieu que tu me baptises, et il est juste devant Dieu que je sois baptisé par toi. Car si nous ne le faisons pas, si nous restons enfermés, moi dans ma prétendue supériorité, toi dans ta prétendue infériorité, c'est que nous donnons la préférence à un Dieu justicier : nous préférons un Dieu justicier au Dieu juste qui regarde chaque humain comme son enfant préféré, hors de toute hiérarchie.

C'est que personne ne s'en sort tout seul. Jésus lui-même a eu besoin d'un semblable également assoiffé d'Invisible Bienveillance. Si telle n'avait pas été la quête de Jean-Baptiste, comment aurait-il pu entendre le désir de Jésus ? Et si Jean-Baptiste avait refusé de baptiser Jésus, restant ainsi prisonnier du monde des comparaisons, comment Jésus aurait-il éprouvé, dans son être le plus intime, l'Invisible Bienveillance ? Comment se serait-il senti emporté dans ce Souffle-là, léger, libre comme la colombe du ciel, délicieusement unique, désiré, aimé tel qu'il était - lui, un de Nazareth ?
Il avait dû consentir à se laisser immerger parmi les humains, avec la même aspiration à ne pas être interchangeable. Et alors, il s'était brusquement senti irremplaçable. Alors seulement " les cieux s'étaient ouverts... pour lui ", devaient ajouter certains copistes, sentant bien là la présence d'un mystère, irréductible à l'un de ces événements mesurables de notre monde. Mystère dont témoignent d'ailleurs les quatre évangélistes, chacun à sa manière : Luc en racontant que Jésus priait quand le ciel s'ouvrit, Jean en faisant dire à Jean-Baptiste qu'il ne connaissait pas Jésus, et Marc en soulignant qu'il n'y avait aucun témoin.

Sans doute, comme Jean-Baptiste, sommes-nous encore habités par un Dieu conforme à notre monde de hiérarchie. Mais il nous appartient d'accueillir le désir d'autrui d'être pris pour lui-même, tel qu'il est et de l'accompagner devant Dieu, dans le mûrissement de ce qu'il porte en lui. Il nous appartient de noyer avec autrui dans le Jourdain ce besoin de nous mettre au-dessus des autres, besoin qui nous servait à ne plus en être écrasés. Et il nous appartient de faire la forte expérience de l'Invisible Bienveillance : laisse maintenant les sentiments de honte qui te tourmentent, " Tu es ma fille, mon aimée en qui je me réjouis ; tu es mon fils, mon aimé en qui j'ai du plaisir ".
Paroles indicibles, mots-musique, larmes d'eau sur nos peaux brûlées par la vie. L'Invisible Bienveillance se laisse goûter par quiconque, ayant risqué la noyade dans le fleuve de la comparaison qui tue, a trouvé sous son pied une pierre où s'appuyer. " Pierre vivante ", nous dit l'épître, " pierre choisie, estimée ", indéplaçable, pierre que nous trouverons toujours au fond de nos Jourdain, au jour où immergés dans l'obsession du prestige ou de la honte, nous laisserons aller, et entendrons ce que Dieu fait : " Voici, je pose en Sion - dans Jérusalem, dans ta cité sainte - une pierre d'angle, choisie, estimée, et celui qui aura foi ou confiance en elle, pas question qu'il soit déshonoré ! "

Tout au long de nos jours cette année, que le nom du Christ soit pour nous comme une pierre vivante où reprendre pied ! Que l'Invisible Bienveillance restaure toute notre personne et nous donne un regard neuf sur nous-mêmes - ce regard de profonde estime que Dieu pose sur chacun et chacune de nous !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Musique
Peter Minten, clarinette; Eva Minten, piano;
George Bolay, tenor