Paradoxe d'une angoisse confiante et d'une mort salutaire

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Qu'il est bizarre d'annoncer en même temps le salut et la souffrance ! C'est pourtant ce que nous avons chanté au début de ce culte : " Voici l'annonce du salut, l'aurore de la grâce. Le Fils de Dieu est descendu mourir à notre place. Jésus partage notre sort, pour que le mal avec la mort devant l'amour s'efface. " C'est sur ce paradoxe que je vous invite à méditer, ce matin.
Souvenez-vous des paroles de Jésus, dans la nuit précédant sa mort :
- L'un d'entre vous, un de ceux qui mangent avec moi va me trahir (Mc14, 18).
- Vous allez tous m'abandonner (v. 27) et toi, Pierre, tu me renieras trois fois (v. 30).
- Mon cœur est plein d'une tristesse mortelle (v. 33).
Quelle lucidité et quelle souffrance, dans ces quelques paroles de Jésus avant son arrestation ! L'injustice de sa condamnation, les coups qu'il recevra et le supplice de la croix justifient amplement l'angoisse qui l'étreint. Mais en plus, se voir trahi et abandonné par ses amis les plus proches, ceux avec qui il a tout partagé, ceux qui auraient dû le soutenir dans l'épreuve, quel chagrin indicible !

La sobriété du récit de Marc accentue encore le drame vécu ce vendredi-là sur la colline de Golgotha : pas de bon larron, pas de disciple aimé ni de mère aimante au pied de la croix. Il n'y a que la douleur physique, les moqueries, la solitude.
Jésus n'est d'ailleurs pas le seul à souffrir, ce jour-là : pensez à ce qu'éprouvent les disciples - ils ont peur pour leur vie, ils ont honte de leur lâcheté - quant à Judas, il est si désespéré qu'il se donne la mort. Pensez à ces femmes " qui regardent de loin ", comme l'écrit Marc, ces femmes qui pleurent, qui souffrent tant de voir souffrir leur Maître bien-aimé…
Quelle sinistre journée ! Puisque c'est la mode des journées à thèmes (journées des femmes, du travail, des malades, de la musique, etc.), on pourrait déclarer le Vendredi-Saint " Journée de toutes les souffrances ". En effet, il y a là comme un concentré de toutes les peines, de toutes les douleurs que la vie peut nous faire subir.
Chacun de nous, dans ce temple ou au loin, nous avons traversé des moments similaires ou même y sommes nous plongés aujourd'hui : souffrance du corps ou de l'esprit, enfermement physique ou moral, grand souci ou deuil. Quand nous nous trouvons dans ces tourmentes, plus rien d'autre ne semble exister; même au plus beau jour de printemps, il fait mauvais temps et sombre. Et surtout qu'on ne vienne pas alors nous dire qu'il y a plus malheureux que nous ! Il n'y a pas de hiérarchie dans la souffrance. Comme le dit si justement une chanson du pasteur Burnand : " Pas une larme n'est pareille aux autres. Chaque larme a son poids de chagrin… " Il n'y a pas non plus d'équité, de justice évidente, dans ces épreuves. En effet, si personne ne mérite le salut, on ne mérite pas non plus le malheur. C'est ce qui rend la souffrance si incompréhensible. En revanche, ce qui est certain, c'est que, dans ces moments-là, le monde s'efface, on se sent seul, abandonné de tous, oublié par Dieu.
Voilà la réalité humaine à laquelle Jésus se trouve confronté, aux dernières heures de sa vie. Le Fils de Dieu, né si humblement, loin de chez lui, forcé d'émigrer dès son plus jeune âge pour échapper à la mort, adulé ou détesté, incompris, trahi, abandonné. N'est-ce pas un raccourci saisissant des malheurs d'une vie ? Et aujourd'hui, le Fils de Dieu souffre tellement qu' " à midi, l'obscurité se répand sur toute la terre, jusqu'à trois heures " (Mc.15, 33). C'est la nuit de la terre et du cœur. La Lumière du monde est en train de s'éteindre.
Et tout à coup, un cri déchire l'obscurité : " Eloï, Eloï, lema sabachthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " (v. 34). Il ne s'agit pas d'une plainte. L'évangéliste insiste : " Il cria d'une voix forte. " C'est un hurlement, que tous entendent sans le comprendre. Est-ce que Jésus lui-même douterait de la bonté de Dieu ? Ce serait vraiment désespérant.
Examinons d'un peu plus près ces paroles : Jésus n'utilise pas ses propres mots, il emprunte ceux de son illustre ancêtre, le roi David. Ce choix n'est pas anodin. Ce faisant, il s'inscrit dans la longue histoire du peuple de Dieu, il se solidarise avec tous ceux qui, tout au long des siècles, ont souffert et souffrent encore sans comprendre et qui en appellent à leur Créateur. Il y a de très nombreuses prières de plaintes, de supplications et de demandes de secours, dans l'Ancien Testament. Le choix de Jésus se porte sur le Psaume 22. Pourquoi celui-ci, particulièrement ?

En premier lieu, parce qu'il y a de très nombreuses proximités avec ce que le Christ est en train de vivre : supplice injuste, insultes, encerclement, douleur physique, solitude. Mais le plus important ne se trouve pas dans ces détails prémonitoires. Il est dans l'esprit du texte, dans l'attitude de celui qui prie.
Pour s'adresser à Dieu, le psalmiste n'emploie pas l'appellation traditionnelle des Juifs : Adonaï, Seigneur (pour remplacer le Nom imprononçable). Il dit : " Mon EL ", nom très ancien et universel. Il ne s'adresse donc pas au Dieu d'un peuple spécifique, mais au Créateur de tous les êtres vivants. En même temps, il ne s'agit pas d'une divinité lointaine, abstraite, mais de mon Dieu, de quelqu'un avec qui on peut entrer en dialogue, qu'on peut appeler au secours.
En essayant de comprendre ce texte, une image a surgi en moi : j'ai pensé aux petits enfants, qui croient parfois que papa ou maman les a définitivement oubliés. Vous connaissez : quelques minutes de retard à la sortie de l'école et c'est le drame, les cris et les larmes jaillissent, effaçant des années de tendresse et d'assistance. Bien sûr, Jésus n'est pas un bambin. Pourtant, toute proportion gardée, il y a une similitude. Pendant tout son ministère, il s'est senti soutenu par Dieu. En Son Nom, il a enseigné et guéri. Quelques jours plus tôt, sa notoriété a même atteint des sommets, quand la foule l'a acclamé, en criant : " Hosanna ! Vive Jésus, le Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! " Jusqu'à maintenant, il a adhéré pleinement au projet incroyable de Dieu : annoncer la Bonne Nouvelle du vrai salut, qui ne s'achète pas, qui ne se conquiert pas, mais qui nous est donné gratuitement par notre Père céleste, la Bonne Nouvelle que la vraie toute-puissance ne se trouve pas dans le pouvoir, mais dans l'amour.
Cette annonce a un prix, cependant : impossible d'utiliser l'argumentation humaine, et encore moins la violence, pour défendre la volonté divine. Il faut prêcher par la parole et surtout par l'exemple. C'est ce qu'a fait Jésus tout au long de sa vie, jusqu'à sa dernière prière au jardin de Gethsémané. Douterait-il au moment suprême de la justesse du projet de son Père ?
Croire cela serait oublier que Jésus était non seulement un Juif pieux, mais encore un Rabbi, un maître. Si donc il a emprunté ces paroles à David, c'est qu'il connaît parfaitement cette prière. Dans les premières paroles, toute la suite est en germe. Vous avez tous expérimenté cela : si je dis, par exemple, " Là-haut sur la montagne " ou " Frère Jacques ", chacun de vous fredonne dans sa tête mélodie et paroles. Pourquoi en serait-il autrement pour Jésus ? Les quatre évangélistes sont unanimes : tout l'enseignement du Christ est truffé d'allusions implicites ou explicites aux Ecritures. Il les récite, les commente, les prie. Il sait donc qu'immédiatement après le cri de détresse vient l'affirmation de la grandeur de Dieu : " Tu sièges sur ton trône, toi le Dieu saint qu'Israël ne cesse de louer. Nos ancêtres t'ont fait confiance et tu les as mis à l'abri ; ils t'ont appelé au secours et tu les as délivrés ; ils t'ont fait confiance et tu ne les as pas déçus. " (v. 4 - 6).

Et surtout, après le récit des moqueries, de sa peur face à ses adversaires qui l'encerclent, des douleurs qui meurtrissent son corps, vient ce chant de délivrance : " Ah ! Tu m'as répondu ! Je veux te glorifier en public ! […] J'invite les humbles : qu'ils mangent autant qu'ils auront faim."
Joie incroyable, qui conduit à remercier Dieu, à le louer, mais aussi à partager pain et allégresse avec les plus humbles. C'est à la fois la joie de Pâques et le Repas du Seigneur ! Oui, la joie de Pâques est déjà présente, en filigrane, dans cet appel au secours, dans le " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ". C'est peut-être la signification de ce dernier cri que Jésus jette vers le ciel, au moment de mourir. Marc et Matthieu n'en disent rien, mais Luc et Jean nous permettent de le comprendre ainsi. En effet, Luc fait dire au Christ : " Père, je remets mon esprit entre tes mains " et chez Jean : " Tout est accompli. " Cette prière lui a été envoyée par son Père, comme un signe de sa présence : quand on est " placé au bord de la tombe " (v. 16) ou même dedans, Dieu reste présent. Il est celui qui est, qui était et qui vient. C'est dans cette confiance-là que meurt le Christ. Jusque sur la croix, Jésus enseigne en paroles et en actes : Dans cette ultime prière, au seuil de la mort, il veut encore dire au monde : " N'oubliez jamais que l'amour de Dieu nous accompagne partout et toujours, et qu'il est plus fort que tout, plus fort que la mort elle-même. "

Attention : il ne s'agit pas de sauter trop vite de ce vendredi noir au dimanche de Pâques ! Je me souviens d'une leçon de catéchisme où je voulais présenter l'importance des souffrances du Christ. A peine avais-je prononcé le mot Crucifié qu'un jeune s'est exclamé, d'un ton un peu blasé : " Ah oui ! et il est ressuscité… " Comme si c'était une évidence ! Comme s'il y avait un passage immédiat et prévisible de la mort à la vie ! Ce serait minimiser la Passion du Christ ; ce serait, en même temps, minimiser la proximité de Dieu dans nos souffrances. Il faut du temps, de la patience, pour arriver à Pâques. Il faut garder l'espoir malgré les apparences, ce qui est très difficile.
Si Jésus affirme jusqu'à son dernier souffle que Dieu le sauvera, cela n'enlève pas la souffrance, cela ne dispense pas des peines, et cela n'aide même pas à comprendre les épreuves. D'ailleurs, sur le moment, personne ne peut comprendre. Il faudra attendre le matin de Pâques pour que la lumière se fasse. Avant ce jour de résurrection, de relèvement, il faudra vivre le samedi, quand tout semble fini, mort. Pendant ce laps de temps, tout est en germe, mais l'espérance est si fragile qu'elle risque à tout moment d'être étouffée. Dans cette nuit-là, il faut veiller et prier pour résister au désespoir.
Comme le Christ, comme ses disciples, comme les femmes, nous avons à traverser les nuits de nos angoisses, de nos douleurs, de nos enfermements, de nos deuils. Cependant, contrairement aux disciples et aux femmes, nous savons déjà que Christ est ressuscité. Bien sûr, cela ne supprime pas notre souffrance, mais elle est désormais habitée par la certitude profonde que Dieu nous sauve au-delà de nos compréhensions humaines. Il relève ceux qui tombent et réconforte ceux qui n'en peuvent plus, il lutte avec nous et pour nous. Comme nous le chanterons tout à l'heure, il est le Dieu des miracles inouïs, celui qui sauve et guérit, quand la science humaine doit renoncer ; même notre dernier souffle ne sera pas perdu, puisque notre Créateur le recueillera lui-même.
Alors, en ce Vendredi-Saint et dans tous les samedis incertains de nos vies, gardons cette confiance absolue que Dieu nous mène toujours de l'obscurité à la lumière, de la mort à la vie.

Amen !

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