Les serments

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Le mois de février qui s’achève a été marqué, comme de coutume, par la tâche de la déclaration d’impôts. Il a bien fallu remplir les cases blanches de ce document, y inscrire des chiffres censés traduire notre situation personnelle. Comme dans un jeu de l’oie, quelques flèches éparses permettaient d’accélérer la progression vers l’arrivée, même si la déclaration d’impôt, hélas, ne se remplit pas simplement en lançant un dé ! Le jour de ce travail, vous vous souvenez soudain que vous portez, entre autres casquettes, celle d’un contribuable (ou d’une contribuable).
Cela dit, la déclaration d’impôt a-t-elle une place dans l’année liturgique ? Elle n’a semble-t-il pas retenu l’attention des générations de chrétiens qui nous précèdent, et je ne pense pas avoir beaucoup de succès si un jour je soumets l’idée à une commission de liturgie. Pourtant, la déclaration d’impôt est l’occasion de se remémorer avec vigueur notre manière de communiquer entre nous, humains. L’occasion de remarquer à quel point nous nous plaçons les uns vis-à-vis des autres comme des contribuables, et cela pas seulement pendant le mois de février. Car ce qui prend du temps et qui peut parfois nous tourmenter dans cette période de la déclaration d’impôts, ce n’est pas tant la déclaration elle-même que tout ce qui va autour.
Souvenez-vous : les fameuses pièces justificatives. Cette autre catégorie de documents, indispensables, prévues pour justifier que tout ce que vous déclarez sur le papier correspond à la réalité. Chaque chiffre qui figure sur la page principale doit être justifié par une attestation. Une preuve en papier qui vaut de l’or. Des preuves pour justifier chacune de vos déclarations. Notre système administratif tout entier fonctionne ainsi. Au point que la démarche nous est devenue complètement familière.

Or, il se pourrait que le système déteigne sur nos relations entre personnes. Presque chaque jour qui passe, nous sommes tenus de prouver que ce que nous disons est vrai.
Signatures, numéros d’identifications personnels, il faut un élément externe pour justifier, sinon, c’est pas valable.
Il se pourrait qu’imperceptiblement nous en arrivions à calquer nos relations sur ce modèle, que, progressivement, nous nous focalisions sur les pièces justificatives. Et quand il s’agit de notre foi en Dieu, nous nous surprenons encore à exiger des pièces à convictions.
C’est de cela que parle l’évangile de ce jour. Il évoque ces serments que nous prononçons lorsque nous manquons justement de preuves pour attester la vérité de nos dires : « Je te jure que c’est vrai, sur la tête de ma mère ! Dieu m’en est témoin, je te dis la vérité ! Je t’assure, c’est ce que j’ai vu... j’en mets ma main à couper. »
Un serment ? c’est une sorte de pièce justificative dont on se sert lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens. Un serment est un papier virtuel, si on veut, qui permet d’attester alors qu’on n’a pas d’attestation. Jésus affronte cette manière de communiquer : « Ne jurez ni par le ciel ni par la terre ! », dit-il. Ce n’est pas qu’il veuille forcément imposer une interdiction. Il suggère plutôt qu’on se penche sur ce que le serment signifie, sur ce qu’il dissimule.
Le serment, pour peu qu’on y prête attention, soutient une certaine façon de communiquer, une manière d’entrer en relation. Le serment est là quand la confiance ne règne pas. La confiance en soi et la confiance en les autres.
La confiance, ce qui manque au contribuable. Il s’en méfie. Le contribuable apprécie finalement la pièce justificative : il reconnaît le confort qu’elle procure.
Mais le serment nous trompe, rétorque l’évangile ; il cherche à faire croire, il vise à convaincre. Le serment est un réflexe administratif ; il règne au pays de la méfiance. Pourquoi prononcer des serments sinon pour qu’on nous croie ? « Non, non, je te jure, je te jure, c’est pas moi ! Je te jure que c’est la vérité »

Pire, en évacuant les questions qui pourraient éventuellement nous travailler, le serment, ce coquin, est assez doué pour nous convaincre nous-mêmes ! Quand un doute me titille, je n’ai qu’à jurer mes grands dieux et je finirai par être sûr de moi.
Les serments et autres déclarations solennelles se paient notre tête, déclare Jésus, ils sont capables de dissimuler un malaise, ils viennent à bout de toutes nos questions légitimes et de toutes nos saines hésitations. C’est pourquoi il ajoute : « Que votre oui soit oui, et que votre non soit non. »
Oui, non. Deux mots si petits, et pourtant si denses. Deux mots si vite prononcés et pourtant de si longue portée. Le oui et le non, contrairement au serment, ne se prononcent pas du bout des lèvres. Ils arrivent du fond cœur. Ils se portent bien au pays de la confiance. Ils me respectent, et ils respectent mon vis-à-vis.
Traiter les oui et les non que nous prononçons avec un esprit libre ; sans fioritures, sans détour, sans ambages : « J’ai bien réfléchi : c’est non !» Ou « Je suis au clair : c’est oui. ».
Le oui et le non : trois lettres qui viennent de loin et qui portent loin. Le oui et le non, ces mots qui permettent une communication nette. Ils nous débarrassent de notre casquette de contribuables et font de nous des compagnons.

En ce temps de la Passion qui s’ouvre, nous nous souvenons de ce qui est arrivé à Pierre, le disciple de Jésus, la nuit du reniement. Devant le feu, après qu’on l’eût interrogé sur ses liens avec Jésus, il répondit : « Je le jure, j’en fais le serment, je ne connais pas cet homme. » Le serment lui a rendu service ce soir-là. Pierre n’aurait jamais pu, en ces circonstances si particulières, se contenter d’un simple oui ou d’un simple non. Il n’en avait pas même la possibilité, la pression était trop forte.
Ce soir-là, Pierre s’est comporté en homme administratif et pragmatique : il fallait apporter les déclarations et les pièces justificatives appropriées. Nous n’allons pas l’accabler. Le serment lui a sauvé la vie.
Le système administratif est ainsi organisé qu’on ne vous croira pas sans preuves ou sans signatures. C’est une forme de protection. Il n’y a pas lieu ici de mettre ce système en cause.
Cependant, l’évangile a l’avantage de nous laisser entrevoir une autre voie. La communication administrative n’est pas la seule qui vaille. Notre communion avec Dieu et avec nos semblables peut se dérouler sur un mode plus simple : le mode de la confiance, le mode du compagnonnage.
La communauté chrétienne de Corinthe, avons-nous entendu, avait connu des anicroches et des disputes importantes. Grâce à la diligence de Tite, l’ami de l’apôtre Paul, les conflits ont pu s’apaiser. Il a fallu pour cela qu’on clarifie, qu’on laisse tomber les discours justificatifs, afin de reprendre confiance.

Pour l’apôtre Pierre, quelques jours après son reniement, l’occasion lui est venue de prononcer un oui simple. Le oui d’un compagnon. Le oui d’un homme libre. Ce oui du cœur l’a libéré de son reniement solennel. N’est-ce pas ce à quoi nous aspirons ? N’être plus obligés de gagner la confiance des autres ? Pouvoir s’exprimer librement, en harmonie avec soi-même ? Dire oui, quand dans notre tête, c’est oui, et dire non quand dans notre tête, c’est non ?
Souvenons-nous d’une chose : notre casquette de contribuables n’est pas vissée sur notre tête, cet habit ne nous colle pas à la peau. On peut vivre sans preuves, sans signatures, sur la simple confiance. Notre prière se fait sans papier, notre communion se fait sans preuves, notre foi se vit sans pièces à convictions.
La possibilité de parler autrement existe donc. L’évangile de ce jour nous aide à ne pas oublier que nous pouvons dire oui ou dire non sans besoin de se justifier, et cela durant tous les mois de l’année fiscale.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Renée Wahl
Musique
Marie-Anne Chenaux, violon; Jean-Claude Hurni, basse