Un regard panoramique sur notre vie

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Nous vivons dans un pays qui se prête à la promenade et on compte, parmi ses habitants, pas mal d’amoureux du paysage. Sur les itinéraires balisés, certains endroits sont particulièrement recherchés, comme les belvédères, ces lieux où la vue s’élargit, ces balcons naturels que nous offrent les sommets et qui permettent au promeneur de contempler un panorama de lacs, de montagnes et de cols.
Or, le plaisir du promeneur est mené à son comble lorsqu’il découvre, au terme de sa dure ascension, le front en sueur, une table d’orientation offerte à son regard. Les tables d’orientation, ce sont ces reproductions du paysage en miniatures, gravées dans le cuivre ou la pierre ou simplement mises en vitrine et placées devant nos yeux comme un pupitre.
La plaque reproduit en petit le paysage qui s’étend devant nous. Mais elle fait mieux : chaque sommet, chaque lac, chaque village y est recensé. Les souvenirs de géographie qui se bousculaient dans notre mémoire d’écoliers se fixent soudain dans la réalité. L’Eiger le Mönch et la Jungfrau, les Dents du midi, le Moléson : tout cela, c’est pas du chiqué, ça existe !
La table d’orientation attire même notre attention sur des détails qui auraient échappé à notre vigilance. Sur les marges de la plaque, on nous indique encore la direction des villes lointaines : Paris, Munich, Johannesburg, Sydney, Marrakech… Je ne sais si c’est dû à l’altitude ou à l’épuisement de la marche, mais dans ces moments, il s’en faut de peu qu’on ait l’impression d’embrasser la planète tout entière ! Les dimanches après-midi ensoleillés, il arrive qu’on fasse la queue pour profiter de la place devant la plaque.

Si les tables d’orientation ont tant de succès, c’est peut-être qu’elles permettent d’unir deux plaisirs différents :
- la joie des sens à travers la contemplation du paysage et
- la satisfaction de l’esprit à travers l’observation des sommets.
Pour ce qui concerne notre vie, une table d’orientation nous rendrait certainement de grands services. Nous aimerions bien avoir à disposition une plaque panoramique qui nous aide à mettre un nom sur les expériences qu’il nous est donné de faire, à les situer, à les replacer dans leur contexte.
Dans la bibliothèque des Écritures bibliques, nous avons un livre qui y ressemble : le livre de l’Ecclésiaste, duquel était tirée la lecture de tout à l’heure. Les pensées et les observations de ce promeneur de l’Antiquité sont autant de commentaires sur la vie. L’Ecclésiaste cherche à mettre un nom sur ses propres expériences ; il décrit l’existence comme on décrirait un paysage. Sans mauvais jeux de mots, disons que l’Ecclésiaste est un auteur qui éprouve le besoin de prendre de la hauteur. Et à l’entendre, il est vraisemblablement passé par les sommets ensoleillés autant que par les vallées brouillardeuses.
Mais les constats qu’il fait ont de quoi déconcerter : « Mieux vaut le chagrin que le rire », s’exclame-t-il par exemple. Ou encore : « Mieux vaut se rendre dans la maison où l’on pleure un mort que dans celle où se tient un banquet. La mort est la fin de tout homme et il est bon que chacun s’en souvienne. »
Il semble que, dans tout ce passage, l’Ecclésiaste aligne les constats moroses. Comme s’il était fasciné par le malheur, comme s’il s’y complaisait. Mais cette impression première nous trompe certainement sur ses intentions. L’Ecclésiaste a observé, en effet, que certaines expériences dites négatives peuvent revêtir soudain quelques couleurs chaudes et, qu’à l’inverse, les expériences annoncées comme positives sont quelques fois teintées de grisaille.
Je trouve que l’Ecclésiaste fait preuve de clairvoyance. Il n’est pas un rabat-joie, il est un orienteur qui aide à regarder autrement les sommets ensoleillés et les vallées brouillardeuses. À son époque déjà, semble-t-il, on avait pris l’habitude de mettre des étiquettes sur les expériences, afin d’en indiquer la valeur. Certaines expériences étaient annoncées comme infiniment redoutables et d’autres comme infiniment plaisantes.
Mais, remarque l’Ecclésiaste, la vie nous fait passer par les unes comme par les autres, et les manœuvres que nous effectuons pour nous épargner les plus difficiles ne réussissent pas à tous les coups. De sorte que le brouillard risque un jour de nous atteindre, écrit-il, et ce n’est pas nous, habitants des régions lacustres, qui allons le contredire.
Par le biais de la publicité qui remplit nos rues et nos logis, les médias montrent que les conceptions traditionnelles n’ont guère évolué. On met les mêmes étiquettes sur les mêmes expériences. La réussite continue d’être associée à l’amoncellement d’objets et les spots qui vantent les mérites de la simplicité ne se multiplient pas.
De même, ce que nous propose le journal télévisé est toujours en noir et blanc (malgré que nos petits écrans soient en couleur !) Les journalistes continuent à s’intéresser aux situations extrêmes : les triomphes ou les tragédies ; les exploits ou les forfaits. La vie quotidienne et banale – pourtant celle du plus grand nombre – n’y tient aucune place.

Ainsi donc, la publicité relayée par les infos du soir ne se lasse pas de nourrir les opinions courantes sur les expériences de la vie. On nous ressert presque à chaque fois les mêmes idées sur ce qui est réussi et sur ce qui est raté, sur ce qui donne des raisons de se réjouir et sur ce qui fournit de quoi se plaindre. Il est devenu difficile d’avoir un autre point de vue.
On sait pourtant que ce n’est pas toujours exact. Par exemple : les nouvelles du soir nous présentent régulièrement les populations des pays du Sud en situation de grande détresse. On en conclut naturellement que le bonheur n’est pas imaginable en dehors de notre mode de vie occidental. Pourtant, nous le savons, les populations plus démunies savent apprécier la vie autrement que nous. Nous voyons aussi, lorsque nous visitons nos frères asiatiques, africains ou sud-américains, l’infinie richesse de ceux qu’on nous présente si souvent comme misérables.
Autre exemple : notre monde industrialisé fait son possible pour repousser la mort. Il la reporte dans le temps. Il tâche de la cacher dans l’espace. Ces moments redoutables qui entourent la mort peuvent pourtant déboucher sur des instants intenses de fraternité et de solidarité. Il serait bien qu’on en parle.
Face à ces quelques réalités brièvement évoquées, la table d’orientation que propose l’Ecclésiaste se révèle pertinente. La fin de la vie est aussi l’heure du bilan, susurre-t-il, et le regard sur une vie passée peut aussi conduire à vivre des moments intenses et réconfortants.
Le regard de la sagesse regarde tout. Les sommets autant que les vallées, et il nous munit, en même temps, d’une excellente longue-vue. Une lunette d’approche qui nous permet de remarquer les couleurs vives qu’il y a dans les bas-fonds autant que la grisaille qui voile les sommets.
Si tu envies ton frère qui a du pouvoir, rappelle le sage, n’oublie pas que son pouvoir peut aussi le conduire dans un grand désarroi. Si tu déplores un échec personnel, n’oublie pas qu’il est aussi possible de l’ajouter dans ton carquois. Si tu penses savoir des choses, attends-toi à être contrarié.

Bref, la table d’orientation de l’Ecclésiaste est tout en nuance. Elle dessine une géographie délicate de l’existence, sans prétendre en élucider les énigmes. Elle offre de la vie une vue à la fois panoramique et rapprochée.
La pièce musicale que le Chœur d’hommes du Bas-Vully nous interprétera tout à l’heure relate la prière du brigand repenti sur la croix. Or dans ces instants cruels, le Christ se met à lui répondre, étonnamment : « Aujourd’hui, avec moi, dans le paradis. » L’apôtre Paul, dans ses écrits, signale que la Passion du Christ, – l’expérience négative par excellence – constitue aux yeux de beaucoup un échec, mais, ajoute-t-il, le regard de la foi nous permet de lire dans cet événement l’amour fou de Dieu pour sa création.
En compagnie du Christ, c’est nous qui nous mettons à dessiner le paysage de nos vies. Et quand on tient la plume, personne ne nous interdit d’y mettre des couleurs différentes : le ciel peut se teinter de rouge, les sommets de vert, et les crevasses de rose. Personne ne nous empêche, même, si le cœur nous en dit, d’y ajouter quelques touches d’humour. Qui nous interdit, après tout, de rire de cette mort qui viendra nous reprendre ? Vivre avec elle et s’en moquer peut nous délivrer de la peur qu’elle nous inspire.
La vie spirituelle met des couleurs différentes aux paysages de nos vies. Le sommet, c’est peut-être la joie de découvrir autre chose que les bonheurs programmés de la publicité. Le sommet, c’est peut-être sentir cet amour fou qui porte notre existence.

Nous arrivons au terme de cette prédication. Il va falloir quitter notre belvédère, entamer la descente. Mais nous garderons le souvenir de ce panorama magnifique qui se déployait sous nos yeux. Et nous nous souviendrons aussi de cette table d’orientation, un peu différente des autres, qui permet d’apprécier avec tant de finesse le paysage animé de nos petites vies.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Antoinette Stücki
Musique
Christiane Grand et Alain Stücki, trompettes;
Choeur d'hommes du bas-Vully, dir. Jean-Claude Hurni, basse