Oh ! Que voilà une belle plante ! Un fruit original, de belle apparence, et qui séduit par sa forme inhabituelle et par ses couleurs franches et contrastées. Des rondes, des allongées, des lisses, des bosselées, vertes ou jaunes, grandes ou petites. Il y en a pour toutes les bourses et pour tous les goûts, de ces jolies petites courges décoratives et rigolotes, je veux parler, bien sûr de la coloquinte.
On les trouve un peu partout sur nos cheminées, nos étagères, ou pendues comme décoration dans nos cuisines. Elles apportent une petite touche de soleil et nous réjouissent par leur originalité. Oui, la coloquinte est bonne à tout faire, sauf une restriction de taille : cette lointaine cousine de la courge est absolument et résolument immangeable.
Malgré ses couleurs pimpantes et son apparence rondelette, cette courgette tape-à-l’œil est dure et amère; elle vous laissera un affreux goût en bouche, et aura un effet désastreux sur votre digestion. Vous voilà avertis : utilisée en cuisine, la coloquinte rend tout ce qu'elle touche immangeable.
Mais voilà, c'est un fruit de belle apparence, et par qui l'on est spontanément séduit. Comme l’apprenti-disciple d'Elisée, qui n’avait jamais dû aller au marché de sa vie, et se laisse séduire au premier regard par les rondeurs appétissantes de la coloquinte. Envoyé par son patron à la cueillette, il s'empresse vers ce qui est le plus voyant et le plus agréable au regard. Il y en a vraiment qui n'y connaissent rien à la cuisine ! Et je me dis que cet enthousiasme un peu juvénile et inexpérimenté du disciple est aussi le nôtre dans bien des situations de notre vie. Notre premier mouvement est bien souvent cet élan spontané vers ce qui attire l’œil, vers ce qui brille le plus, vers ce qui flatte par son aspect agréable.
Nous sommes alors comme ce jeune disciple, prêts à nous laisser séduire par un attrait de surface, par un brillant ou un clinquant un peu nouveau. Et Dieu sait si notre société est experte en fabrication de coloquintes, toutes plus rutilantes les unes que les autres, et dont la possession nous rendra mieux aptes à épater le voisin.
Nos catalogues, nos vitrines et nos rayonnages sont remplis de coloquintes, qui se présentent à nos regards toujours en quête de nouveauté. Coloquintes roulantes ou volantes, coloquintes électriques, femmes-coloquintes pour leaders au top niveau, la coloquintomanie est une maladie qui a encore un bel avenir devant elle.
Et c'est le propre de notre inexpérience de la vie que de nous pousser justement vers ces coloquintes, qui sont certes belles à voir, mais qui rendent nos potages proprement immangeables.
Et c'est toute notre vie qui se met à ressembler à un drôle de bouillon ! Bouillon d'amertume, de rancœur ou d'insatisfaction. Bouillon raté qui écœure sans rassasier, bouillon indigeste qui rebute et qui fait fuir. Et c’est souvent un grand beûrk qui monte de nos chaudrons de disciples inexpérimentés.
Parfois je me mets à consommer de belles choses, de beaux objets ou de belles idées, pour l'apparat, pour le clinquant. Et puis je m'aperçois au bout d'un certain temps que tout cela ne vaut pas pipette, que ça ne me nourrit pas, que ça n'apaise pas ma faim de vivre une vie authentique. Et je me retrouve avec de belles brûlures d'estomac, et tout ce qui s'ensuit…
C'est ainsi que la soupe concoctée par le disciple dégoûte tous ceux qui la mangent, et provoque les cris déçus des participants au repas, des cris d'autant plus forts que l'on est en période de famine et que les attentes sont d’autant plus vives. On le sait, dans ces cas-là, rien ne vaut une bonne soupe!
Heureusement l'intervention du prophète Elisée va arranger les choses. Elisée va faire un miracle pour rendre comestible la soupe à la coloquinte. Il y en a qui seront peut-être surpris de voir appeler ça un miracle. Quoi, le prophète se contente d’ajouter un peu de farine et de remuer un coup! En fait de miracle, c'est plutôt un truc à la Betty Bossi !
Pas besoin d'être un homme de Dieu pour avoir l’idée d’ajouter de la farine à un plat imprésentable. D’honnêtes connaissances culinaires suffisent. Rien d'extraordinaire ou d'époustouflant, rien de bien sorcier à vrai dire, dans le miracle d'Elisée.
C'est plus un vieux truc de grand-mère qu'un vrai miracle. Et Elisée nous apparaît ici plus comme un cuisinier expérimenté que comme un être divinement inspiré. Et de plus, qu’est-ce que la réussite des soupes a à voir avec l’annonce de la parole de Dieu ?
D’abord, il faut n’avoir jamais été en face d’une tablée affamée qui découvre que la fondue a tourné, que le gratin a brûlé ou que la tarte aux fruits a été saupoudré de sel, pour dire que c’est un petit miracle sans importance.
Et ensuite, Betty Bossi ou pas, c'est quand même un miracle. Un peu différent, un peu plus simple, mais je crois que les miracles les plus importants sont toujours les plus simples. Quand ça fume ou que ça clignote un peu fort, je me méfie toujours !
Ici, avec Elisée, on a le miracle discret et sympathique. Un miracle de la vie courante; un miracle qui révèle quelque chose de la tendresse maternelle de Dieu à notre égard. Non, il ne nous laisse pas seuls, affamés, face à nos coloquintes immangeables; il est toujours prêt à essayer de nous rattraper ça.
Et c'est peut-être cela le plus essentiel. Non plus le clinquant de la coloquinte, mais la simplicité de la farine, une petite poudre toute grise qui suffit à transformer le plat et le rendre nourricier.
Car la farine est un liant et un épaississant. Lier et épaissir. Quand ma vie ressemble à un drôle de bouillon, quand je me sens divisé, irréconcilié, quand j’en ai gros sur le cœur ou sur l’estomac, ce dont j'ai le plus besoin c'est de quelque chose qui lie et qui épaissit. J’ai besoin de voir ma vie retrouver une consistance, et qui sait même, un certain velouté…
Il faut un peu de tout ça pour que la vie devienne digérable, et bonne à déguster chaque jour. Lier et épaissir. C'est peut-être ainsi que je peux comprendre l'action de Dieu dans ma vie. Dieu, le sage cuisinier qui met de la farine quand je deviens amer. Le Père tout-puissant, mais aussi la grand-mère sagace avec son petit coup de pouce culinaire, son tour de main inimitable, et sa petite poudre de perlimpinpin pour lier et épaissir.
Lier ce qui est dispersé en moi, ce qui part dans tous les sens à force de courir après toutes les coloquintes de la terre. Me rassembler dans l'essentiel, ce qui compte vraiment pour moi, ce qui me fait grandir et m'épanouit.
Et puis épaissir ma vie, lui donner de la consistance, un certain poids. Me ramener du superficiel vers le centre. Alors seulement ce qui était inconsistant peut devenir nourrissant, nutritif, rassasiant!
Mais si Dieu vient ainsi saupoudrer de sa farine nos vies amères, cela signifie que nous avons, nous aussi, vocation à devenir farine pour le monde. On pourrait dire : vous êtes la farine de la terre !
C'est notre vocation que de rendre mangeable le bouillon, parfois amer, de notre monde. C'est le rôle discret, mais essentiel, des chrétiens dans cette société où le clinquant, le nouveau et le rutilant fascinent toujours, et orientent trop souvent nos choix de vie.
Voilà donc un miracle, ou plutôt un acte de bon sens qui n’épate guère, mais qui change tout. Et ce récit nous rappelle que nous sommes appelés à nous laisser enfariner par Dieu comme nous sommes appelés à enfariner le monde pour lui donner un goût de reviens-y ! Vous êtes la farine de la terre.
Amen !