Avec les briques standardisées, il n'y a jamais de surprises dans la construction. Tout est clair, tout est évident, il n'y a pas à discuter. Pas un seul ajustement à faire, il suffit d'empiler jusqu'à hauteur prévue. Quand on construit une maison, qu'il est agréable de disposer de pierres identiques, prémoulées et préformées…
La chose devient plus difficile au moment où l'on essaye de standardiser les êtres humains, afin de les faire entrer dans le moule précis d'un projet global. Rien de plus rassurant que de modeler chacun selon les standards et les objectifs d'un projet ! Et les aventures dans lesquelles le bien-être de la Structure passe avant celui des malheureux humains qui la composent sont légion.
En ce sens, l'entreprise de Babel, dont nous avons parlé dimanche passé, est bien la preuve du génie du marketing de l'époque, la fine fleur de la planification des nouvelles transversalités, vouées à l'échec et à la dispersion.
Mais finis la pensée unique et ses lendemains qui chantent, voici maintenant que Dieu repart à zéro avec une personne et un nom : Abraham. Au plan quinquennal de la nouvelle économie, Dieu préfère le face-à-face avec un individu de chair et de sang.
Voilà que tout à coup un nom émerge, une identité, quelque chose de tout simple et d'irremplaçable : une vie, infiniment précieuse aux yeux de Dieu.
Et cet appel, cette vocation font sortir Abraham de l'anonymat, parce que Dieu n'est pas un responsable des Ressources Humaines, mais un partenaire pour des personnes humaines. Je suis unique, je suis différent. Je ne suis pas une ressource anonyme ou un élément fonctionnel de la structure. Je suis un être humain, heureux ou triste, génial et imprévisible. Je suis moi. Je suis unique. Je suis éternel. Et comme pour Abraham, Dieu m'invite à un destin unique.
Dieu appelle chacun à devenir ce qu'il est : un être indivisible et irremplaçable. A prendre ou à laisser. Tel quel. Inimitable. Et pour devenir un unique, il est d'abord nécessaire de sortir du moule, de s'extirper du monde du prêt-à-penser et du prémâché. Quitter la foule et son idéologie de conformité.
C'est ainsi qu'Abraham est appelé à abandonner son petit univers chaldéen auquel il était si bien habitué depuis 75 ans, tout comme nous sommes appelés à quitter nos habitudes lorsqu'elles nous enferment, à quitter nos évidences lorsqu'elles nous paralysent, à quitter nos conformismes lorsqu'ils nous maintiennent dans la peur.
Abraham quitte tout cela, pour aller vers lui-même, vers ce pays inconnu qui lui sera montré au fur et à mesure qu'il y avance. C'est une aventure immense, un voyage qui est d'abord celui de l'intériorité. Et c'est là que je découvre l'étendue et la variété de tout ce qui m'habite. Je ne suis plus dans un rôle, je ne suis plus un anonyme dans la foule des bien-pensants, coulé dans le moule des idées prédigérées.
C'est la joie d'une ouverture et d'une libération : je peux me réunifier avec moi-même, récupérer tout ce que j'avais laissé en otage chez les autres, devenir un, unique, unifié. C'est d'ailleurs le sens du mot individu: celui qui ne peut pas être divisé, qui ne peut pas être coupé en tranches, atomisé, dispersé. Je vais donc rapatrier toutes ces parties de moi qui sont restées en rade à l'extérieur : tous ces masques, tous ces rôles que j'avais laissés aux mains de ceux qui me rencontrent, pour les rassurer ou leur complaire.
J'avais longtemps cru naïvement que tous ces masques - celui du travail, celui de mes rôles familiaux ou de mes rôles sociaux - étaient réellement moi, que c'est tout ce que je suis. Mais je me rends petit à petit compte que je suis aussi ailleurs, que je suis encore autre chose, que "je suis" est un autre. Et je découvre alors cette personne unique, cet individu que je suis vraiment.
Car voilà la vraie question: en fin de compte, est-ce que nous sommes des briques standardisées ou des pierres vivantes ? Sommes-nous des êtres préformés et prédigérés, portant sagement les masques du "comme il faut" ou du "on a toujours fait comme ça". Ou pourrions-nous oser être des personnes uniques, irremplaçables, bien particulières?
C'est tout le sens du récit de la première épître de Pierre : "Vous êtes des pierres vivantes". Pour être vivant, il faut se tenir proche de soi-même, de son Soi profond, au plus près de nos aspirations, de nos envies et de nos priorités les plus authentiques. Dieu nous a créés uniques, et nous sommes appelés à devenir chaque jour un peu plus uniques.
Sortir de l'anonymat de la foule, comme Abraham, pour devenir une pierre vivante, c'est réaliser qu'il y a quelque chose en moi qui ne se laissera jamais réduire, qui n'est pas formaté en forme de carton à chaussures. C'est découvrir que je suis aussi autre chose, que je suis cette aspiration à vivre pleinement, que je suis un projet de vie et une façon unique d'aller vers moi-même, de me reconnaître et de rencontrer les autres. Je suis une histoire de vie tout à fait incomparable, une façon irremplaçable de voir les choses, de rire ou de pleurer, de penser ou d'agir.
En ce sens, devenir soi-même est toujours le sujet d'une grande joie, et offre un profond sentiment de liberté retrouvée. Cet appel de Dieu à devenir moi-même, c'est une véritable ouverture, une immense liberté d'être, de ressentir, de faire et d'avancer dans la vie.
Mais il faut aussi reconnaître que le fait de devenir enfin une personne unique, ce n'est pas seulement un beau parcours où tout, dans notre vie renouvelée, va automatiquement devenir merveilleux, harmonieux, beau, bon et vrai. C'est parfois ce que l'on essaie de nous faire croire aujourd'hui : "Vivez votre légende personnelle, devenez enfin vous-même", sous-entendu : et ainsi il n'y aura plus de souffrance dans votre vie. Mais il va fatalement se produire aussi un certain nombre de fausses notes : elles font partie de la mélodie du "devenir soi-même". Des grincements; des couacs, des désaccords, des canards : celui qui tente d'être fidèle à lui-même va inévitablement en produire et entendre quelques-uns.
Parce que qui change dérange. Suivre sa voie, suivre l'appel d'en haut, ça dérange l'ordre établi et la pensée comme il faut: "Il est vraiment tombé sur la tête, cet Abraham, de partir comme ça dans le désert. A 75 ans, on fait pas ce genre de folie ! Vraiment, quel drôle de type. J'ai toujours pensé qu'il était un peu bizarre…". Telles pourraient être les paroles des gens de la BSU, la bonne société d'Ur !
Il faut reconnaître qu'une personne véritablement libre devient souvent dérangeante par ses choix et, en ce sens, cet individu va provoquer soit l'adhésion ("J'aime beaucoup ce que vous faites !"), soit la critique, ou pire, le rejet. Face à un être qui suit sa propre voie, chacun est sommé de prendre position, obligé de décider, de devenir responsable de ses propres choix de vie. Celui qui change nous provoque à nous déterminer à notre tour : resterons-nous les mêmes ou changerons-nous, nous aussi ? Jusqu'où irons-nous pour le suivre ? Où mettrons-nous le holà ?
C'est bien, d'ailleurs, ce qui est arrivé au Christ, comme le raconte l'Evangile de Jean : plus il a fait montre de son autorité messianique, et plus chacun y est allé de son opinion, de son commentaire, et voilà que "la foule se divisa à cause de Jésus". Jésus, en même temps qu'il est la pierre angulaire et précisément justement parce qu'il est la pierre angulaire, est aussi la pierre d'achoppement, la pierre qui choque, la pierre à laquelle on est forcé de faire attention.
Il est, lui le premier, la "pierre vivante rejetée par les hommes mais choisie par Dieu". D'ailleurs sa mort a été le scandale absolu qui a achevé de diviser le peuple à son sujet. Chacun a été obligé de faire un choix: reconnaître que celui-ci était réellement le fils de Dieu ou le renvoyer au nombre des faux prophètes et charlatans qui pullulaient sur la terre d'Israël. La vie et la mort exemplaires, uniques, incomparables de Jésus Christ ont fait que désormais nous ne pouvons plus l'ignorer. Nous sommes forcés de prendre position : Acceptation ? Rejet ? Pierre angulaire ? Pierre de déchet ?
C'est ainsi que, lorsque chacun de nous devient une personne unique, il découvre en même temps à quel point nous sommes des individus différents, parfois même apparemment incompatibles. Et pourtant, c'est avec ces pierres vivantes-là qu'il va nous falloir bâtir ! C'est, ma foi, la réalité de base de l'humanité, avec laquelle nous devrons toujours composer quels que soient nos efforts pour tout uniformiser et planifier. C'est avec ça qu'il faut collaborer pour réaliser notre projet d'être humain : avec ces divisions, ces désaccords et ces individualités.
En ce sens, l'uniformisation à laquelle on aspire tant aujourd'hui - on appelle ça la "qualité" - apparaîtra toujours un peu comme la tentative désespérée de gommer tout ce qui fait précisément de nous des êtres uniques, tout à la fois pierres vivantes et occasions de chute.
C'est vrai : s'encoubler, chuter, être divisé, devoir discuter, cela fait peur. La vraie liberté fait peur. La différence fait peur. On craint toujours un peu, chez nous, d'aller trop loin, de se laisser emporter, de ne plus garder les choses sous contrôle. C'est la peur que ça déborde, que ça coule à côté, que ça salisse.
Et puis, presque encore plus grande chez nous, il y a la sacro-sainte peur du précédent. Ouh, ça pourrait bien créer un précédent. Au secours ! Surtout ne pas commencer à être différent, on ne sait jamais jusqu'où ça peut nous emmener.
L'aventure d'Abraham est un pari un peu fou d'une portée immense - la nôtre aussi ! Elle est faite de liberté, elle dérange, elle choque. Elle oblige chacun à se regarder avec honnêteté et à faire son choix : rester dans le confort du prémâché ou sortir au grand air, là où le vent décoiffe. Là où il inspire, aussi.
Quitter le Pays de la peur. Devenir soi-même, Dieu nous y appelle. Dieu nous y accompagne. Tout est ouvert.
Amen !