Quant on a la chance d'habiter dans un pays de montagne aussi magnifique que le Valais, quand on a le privilège de pouvoir parcourir ses villes et ses hameaux, ses plaines, ses vallées ses sentiers, ses bisses et ses sommets ; quand on a la joie de se promener dans ses vignobles et ses vergers et peut-être même quand on a la chance de pouvoir y passer quelques jours de congé (ce que je souhaite à chacun ici présent et bien sûr à chacun sur les ondes), eh bien quand on a ce privilège, on ne manque pas d'être interrogé par le thème de la Toute Puissance.
Mais pour ma part, ce n'est pas tant la question de la toute-Puissance de Dieu qui m'interroge devant le spectacle des montagnes valaisannes, mais bel et bien la question de la toute-Puissance de l'être humain. Cela vous paraît paradoxal ? Permettez que je m'en explique. Bien sûr le spectacle de la Nature reflète pour le plus grand nombre, et pour moi aussi, la grandeur du Créateur et la puissance de son désir qui fait surgir la vie du tohu-bohu originel. Bien sûr, je suis comme beaucoup émerveillé devant les beautés qui m'entourent, ne fut-ce que devant ces mélèzes centenaires qui gardent notre chapelle, et accessoirement la couvre aussi d'aiguilles ! Mais je suis plus encore émerveillé par le travail que l'être humain a effectué et qu'il continue à accomplir pour rendre ce pays habitable selon ses désirs.
Regardez le grand bisse de Vex qui passe à proximité : que d'efforts, que de persévérance et que d'espérance active pour permettre aux prairies les plus sèches d'être régulièrement irriguées !
Considérez la route qui vous a permis de monter ici ; elle aussi a nécessité une somme de travaux que chaque hiver oblige à recommencer. Le moindre pont (et il y en a en Valais), le plus petit hameau et bien sûr les travaux colossaux comme le contrôle du Rhône qui a transformé une plaine marécageuse en vergers ou comme les barrages hydroélectriques dont la construction opiniâtre fournit à l'être humain l'électricité qu'il ne cesse de consommer de manière croissante ; tout cela reflète la capacité de l'être humain à maîtriser le monde qui l'entoure.
Décidément quand je vois l'environnement de ce début de 21ème siècle, que ce soit en montagne ou ailleurs d'ailleurs, ce n'est pas tant à la toute-puissance divine que je pense, mais bel et bien à celle de l'être humain. Oui je pense aussi à cette toute puissance dans le domaine médical, technique, scientifique ; elle qui s'étale chaque jour devant nos yeux pour le meilleur parfois, mais hélas aussi souvent pour le pire. Ce que le psalmiste pressentait lorsqu'il s'exclamait à propos de l'être humain : Tu en a fait presque un ange ! se réalise pleinement sous nos yeux chaque jour.
Cette toute puissance de l'être humain est bien réelle, elle est bien fascinante, tout à la fois attrayante et nous gonflant d'orgueil et en même temps inquiétante dans ses conséquences pour l'avenir même de l'humanité ! J'en cite ici trois exemples pour mémoire.
- La situation de l'environnement sur notre petite planète est sans doute l'exemple le plus inquiétant : l'ignorance, la bêtise, la cupidité et le désir du toujours plus ont conduit les cycles de vies aux limites de la rupture. Des espèces animales et végétales disparaissent, des paysages se transforment, des climats se dégradent ; sans compter tous ces poisons que nous ne voyons pas, mais qui s'accumulent dans les nappes phréatiques, dans l'eau des ruisseaux, au fond des mers et jusque sur les glaciers de nos montagnes et qui constituent de véritables bombes à retardement pour l'avenir de notre planète.
- L'exemple qui me touche personnellement le plus est celui de l'accumulation des traumatismes causés par la succession des guerres qui ravagent chaque jour notre planète. Depuis un certain 11 septembre, plus un continent n'est épargné par cette accumulation de haine, de mépris, de tortures, de fanatisme, bref de la bêtise humaine la plus primaire, de celle qui fait dire, contrairement au psalmiste, que l'être humain est plus proche de la bête que de l'ange, et encore je me demande si ce n'est pas insultant pour la bête de dire cela.
- Le plus positif des trois exemples est sans doute l'actuelle réflexion sur la 3ème correction du Rhône en cours actuellement en Valais qui montre clairement que les spécialistes renoncent à maîtriser de façon absolue le cours et surtout le débit du Rhône en mettant en oeuvre des moyens techniques supplémentaires comme des digues plus hautes et plus solides. Au contraire ces mêmes spécialistes semblent dirent que des limites ont été franchies dans ce domaine et qu'il faut revenir en arrière en se donnant les moyens, non pas d'empêcher les inondations, mais d'en atténuer les conséquences en les dirigeant vers des zones prévues à cet effet. Voilà ce qui pourrait ressembler aux prémices d'une réflexion sur la toute puissance de l'être humain dans le respect de ses limites.
Aujourd'hui tout le paradoxe de la situation de l'être humain est là : jamais il n'avait semblé si puissant et jamais il n'a paru aussi limité dans sa puissance. Aujourd'hui, l'humanité, et chacune et chacun d'entre nous, faisons l'expérience difficile de nos limites, en nous cohabitent sentiment de puissance et d'impuissance. Après avoir rêvé, peut-être un peu rapidement qu'il était un surhomme, voilà que l'être humain se découvre à nouveau des limites et il s'interroge.
Pendant longtemps, dans la civilisation dite chrétienne (et dans d'autres aussi d'ailleurs) c'était Dieu qui fixait les limites de la puissance humaine. Quand on voulait qualifier Dieu, il suffisait de regarder aux limites de l'humain. Dieu expliquait toutes les inconnues, remplissait toutes les cases vides de notre savoir et de notre action. Que surgissait un phénomène inconnu ou terrifiant : C'était Dieu ! Que s'abattait une maladie nouvelle, encore Dieu ! Que se répandait une nouvelle bénédiction ou une nouvelle contrainte, toujours Dieu ! Dieu était considéré comme le principe qui expliquait tout.
L'être humain était essentiellement limité par Dieu. Puis sont venues les grandes percées scientifiques qui repoussaient chaque fois davantage Dieu dans les cordes pour tenter de le faire disparaître. Lavoisier, un éminent savant français ne disait-il pas à propos de l'origine du monde : Dieu ? Je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse ! Voilà ce que les progrès scientifiques et techniques ont fait de Dieu : une hypothèse, une option tout juste bonne à remplir encore temporairement une case vide du savoir humain.
Alors maintenant que ce savoir déchante, qu'il étale toutes ses limites, qu'il fait la preuve quotidienne de ses faiblesses, faut-il s'en réjouir, en tant que chrétien, et y voir la revanche de Dieu ? et s'extasier : Dieu est de retour ? tout en se gargarisant : on vous l'avait bien dit !
Non, non et non ! Non car Dieu - tout au moins le Dieu dont la Bible porte le témoignage et nous retransmet l'écho - n'est pas une béquille destinée à supporter provisoirement les errements de la raison humaine. Dieu n'est pas un concept plus ou moins abstrait, il n'est pas une idée, une option, une hypothèse aussi théologico-scientifique que l'on veut. Dieu, pour la Bible, n'est pas naturel.
Le Dieu, auquel la Bible rend témoignage, ce Dieu qui nous accueille et nous rassemble ici et maintenant dans cette chapelle comme sur les ondes, ce Dieu que chante le psalmiste comme l'hymne aux Philippiens, ce Dieu c'est d'abord une personne, un être de relations, parlant et agissant, dont l'action et la parole culminent, non pas le spectacle de la toute puissance de la nature et de ses terrifiants défis, non pas dans le spectacle de destinées historiques grandioses, mais plus simplement et plus fondamentalement dans un humain justement : Jésus de Nazareth.
C'est, bien sûr, Dieu qui limite la toute puissance de l'être humain, pour la Bible comme pour beaucoup de réflexions actuelles. Mais ce n'est pas en étalant les attributs de la puissance divine que la Bible montre les limites humaines, mais bel et bien en chantant (comme dans l'épître aux Philippiens) la glorieuse destinée d'un être humain dont la figure marque la limite nécessaire de chacune et chacun d'entre nous. Ce qui limite la puissance de l'être humain, c'est le Christ : visage véritable de Dieu, mais surtout projet d'humanité pour chacune et chacun d'entre nous. Car la limite que nous propose le Christ ne se contente pas de nous dire stop, pas plus loin ; elle n'en serait que frustration et n'engendrerait que colère. Le Christ est aussi un projet pour notre humanité et son besoin d'avancer, d'évoluer, de progresser.
C'est lui, Jésus de Nazareth que l'apôtre Paul chante. Lui qui n'a pas cherché à repousser Dieu aux confins de la raison ou encore à s'attribuer par ses prouesses personnelles les caractéristiques de la Puissance divine (ce qui revient au même), mais qui a vécu avec Dieu en partenaire (en communion comme dit la tradition chrétienne) pour s'épanouir dans une humanité véritable.
Lui le Christ, dans son humanité même avec ses faiblesses et parmi elles la faiblesse suprême que représente la mort, lui le Christ est la limite et en même temps l'horizon à atteindre pour notre propre humanité.
Car s'il y a bien une limite à la toute puissance humaine, c'est le Christ qui la pose en nous montrant le visage de l'innocent dénudé que l'on écrase et en nous redisant : Dieu est là du coté du petit exploité et sans avenir, humilié et torturé. Oui Dieu nous limite, mais non pas en manifestant sa puissance, mais bel et bien en choisissant de se tenir au coté du plus faible.
Et s'il y a bien un horizon d'avenir à l'action de l'humanité, et ce en dépit des prévisions et des discours catastrophiques et l'absence globale d'espérance, c'est le Christ qui figure cet horizon à atteindre. Dans son regard sur chacune de nos vies, dans sa vie en communion avec son Père, il nous dit tout le projet du Créateur pour nous. Un projet d'une humanité véritablement humaine.
Devant les défis écologiques, technologiques, politiques, sociaux sans nombre qui s'accumulent devant nous, l'être humain a besoin d'un projet, d'une direction et je crois que cette voie c'est le Christ qui l'ouvre : un Christ tout humain, entièrement tourné vers le plus petit, vers le plus faible. C'est dans l'attention au plus petit, c'est-à-dire à chacun de nous que la puissance de Dieu et celle de l'être humain se rencontrent.
Alors la toute puissance de l'être humain aura encore un avenir, quand, à l'image du Christ, elle acceptera de devenir une puissance au service du plus faible. Amen !